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Full text of "Revue des deux mondes :"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES. 


IMPRIMERIE  DE  LA  SOCIÉTÉ  TYPOGRAPHIQUE  BELGE, 

AD.    WAIILEN    ET    C". 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES, 


AUGMENTEE 

n'ARTICLES  CHOISIS  DANS  LES  MEILLEURS  REVUES  ET  RECUEILS 
PÉRIODIQUES. 


TOME  PREMIER.  —  1842. 


&nxxdic^, 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDE.S  , 

r.l'E  FOSSÉS-Al;X-l,OKPS ,  N"  74. 

d842 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/v1revuedesdeuxmond1842brux 


DINE  COURSE 


LASIE  MINEURE. 


LETTRE   A    M.   SAINTE-BEUVE. 


Mon  cher  ami, 

Après  le  plaisir  de  voyager,  le  plus  grand  est  de  raconter  ses  voyages;  mais  le 
plaisir  de  celui  qui  raconte  est  rarement  partagé  par  celui  qui  écoute  ou  qui  lit. 
Aujourd'hui  uul  pays  n'est  nouveau,  tout  le  monde  a  été  partout,  et  il  faut  avoir  au- 
tant de  confiance  que  j'en  ai  dans  voire  amitié  pour  oser  vous  adresser  le  récit 
d'une  course  en  lonie  et  en  Lydie.  Je  n'ai  qu'une  excuse  :  celte  course  dans  un 
pays  un  peu  moins  connu  que  l'Italie  et  la  Grèce  m'a  intéressé  vivement;  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  que  mon  récit  intéresse  les  autres,  mais  c'en  est  une  pour  moi 
de  chercher  à  communiquer  à  un  ami  le  plaisir  que  j'ai  éprouvé,  et  de  ne  pas  lui 
dérober  sa  part,  comme  dirait  Montaigne.  Ayant  ainsi  fait  la  paix  avec  ma  con- 
science, qui  murmurait  un  peu  quand  j'ai  pris  la  plume  pour  écrire  des  impressions 
de  voyage,  je  cède  à  la  tentation,  aux  mauvais  exemples,  et  je  commence  mon 
odyssée,  qui  ne  sera  pas  longue,  heureusement. 

Ayant  une  quinzaine  de  jours  devant  nous,  Mérimée  et  moi,  nous  formâmes  le 
projet  d'aller  de  Smyrne  à  Ëphèse,  de  pousser  jusqu'à  Magnésie  sur  le  Méandre,  où 
les  ruines  du  temple  ionique  de  Diane  offraient  une  tentation  puissante  à  notre 
ami,  grand  amateur  et  vrai  connaisseur  en  fait  d'architecture  hellénique,  puis  de 
gagner  Sardes,  où  il  y  avait  encore  des  chapiteaux  ioniques  à  voir,  et  de  revenir 
de  Sardes  à  Smyrne.  Ce  voyage,  qui  n'est  pas  considérable,  avait  bien  pour  nous  ses 

T0:>1E    i.  1 


6  UNE    COURSE 

difficultés;  nous  ne  trouvions  personne  à  Smyrne  qui  eût  été  directement  de  Ma- 
gnésie à  Sardes  ,  les  guides  qui  connaissaient  le  chemin  étaient  absents  ou 
malades;  le  seul  que  put  nous  procurer  l'infatigable  obligeance  d^;  M.  le  baron  de 
Nerciat  n'était  jamais  allé  plus  loin  qu'Épbèse.  Ce  guide  nous  fut  recommandé 
comme  Français,  mais  il  n'avait  de  français  que  le  nom,  Marchand,  comme  le  valet 
de  chambre  de  Napoléon  :  du  reste,  une  étrange  figure  qui  tenait  du  Juif,  du  Turc 
et  du  nègre;  parlant  fort  bien  le  turc  et  le  grec,  mais  le  français  très-peu.  Force 
nous  fut  de  nous  mettre  en  route  avec  ce  singulier  personnage  et  le  postillon  turc 
Ahmet,  qui,  lui  nou  plus,  n'avait  jamais  entendu  parler  de  Sardes.  Nous  voilà  donc 
partis  à  la  grâce  de  Dieu,  pour  faire  une  centaine  de  lieues  dans  un  pays  dont 
nous  ne  connaissions  pas  la  langue,  avec  des  guides  qui  ne  connaissaient  pas  le 
chemin. 

Sur  le  cheval  qui  marche  à  la  tête  de  notre  petite  caravane  est  Ahmet,  garçon 
d'une  jolie  figure,  d'une  égalité  d'humeur  inaltérable,  avec  un  certain  air  de 
dandy  turc  et  le  flegme  à  toute  épreuve  d'un  vrai  musulman,  le  turban  sur  le  côté 
de  la  tête,  poignard  et  pistolets  à  la  ceinture,  et,  en  manière  de  bottes  de  postillon, 
de  grands  pantalons  de  laine  biodée  qui  ne  couvrent  que  le  devant  de  la  jambe  et 
tombent  sur  le  pied;  il  tient  négligemment  la  bride  du  cheval  qui  porte  les  ba- 
gages. Nous  suivons  sur  des  montures  d'assez  pauvre  apparence.  Nous  nous  sommes 
pourvus  d'armes  offensives,  porte-respect  dont  nous  n'aurons  pas  à  nous  servir, 
mais  qui  fait  partie  du  costume  de  voyage  et  tient  lieu  de  passeport  ;  je  me  trompe, 
nous  avons  un  boiirourcli,  délivré  par  le  pacha  de  Smyrne  (  on  nomme  ainsi  le  fir- 
manque  donnent  les  autorités  locales),  et  deux  Ichéskerés,  avec  nos  signalements. 
Celui  de  Mérimée  porte  :  cheveux  de  tourterelle  eiyeux  de  lion.  Comment  pourrait-on 
se  tromper  sur  l'identité  d'un  voyageur  aussi  bien  caractérisé?  Enlin,  tantôt  der- 
rière nous,  tantôt  sur  nos  flancs,  tantôt  en  tète  à  côté  du  postillon,  trotte  l'honnête 
Marchand  en  veste  noire  et  pantalon  noir  un  peu  blanchi  par  le  temps,  le  fez  rouge 
sur  la  tête,  les  guêtres  de  cuir  aux  jambes,  à  la  ceinture  un  coutelas  qui  ne  doit 
être  redoutable  qu'aux  poules  destinées  à  nos  soupers  :  trop  heureux  Marchand, 
quand  je  lui  permets  de  ceindre  le  sabre  d'ordinaire  suspendu  au  pommeau  de 
ma  selle!  Il  va  et  vient  d'un  air  qu'il  s'efforce  de  rendre  afi'airé,  et,  comme  beau- 
coup de  gens,  il  est  d'autant  plus  disposé  à  faire  l'important  qu'il  se  sent  plus 
inutile.  Ainsi  accoutrés,  et  la  pluie  menaçant,  nous  nous  mettons  en  route.  Nous 
traversons  d'abord  lentement  les  rues  étroites  et  tortueuses  de  la  ville  de  Smyrne, 
auprès  desquelles  nos  rues  de  la  Cité  sont  d'une  largeur  fort  honnête;  assez  em- 
barrassés quand  dans  ces  rues,  dont  un  grand  nombre  pourraient  bien  s'appeler 
des  allées,  nous  trouvons  des  files  de  chameaux,  ce  qui  arrive  sans  cesse.  Nous 
passons  par  le  quartier  turc,  entre  deux  rangs  de  fumeurs  assis  ou  accroupis  devant 
les  cafés,  et  nous  arrivons  ainsi  sur  la  hauteur  qui  domine  la  ville  de  Smyrne. 
Ahmet  se  retourne  selon  l'usage  turc,  disant  solennellement  :  Ouroular,  bon 
voyage,  et  nous  voilà  partis. 

Le  premier  jour,  nous  sommes  tout  entiers  à  l'étonnement  que  nous  cause  la 
nouveauté  de  notre  situation,  entrant  dans  un  pays  qui  nous  est  entièrement  in- 
connu, et,  sauf  deux  ou  trois  points  de  notre  route,  n'ayant  aucune  idée  de  ce  que 
nous  allons  rencontrer.  Ce  furent  d'abord  quelques  collines  assez  rocailleuses, 
égayées  de  loin  en  loin  par  un  peu  de  verdure.  A  notre  gauche,  de  belles  monta- 
gnes, presque  point  d'habitations;  de  loin  en  loin,  des  Turcs  voyageant  comme 
nous  achevai  et  bien  armés.  Pour  la  première  fois  nous  avions  le  plaisir  de  nous 


DANS    L  ASIE  MINEUKE.  7 

sentir  en  Orient,  et  ce  plaisir  était  assez  vif  parce  qu'il  était  nouveau;  maintenant 
•ju'il  s'est  usé  par  la  répétition  des  mômes  scènes,  j'ai  peine  à  coniprendre  le 
charme  mêlé  d'un  peu  d'iniiuiétude  que  j'éprouvais  à  voir  s'avancer  ces  hommes 
il  figures  basanées  on  noires,  qui  passaient  silencieusement  en  laissant  tomber  sur 
moi  un  impassible  regard,  et  pour  lesquels  j'étais  si  compléîement  un  étranger, 
puisqu'un  étranger,  un  infidèle,  presque  un  ennemi.  J'aimais  à  voir  les  caravanes 
de  chameaux  défiler  lentement  près  de  nous,  ou  dessiner  à  l'horizon  sur  le  ciel  la 
silhouette  de  leurs  longs  cous  et  la  ligne  bizarre  de  leurs  dos,  à  écouter  le  son 
grave  des  clochettes  qu'ils  balancent  en  marchant  d'un  air  à  la  fois  majestueux  et 
slupide,  assez  semblable  à  rcxi)ression  du  visage  des  Osmanlis.  Du  reste,  une  cer- 
taine tristesse  d'imagination  se  mêlait  à  ce  sentiment  du  lointain,  de  l'isolement  et 
de  la  solitude. 

Vers  le  soir,  nous  passâmes  près  des  montagnes  de  Claros.  Ce  nom  harmonieux 
me  rappelait  que  ce  pays,  aujourd'hui  turc,  avait  été  grec;  que  cette  terre,  aujour- 
d'hui presque  abandonnée,  avait  été  le  théâtre  d'une  civilisation  gracieuse.  Le 
dieu  de  Claros  voulut  nous  montrer  que,  si  son  temple  était  renversé,  ses  traits 
n'avaient  rien  perdu  de  leur  splendeur,  et  il  disparut  derrière  nous  dans  une 
atmosphère  d'or,  mtreus  ApoUo. 

Dans  toute  l'Asie  Mineure,  de  deux  lieues  en  deux  lieues,  on  trouve  un  café 
(kafenet).  Ce  mot  produit  un  assez  singulier  efl'et  dans  ces  solitudes.  Ces  cafés, 
qui  tiennent  lieu  d'auberges,  sont  souvent  des  corps -de-garde.  Quand  on  descend 
de  cheval,  les  soldats  du  poste,  au  lieu  de  vous  demander  votre  passeport,  vous 
apportent  une  petite  tasse  pleine  d'un  café  excellent,  très-chaud  et  sans  sucre, 
avec  une  pipe  allumée.  On  s'assied  sur  une  natte,  on  boit  lentement  ce  café,  on 
fume  voluptueusement  celle  pipe,  puis  on  remonte  à  cheval,  et  on  continue  sa 
route. 

De  café  en  café  et  de  pipe  en  pipe,  nous  arrivâmes  vers  la  nuit  à  Tourbali,  petit 
village  où  nous  devions  coucher.  Tourbali  est  situé  dans  une  plaine  marécageuse 
et  couverte  d'arbustes  ;  l'été,  elle  doit  être  fort  malsaine.  On  nous  avait  beaucoup 
parlé  du  danger  de  passer  une  nuit  à  Ephèse,  nous  en  avons  passé  trois  sans  le 
moindre  inconvénient;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  fût  prudent  d'en  faire  autant  à 
Tourbali,  et  je  conseille  aux  voyageurs  qui  visiteront  Éphèse  durant  l'été  de  s'y 
rendre  par  les  montagnes. 

Tourbali  était  notre  premier  gîte,  et  ce  début  n'avait  rien  d'encourageant.  L'aga 
du  lieu  était  absent;  nous  ne  pûmes  loger  dans  sa  maison;  on  nous  donna  une 
chambre  qui  servait  habituellement  de  corps-de-garde.  Au  moyen  d'une  nalîe, 
sur  laquelle  nous  plaçâmes  nos  tapis  et  nos  couvertures,  nous  finîmes  par  faire  un 
lit  assez  tolérable.  Plusieurs  soldats  du  poste,  parmi  lesquels  il  y  avait  des  noirs 
et  quelques  habitants  de  Tourbali,  vinrent  s'asseoir  sur  leurs  talons  et  nous  re- 
garder en  silence.  Leur  curiosité  était  d'ailleurs  très- discrète;  m'ayant  vu  enve- 
lopper ma  tète  dans  mon  manteau,  ils  pensèrent  que  je  voulais  dormir,  et  sur-le- 
champ  ils  se  retirèrent  .sans  bruit.  Ce  que  j'ai  vu  des  Orienlaux  m'a  donné  l'idée 
d'une  certaine  urbanité  naturelle  différente  de  la  nuire,  mais  qui  ne  manque  point 
de  tact  et  de  délicatesse.  Elle  frappe  d'autant  plus,  qu'on  est  plus  loin  de  l'atten- 
dre de  ces  hommes  à  visages  rébarbatifs,  toujours  affulilés  de  poignards,  de  pis- 
tolets, de  fusils. 

Au  demeurant  les  meilleurs  fils  du  monde. 


8  «NE    COURSE 

La  matinée  du  lenileniain  nous  snflit  pour  gagner  la  plaine  d'Ëphèse.  Sur  notre 
roule,  nous  rencontrâmes  deux  de  ces  tertresque  les  antiquaires  nomment  ^Hw?«/(/.'î, 
et  nous  traversâmes  une  voie  anticiue.  Du  reste,  rien  de  remarquable  jusqu'à  la 
montagne  des  Chèvres,  au  pied  de  laquelle  coule  le  Caïster  : 

Pasceutcm  niveos  hcrboso  flumine  cycnos, 

dit  Virgile;  —  mais  nous  n'y  trouvâmes  pas  plus  de  cygnes  que  M.  de  Chateaubriand 
dans  l'Eurotas.  Le  fleuve,  assez  étroit,  coulait  dans  un  lit  argileux,  et  n'avait  de 
poétique  que  son  nom.  Le  mont  des  Chèvres  est  mieux  appelé  ;  j'ai  vu  rarement 
une  montagne  si  abrupte.  Le  château  en  ruines  qui  la  domine  serait  inexpugnable, 
et  produit  d'en  bas  l'effet  le  plus  pittoresque.  Il  n'y  a  rien  de  pareil  sur  les  bords 
du  Rhin.  Marchand,  qui  était  toujours  fertile  en  histoires  tragiques,  nous  assura  que 
cet  endroit  avait  été  le  plus  dangereux  de  la  contrée  :  il  est  vrai  qu'il  nous  en  dit 
autant  de  cinq  ou  six  autres.  Du  reste,  il  paraît  que  le  pays  n'a  pas  toujours  été 
aussi  sûr  qu'il  l'est  maintenant.  Une  heure  avant  d'arriver  à  ce  terrible  mont  des 
Chèvres,  je  demandai  quel  était  le  nom  d'une  charmante  fontaine  qui  se  trouvait 
sur  notre  route.  —  Quau-Tchesmé,  la  Fontaine  du  Sang .  —  Il  est  vrai  qu'à  une 
centaine  de  pas  était  le  Café  du  Bourreau,  Djelat-cafenet. 

Il  ne  reste  de  l'ancienne  ville  d'F^phèse  que  des  ruines,  et  pas  beaucoup  plus  de 
la  ville  lurque  d'Aia-Soluk,  bâtie  sur  une  monlagne  en  regard  d'Ëphèse.  Nous  nous 
logeâmes  dans  une  des  maisons  qui  composent  le  petit  hameau  auquel  Aia-Soluk, 
considérable  autrefois,  a  été  réduite.  Devant  noire  porte  était  une  mosquée  aban- 
donnée qu'ombragent  de  beaux  arbres  ;  on  y  voyait  quelquestombes,  une  jolie  fon- 
taine, et,  à  côté  de  cette  fontaine,  une  espèce  de  plate-forme  peu  élevée,  réservée 
pour  la  prière  et  tournée  du  côté  de  la  Mecque.  De  pieux  musulmans  venaient  s'y 
prosterner,  et  adresser  leurs  oraisons  en  se  dirigeant  vers  la  sainte  Caabn.  C'étaient 
ordinairement  des  vieillards  qui  se  livraient  à  ces  pratiques  religieuses;  en  général, 
il  nous  a  semblé  que  la  foi  n'était  pas  très-énergique  chez  le  grand  nombre.  Nous 
n'avons  presque  jamais  surpris  le  plus  léger  mouvement  de  fanatisme.  On  nous  a 
assuré  que  si  le  jeûne  du  Ramazan  s'observait  extérieurement,  par  crainte  de  l'au- 
torité, disposée  à  punir  le  scandale,  il  ne  s'en  commettait  pas  moins  secrètement 
beaucoup  d'infractions  au  rigoureux  précepte  qui  défend,  durant  tout  un  mois,  de 
manger,  de  boire  ou  de  fumer  entre  le  lever  et  le  coucher  du  soleil.  Pour  Ahmet,  je 
ne  lui  ai  jamais  vu  faire  sa  prière;  il  était  Ito[)  jeune-Turquie  pour  observer  scru- 
puleusement les  préceptes  de  la  loi.  Le  Ramazan  allait  commencer;  nous  lui  de- 
mandâmes s'il  comptait  l'observer.  —  Quand  vient  le  Ramazan,  répondit-il,  je 
ferme  les  portes  et  les  fenêtres  de  ma  maison  pour  l'empêcher  d'entrer.  —  Il  plai- 
santait même,  de  moitié  avec  le  giaour  Marchand,  les  musulmans  plus  rigides,  et 
ceux-ci  paraissaient  prendre  assez  bien  la  plaisanterie.  Il  n'hésitait  jamais  non  plus 
à  boire  autant  de  notre  rhum  que  nous  voulions  bien  lui  en  donner.  Quoique  mon 
compagnon  de  voyage  eût  soin  de  lui  représenter  quel  chagrin  il  causait  à 
Mahomet,  il  n'en  tenait  compte,  faisait  un  geste  pour  exprimer  son  indifférence  et 
celle  du  prophète,  et  ne  montrait  d'autre  souci  que  de  ne  rien  laisser  au  fond  du 
verre.  Dans  les  petites  choses  comme  dans  les  grandes,  dans  l'irréligion  rabelai- 
sienne d'Ahmet  comme  dans  l'aspect  délabré  de  Conslantinople,  on  sent  en  Tur- 
quie cette  grande  vérité  -.  l'islamisme  et  les  Turcs  s'en  vont. 

On  ne  retrouve  rien  du  plus  célèbre  monument  d'Ëphèse,  du  fameux  temple  de 


DANS    L'ASIE    MINELHE.  9 

Diane;  il  est  mémo  fort  didicile  de  se  faire  une  iilée  du  lieu  qu'il  occiipail.  Tous 
les  déhiis  sont  évideniuienl  d'une  époiiuc  postérieure,  de  l'époriue  romaine;  mais 
ces  débris  sont  Irès-iniposanls.  La  ville  antique,  étalée  sur  les  pentes  du  mont 
Préon,  d'un  côté  descendait  dans  une  vallée  située  entre  le  mont  Préon  et  te  mont 
Coressus,  et  de  l'autre  s'avançait  dans  une  plaine  magnifique,  embrassée  par  deux 
demi-cercles  de  belles  montagnes  qui  s'ouvrent  et  laissent  voir  la  mer.  La  ville 
lourniiU  son  front  de  ce  côté;  l'acropole  était  située  sur  le  mont  Préon.  De  là,  la 
plaine  marécageuse  et  verdoyante  que  termine  la  ligue  azurée  de  la  mer  se  déroule 
dans  sa  majestueuse  tristesse.  La  nature  de  la  végétation,  les  troupeaux  qui  paissent 
dans  les  liantes  herbes,  la  grandeur  des  ruines,  l'étendue,  la  solitude,  le  silence, 
rappellent  la  campagne  de  Rome;  plus  loin,  quelques  aqueducs  aident  encore  à  ce 
rapprochement  involontaire.  Là  ne  se  trouvent  point  de  ces  détails  élégants  d'ar- 
chitecture qui  appartiennent  à  la  belle  époque  grecque.  C'est  un  autre  âge  de  ruines, 
c'est  l'âge  de  ces  vastes  cités  qui,  après  le  siècle  de  la  perfection,  eurent  un  temps 
de  prospérité,  de  richesse,  de  grandeur,  de  ces  cités  à  la  fois  grecques,  romaines  et 
orientales,  dans  lesquelles  la  beauté  sobre  de  l'art  hellénique  était  étouffée  sous  le 
grandiose  romain  et  sous  le  génie  colossal  de  l'Orient.  Elles  représentent  le  second 
âge  de  la  civilisation  grecque,  telle  que  l'avait  faite  Alexandre  en  mêlant  l'Asie  et 
l'Europe,  le  génie  d'Athènes  et  celui  de  Babjlone.  Il  y  a  ici  quelque  chose  de  Bal- 
bek  et  de  Palmyre. 

Cet  âge  de  fusion  puissante  rappelle  aussi  le  christianisme,  dont  les  clartés  sor 
tirent  de  ce  chaos.  Les  souvenirs  chrétiens  sont  les  plus  grands  souvenirs  d'Éphèse. 
Ils  vont  bien  à  la  majesté  et  à  la  mélancolie  de  ces  lieux.  Selon  la  tradition  des  pre- 
miers siècles,  saint  Jean  l'évangéliste,  la  grande  lumière  d'É|)hèse,  conin>e  l'appe 
lait  l'évêque  Polycrate,  mourut  dans  celte  ville,  qui  était  un  des  sept  flambeaux 
mentionnés  par  l'Apocalypse,  et  on  y  montrait  la  sépulture  du  disciple  bien-aimé. 
Aujourd'hui,  dans  les  flancs  du  mont  Préon,  s'ouvrent  deux  grottes  formidables. 
Quand  on  s'engouffre  dans  leurs  profondeurs,  quand  on  lève  les  yeux  sur  les  rocs 
noirs  et  jaunes  qu'éclaire  à  demi  une  lueur  mystérieuse,  quand  on  remonte  à  la  lu- 
mière par  une  pente  escarpée,  à  travers  ces  roches  qui  semblent  avoir  été  entassées 
pêle-mêle  par  un  cataclysme  subitement  interrompu,  on  se  laisse  aller  à  croire  que 
l'aigle  de  la  vision  a  habité  ce  creux  de  rocher  et  a  eu,  dans  ces  antres  vraiment 
apocalyptiques,  un  avant-goût  des  terribles  révélations  de  Patmos. 

Je  ne  vous  ferai  point  une  description  détaillée  des  ruines  d'Éphèse,  notre  ami 
serait  plus  en  état  que  moi  de  le  tenter;  mais  je  voudrais  vous  donner  une  idée  de 
leur  nombre,  de  leur  étendue  et  de  leur  elfet  poétique. 

Ces  ruines  se  composent  de  vastes  monuments,  les  uns  formés  d'énormes  blocs 
de  pierre  ou  de  marbre,  les  autres  construits  partie  en  marbre  et  partie  en  briques. 
Mérimée  me  faisait  l'emarquer  le  singulier  caractère  de  celte  architecture  à  la  fois 
coquette  et  barbare  qui  semble  l'œuvre  d'un  artiste  grec  travaillant  pour  un  Ro- 
main. La  place  de  plusieurs  temples  est  clairement  indiquée  par  de  nombreux  frag- 
ments de  colonnes,  de  frises,  d'architraves;  sur  la  montagne  sont  creusés  plusieurs 
tombeaux,  dans  l'un  desquels  peut  s'être  passée  la  cosmopolite  aventure  de  la  ma- 
trone d'Éphèse.  Le  stade  est  parfaitement  reconnaissable.  Dans  ce  stade,  à  la  tombée 
de  la  nuit,  tandis  que  nous  écoutions  le  cri  des  loups  et  le  miaulement  des  chacals, 
nous  entendîmes  retentir  le  coup  de  canon  qui  annonçait  l'ouverture  du  Ramazan  : 
singulier  mélange  d'impressions  diverses  !  Une  porte  en  marbre  qui  conduit  au 
stade  est  formée  de  débris  plus  anciens  :  l'un  d'eux  est  un  bas-relief  funèbre  rc- 


10  ï^NE  counsE 

présentant  un  guerrier  à  cheval,  et  un  serpent  enroulé  autour  d'un  arbre  comme 
Satan  dans  les  Loges  de  Raphaël  et  à  la  chapelle  Sixtine  ;  d'autres  portent  des  in- 
scriptions grecques  et  latines.  On  voit  déjà  les  procédés  de  la  barbarie  parmi  toute 
cette  magnificence.  Le  théâtre,  adossé  à  la  montagne,  regardait  la  plaine.  Quelques 
gradins  subsistent  encore  ;  les  deux  extrémités,  par  lesquelles  la  scène  touchait  aux 
gradins,  sont  également  conservées.  Sous  l'une  d'elles  est  une  construction  cyclo- 
péenne,  reste  d'un  âge  beaucoup  plus  ancien,  avec  une  porte  semblable  à  celle  du 
souterrain  de  Tirinlhe.  Tandis  que  nous  contemplions  d'en  bas  l'hémicycle  du 
théâtre,  il  était  rempli  par  un  troupeau  de  chèvres  noires  ;  un  petit  chevrier  turc 
sifflait  assis  sur  un  débris;  une  immense  volée  de  corneilles  décrivait  de  longs  cir- 
cuits dans  les  airs.  Vers  la  montagne,  le  ciel  était  pluvieux  et  grisâtre,  etd'un  éclatant 
azur  du  côté  de  la  mer.  Sur  des  nuages  cuivrés  passaient  des  nuages  blancs  comme 
des  spectres;  par  moments,  leur  lueur  à  la  fois  claire  et  pâle  illuminait  les  ruines 
immenses,  les  cimes  sévères,  la  plaine  déserte.  Je  n'ai  rien  vu  de  plus  sublime; 
la  campagne  romaine  elle-même  ne  m'a  jamais  apparu  plus  grande  et  plus  triste. 

En  regard  des  ruines  de  la  ville  antique  d'Éphèse  sont  les  ruines  de  la  ville  mo- 
derne d'Aia-Soluk;  elles  complètent  l'effet  mélancolique  du  paysage.  J'errai  long- 
temps sur  la  montagne  où  fut  cette  ville  :  j'allais  de  mosquée  en  mosquée;  j'entrais 
par  le  toit  dans  des  bains  abandonnés  :  je  parcourais  ensuite  l'enceinte  du  château- 
fort,  et  je  regardais  à  travers  une  porte  de  cette  enceinte  la  campagne  d'Ëphèse  et 
la  mer.  Au  milieu  de  cette  mort  qui  m'entourait,  j'admirais  la  vigueur  de  la  végé- 
tation orientale.  Un  fragment  de  mur  en  briques,  qui  pouvait  peser  cinquante  mil- 
liers, avait  été  mis  sur  champ  par  quelques-unes  de  ces  commotions  du  sol  fré- 
(luentes  dans  l'Asie  Mineure.  Un  figuier  avait  plongé  ses  racines  entre  les  briques 
verticales,  et  ces  racines  étaient  allées  chercher  la  terre  à  une  distance  de  plus  de 
six  pieds.  Enfui  j'arrivai  à  une  assez  grande  mosquée,  construite  en  marbre  noir  et 
blanc  comme  la  cathédrale  de  Pise.  Les  chambranles  des  fenêtres  étaient  travaillés 
à  jour  dans  le  goût  moresque.  A  l'intérieur  s'élevaient  de  magniûques  colonnes  de 
granit  africain  semblables  à  celles  que  j'avais  vues  gisantes  dans  les  marais  de  la 
plaine.  L'une  d'elles  avait  conservé  son  chapiteau  corinthien;  les  autres  s'entou- 
raient à  leurs  cimes  d'ornements  qui  pendaient  avec  grâce  comme  des  stalactites. 
Sur  le  sol  se  voyaient  encore  les  traces  d'un  pavé  en  faïence  bleue,  et  sur  les  murs 
un  revêtement  d'émail.  Les  mosquées  de  Constanlinople,  toutes  plus  modernes  (je 
ne  parle  pas  de  celles  qui  ont  été  des  églises  comme  Sainte-Sophie),  sont  en  géné- 
ral beaucoup  plus  grandes,  mais  m'ont  paru  bien  inférieures  par  le  style  à  la  mos- 
quée déserte  d'Aia-Soluk. 

Après  deux  jours  passés  à  Éphèse,  nous  partîmes  pour  Magnésie,  sur  le  Méandre. 
Nous  nous  étions  pourvus  d'un  guide  supplémentaire;  ce  n'était  cependant  pas  un 
homme  du  pays,  et  à  Éphèse  nous  étions  plus  voisins  de  notre  patrie  que  lui  de  la 
sienne.  11  avait  un  nom  grec,  Calogeros,  et  on  nous  le  donna  pour  Grec,  mais  il 
s'exprimait  avec  beaucoup  de  difficulté  dans  cette  langue.  Nous  lui  demandâmes  où 
il  était  né.  Il  nous  répondit  que  son  pays  appartenait  aux  Anglais.  Nous  pensions 
mal  entendre;  enfin  il  prononça  le  mot  de  Pescitaver.  Il  venait  en  effet  du  Pes- 
chaver,  dans  le  nord  de  l'Inde,  aux  frontières  du  Thibet.  Comment  un  Grec  était-il 
né  au  pied  de  l'Hymalala?  Je  .songeai  à  ces  médailles  grecques  trouvées  dans  la  Bac- 
trianeetqui  attestent  la  persistance  de  la  civilisation  helléuique  portée  aux  extré- 
mités de  l'Asie  par  Alexandre.  Calogeros  me  faisait  l'effet  d'une  de  ces  médailles. 
Cependant  je  ne  pense  point  qu'il  ait  l'honneur  de  descendre  d'un  Macédonien  de 


DANS    l'aSJJÎ  ML-SELHK.  H 

la '|tlialaiiyt',  olj'imayiiio  qu'il  l'ait  i)liilùl  partie  de  (lueiques-uiiL'S  décos  |)oi)ulalioiis 
iK'slorioiines  qui  de  l)()iiiie  lieiue  portèrent  le  christianisme  aux  IVontières  de  l'Inde. 

Avec  ce  i^iiide  venu  d'un  peu  loin,  nous  nous  acheniinânies  vers  Incli-liazar,  où 
sont  les  ruines  de  Magnésie.  Le  clieniin  est  très-pitlore!^tIue,  et  suit  en  i^énéral  des 
gorges  boisées,  à  l'extrémité  des(iuellcs  ou  débouche  dans  la  plaine  du  Méandre. 
Le  Méandre  n'est  point  inlidèle  à  son  nom,  et,  vu  d'une  hauteur,  semble  un  ruban 
d'azur  que  le  vent  ferait  onduler  sur  le  sable.  Grâce  à  ces  ondulations  du  fleuve,  la 
plaine  est  un  marais  ;  uous  le  traversâmes  à  cheval  ;  il  est  impossible  de  le  traverser 
à  pied,  à  moins  d'entrer  dans  la  boue  jusqu'aux  genoux,  ce  qui  devait  m'arriver 
plus  lard.  Même  après  celles  d'Ëphèse,  les  ruines  de  Magnésie  sont  imposantes  et 
ont  cet  avantage,  qu'on  les  embrasse  tout  d'abord  dans  leur  ensemble.  La  situation 
de  Magnésie  n'était  pas  moins  belle;  de  même  elle  s'adossait  à  une  montagne.  On 
suit  parfaitement  la  ligne  des  murs,  et  l'on  peut  se  faire  une  idée  très-nette  de 
l'elTet  imposant  que  devait  produire  la  cité  grecque,  ayant  à  ses  pieds  la  plaine 
alors  cultivée  du  Méandre,  et  en  face,  non  pas  la  mer  comme  à  Éphèse,  mais  un 
horizon  d'admirables  montagnes.  Ici  vécut  dans  son  opulent  exil  ce  Thémistocle, 
(|ui,  à  travers  les  ménagements  de  l'histoire  grecque  pour  le  vainqueur  de  Salamine, 
me  parait  avoir  eu  avec  Xerxès,  avant  la  bataille,  des  relations  un  peu  suspectes, 
dont  il  se  fit  plus  tard  un  titre  auprès  de  lui.  C'est  ici  qu'après  avoir  rempli  pen- 
dant une  trentaine  d'années  le  rôle  de  serviteur  et  de  favori  du  grand  roi,  il  mourut 
volontairement  pour  ne  pas  combattre  les  Grecs.  Les  bienfaits  du  monarque  persan 
et  les  injustices  du  peuple  athénien,  pas  plus  que  les  eaux  du  Lélhé,  qu'on  passe 
avant  d'arriver  à  Magnésie,  n'avaient  donc  pu  déraciner  du  cœur  de  ce  Grec  l'amour 
de  la  patrie.  C'est  encore  aujourd'hui  le  meilleur  sentiment  que  j'aie  trouvé  chez  ses 
compatriotes.  J'ai  rapporté  de  mon  voyage  la  conviction  qu'il  y  a  en  Grèce  un  sin- 
cère amour  du  pays,  un  vif  sentiment  de  nationalité  ;  avec  cela  et  le  désir  universel 
de  l'instruction,  qui  est  un  autre  trait  du  caractère  grec,  on  peut  raisonnablement 
attendre  beaucoup  de  l'avenir. 

II  n'y  a  dans  la  plaine  de  Magnésie  ni  ville,  ni  village,  ni  hameau,  pas  même  un 
café.  Le  seul  monument  moderne  est  une  petite  église  qui  a  été  changée  en  mosquée. 
Ce  lieu  n'est  habité  que  par  des  nomades,  qui  placent  leurs  tentes  sur  les  croupes 
inférieures  des  montagnes,  et  font  paître  leurs  troupeaux  dans  la  plaine.  Les  uns 
sont  des  Turcomans  comme  ceux  que  nous  avions  rencontrés  le  jour  où  nous  avions 
quitté  Smyrne,  et  que  nous  devions  trouver  dans  toutes  les  plaines  jusqu'à  notre 
retour.  Ces  Turcomans  ont  des  tentes  noires  formant  un  carré  long  et  présentant  à 
peu  près  la  configuration  d'une  cabane.  Les  autres  sont  des  Tartares  (Tatardji), 
dont  les  tentes,  différentes  de  celles  des  Turcomans,  sont  grises  et  de  forme  circu- 
laire. Ne  voyant  nul  gite  à  une  lieue  à  la  ronde,  il  nous  prit  envie  de  demander, 
pour  une  nuit,  l'hospitalité  aux  Tartares.  Nous  fîmes  part  de  notre  projeta  Marchand, 
qui  fut  consterné. —  Quoi!  nous  disait-il,  vous  voulez  coucher  chez  ces  gens-là  ; 
mais  ce  ne  sont  point  des  Turcs,  ce  sont  des  Tartares  :  ils  ne  croient  pas  à  Mahomet, 
mais  à  Ali.  —  Trop  bons  chrétiens  pour  être  bien  scandalisés  par  l'hérésie  que 
Marchand  prêtait  aux  pauvres  Tartares,  nous  persistâmes  dans  notre  résolution,  et 
lui  dîmes  de  venir  avec  nous  pour  nous  servir  d'interprète.  Il  le  fil  très  à  contre- 
cœur. La  scène  était  à  dessiner  :  la  petite  horde,  composée  d'une  vingtaine  de 
personnes,  était  assise  au-dessus  de  nous,  sur  la  pente  de  la  montagne;  à  notre 
approche,  on  fit  retirer  les  femmes,  et  nous  nous  trouvâmes  en  face  du  chef,  vieillard 
à  belle  et  honnête  figure.  Parmi  les  autres  hommes  de  la  famille,  quelques-uns 


iâ  UNE    COURSE 

portaient  la  marque  de  leur  origine  tartare,  surtout  dans  l'obliquité  des  yeux; 
plusieurs  tenaient  de  grands  fusils  droits  sur  leurs  genoux,  comme  par  contenance. 
De  mon  côté,  je  mettais  en  évidence  mes  formidables  pistolets  de  poche.  Ainsi  sur 
nos  gardes  des  deux  parts,  nous  nous  fîmes  des  signes  d'amitié,  et,  pour  entamer  la 
conversation,  nous  demandâmes  à  ces  braves  gens  de  nous  vendre  un  agneau  ;  ils 
n'avaient  que  des  chèvres.  Nous  fîmes  ensuite  notre  proposition,  qui  ne  fut  point 
agréée,  probablement  à  cause  des  femmes  ;  car  les  Tartares,  bien  que  sectateurs 
d'Ali,  n'en  sont  pas  moins  de  bons  musulmans,  et  ne  pouvaient  consentir  à  donner 
l'hospitalité  dans  leur  harem.  Leur  réponse  ouïe,  nous  nous  séparâmes  en  très-bonne 
intelligence,  résignés  â  aller  chercher  le  soir,  dans  le  village  le  plus  prochain,  un 
gîte  plus  confortable  que  la  tente  des  Tartares,  mais  moins  poétique. 

Nous  commençâmes  à  parcourir  et  à  examiner  les  ruines  de  Magnésie  :  les  plus 
intéressantes  sont  celles  du  temple  d'Artémis  Leucophryné,  ce  qui  veut  dire,  selon 
Arundell,  Diane  aux  sourcils  blancs.  Mais  je  ne  puis  croire  que  les  Grecs,  toujours 
si  soigneux  d'éviter  le  laid  et  le  bizarre,  aient  jamais  représenté  une  déesse  avec  des 
sourcils  blancs  ;  il  faut  sans  doute  traduire  au  front  blanc.  Un  passage  de  Strabon 
me  confirme  dans  cette  pensée.  Il  nous  apprend  (liv.  XIll)  que  Tile  de  Ténédos  a 
porté  le  nom  de  Leucophryné.  Or,  on  peut,  à  la  rigueur,  avoir  donné  un  front  à 
une  île,  mais  des  sourcils,  difficilement.  «Dans  la  ville  actuelle,  dit  Strabon 
(liv.  XIV,  §  40),  est  le  temple  d'Artémis  Leucophryné.  Pour  la  grandeur  de  l'édifice  et 
pour  le  nombre  des  offrandes,  il  le  cède  à  celui  d'Éphèse;  mais,  pour  l'harmonie 
et  la  beauté  de  l'architecture,  il  lui  est  bien  supérieur  :  il  surpasse  en  grandeur 
tous  les  temples  de  l'Asie,  deux  exceptés,  celui  d'Éphèse  et  celui  de  Didyme.  » 

De  ce  temple,  il  ne  reste  pas  une  colonne  debout,  mais  les  fragments  sont  con- 
sidérables, d'une  grande  beauté  et  d'un  grand  intérêt.  Sur  des  parties  de  frise  bien 
conservées,  on  voit  des  combats  de  guerriers  et  d'amazones  d'ime  époque  antérieure 
à  celle  du  Parthénon.  Les  fûts  des  colonnes,  les  architraves,  les  chapiteaux,  offrent 
<les  détails  curieux;  il  n'est  pas  deux  de  ces  colonnes  qui  soient  semblables;  les 
bases,  les  chapiteaux,  ont  des  ornements  différents.  Ces  ruines  sont  importantes. 
On  conçoit  facilement  combien  il  est  utile  d'étudier  l'hisloire  de  l'architecture 
ionique  en  lonie. 

Le  temple  est  renfermé  dans  une  immense  enceinte  dont  la  destination  n'est 
pas  facile  à  deviner,  et  qui  est  contiguë  à  une  enceinte  moins  considérable.  Dans 
celle-ci,  on  voit  des  espèces  de  voûtes  et  d'arcades  fort  singulières.  Si  l'on  sort  de 
la  grande  enceinte,  on  trouve  la  place  et  la  forme  du  théâtre,  qui  s'appuyait  au 
mont  Thorax,  comme  celui  d'Éphèse  au  mont  Préon,  le  stade  touchant  au  théâtre, 
et  une  foule  de  tombeaux  ;  un  monument  isolé  s'élève  dans  la  plaine,  au  milieu 
des  marais;  un  autre  monument  est  construit  avec  d'énormes  pierres  sur  trois 
rangs. 

Tout  cet  ensemble  de  débris,  dans  une  parfaite  solitude,  est  d'un  très-grand 
aspect.  Il  est  malheureux  que  l'humidité  répande  une  teinte  grise  sur  le  marbre 
des  monuments.  Dans  ces  plaines  fertiles  et  inondées,  on  regrette  l'aridité  salutaire 
de  l'Attique.  qui  laisse  au  marbre  sa  blancheur,  ou  lui  donne  cette  belle  teinte 
dorée  qu'on  admire  au  Parthénon.  Du  reste,  on  retrouve  ici  la  merveilleuse  lu- 
mière de  l'Attique,  cette  transparence  incroyable  de  l'air,  ces  reflets  violets  et  roses 
qui,  au  coucher  du  soleil,  embellissent  les  sommets  de  l'Hymette  et  du  Penthélique. 
Les  ruines  et  la  nature  rappellent  également  que  l'Ionie  est  sœur  d'Athènes.  Mais, 
dans  l'art,  Athènes  a  fait  le  pas  décisif  par  lequel  on  arrive  du  très-beau  au  parfait. 


DAIIS    L'ASIE    MINEURE.  15 

Athènes  esl  le  génie  ionien  perfectionné,  comme  Sparte  fut  l'exagération  du  génie 
dorien. 

Nous  allâmes  coucher  dans  un  village  grec,  où  nous  fftmes  mieux  logés  que  nous 
ne  l'avions  été  jusqu'alors.  Cette  fois,  nous  avions  un  café  à  notre  disposition. 
Notre  chambre  à  coucher  était  l'espèce  d'estrade  qu'on  trouve  dans  tous  les  cafés 
de  l'Orient,  et  sur  laquelle  on  s'assied  ou  on  s'accroupit  pour  fumer  la  pipe  ou  le 
narguilé.  Nous  étions  là  comme  les  acteurs  sont  placés  vis-à-vis  du  parterre,  et  le 
parterre  ne  nous  manquait  point.  Une  partie  de  la  population  regardait  avec  beau- 
coup de  curiosité  les  Francs  ôter  leurs  bottes  ou  se  laver  les  mains.  Cette  population 
était  grecque,  c'est-à-dire  chrétienne;  mais,  parmi  ceux  qui  la  composaient,  bien 
peu  connaissaient  un  autre  idiome  que  le  turc.  Il  en  est  souvent  ainsi  dans  le  pays 
que  nous  avons  parcouru,  et,  quand  ces  Grecs  d'Asie  veulent  parler  leur  langue,  ils 
prononcent  des  mots  barbares.  Ce  qu'on  pourrait  appeler  le  dialecte  ionien  moderne 
n'a  rien,  je  vous  jure,  de  la  suavité  du  langage  d'Hérodote. 

Pour  aller  à  Sardes,  il  fallait  passer  de  nouveau  par  Éphèse;  mais  nous  n'eûmes 
point  sujet  de  nous  en  repentir.  Le  chemin,  qui  nous  avait  plu  par  un  temps  assez 
triste,  parcouru  de  nouveau  par  un  temps  admirable,  nous  enchanta,  surtout  vers 
la  fin  ;  nous  descendions  à  pied  une  portion  escarpée  de  la  route,  rendue  plus  diffi- 
cile encore  au  pas  des  chevaux  par  un  reste  de  pavé  en  très-mauvais  état;  nous 
rencontrâmes  le  lit  d'un  torrent  avec  lequel  la  route  se  confondait.  Rien  de  plus 
frais,  de  plus  délicieux  que  cette  route  perdue  dans  un  ruisseau  sous  d'impénétrables 
ombrages;  un  peu  plus  loin,  dans  un  endroit  où  elle  côtoyait  le  courant  d'eau,  qui 
serpentait  ici  à  une  certaine  profondeur*",  nous  aperçûmes  tout  à  coup  dans  les  airs, 
jeté  d'une  montagne  à  l'autre,  se  détachant  sur  la  verdure  et  se  dessinant  sur  le 
ciel,  un  aqueduc  romain  à  deux  étages  ressemblant  en  petit  au  pont  du  Gard,  et 
aussi  gracieux  que  celui-ci  est  sublime.  .Au-dessus  des  premières  arcades  est  une 
inscription  assez  longue,  en  partie  grecque  et  en  partie  latine,  par  laquelle  on 
apprend  que  Caïus  Sextilius,  fils  de  Publius,  de  la  gens  Ouotoneia  (pour  Votinia), 
a  élevé  à  ses  frais  ce  monument,  et  l'a  dédié  à  la  Diane  d'Éphèse  et  à  l'empereur 
Tibère    (1). 

Mon  compagnon  de  voyage  parvint  à  la  lire  avec  assez  de  peine  en  grimpant 
sur  les  pentes  de  la  montagne  et  même  dans  les  arbres.  Ainsi  perché,  il  me  dictait 
l'inscription,  puis  il  descendit  pour  ])rendre  un  croquis  de  ce  charmant  point  de 
vue.  Pendant  ce  temps,  assis  sur  une  pierre,  je  ne  me  lassais  pas  de  contempler  le 
paysage.  Quand  on  a  un  peu  voyagé,  on  ne  s'émeut  pas  pour  le  premier  site  venu, 
on  devient  difficile  en  fait  de  pittoresque.  Mais  ici  tout  était  ravissant.  La  vue  était 
admirablement  composée.  Par-dessous  l'arche  du  milieu,  on  apercevait  la  montagne 
d'Éphèse  dans  une  teinte  violette,  et  au-dessus  des  deux  murs  verdoyants  qui  s'éle- 
vaient à  notre  gauche  et  à  notre  droite,  l'azur  velouté  d'un  vrai  ciel  d'Ionie;une 
lumière  dorée  se  glissait  obliquement  à  travers  les  branches  des  platanes,  des 
myrtes,  des  lauriers,  des  caroubiers,  et  venait  éclairer  les  cintres  supérieurs  de  l'a- 
queduc dont  le  pied  plongeait  dans  l'ombre.  Tout  était  assorti  dans  une  délectable 
harmonie.  De  pareils  spectacles  sont  les  meilleurs  commentaires  de  la  poésie  an- 
tique. L'impression  que  je  recevais  dans  cette  gorge  perdue  entre  Éphèse  et  Ma- 
gnésie, c'était  l'impression  que  procurent,  quand  on  a  su  les  goûter,  les  chefs- 
d'œuvre  de  cette  poésie  dont  on  ne  peut  avoir  un  sentiment  complet  que  sous  le 

(l)  M.  Ph.  Lebasa  publié  cette  inscription. 


1  î  UNE    COURSE 

ciel  qui  l'a  inspirée  :  celte  poésie  paraît  alors  la  patrie  naturelle  de  l'iniaginalion, 
qui  n'en  veut  plus  sortir  et  devient  presque  insensible  à  tout  autre  genre  de  beauté. 
Ainsi,  après  avoir  goûté  le  lotos,  «  on  ne  pouvait  plus  sortir  du  pays  qui  produisait 
ce  fruit  doux  comme  du  miel,  mais  on  voulait  s'en  nourrir  éternellemenl,  oublieux 
ilu  retour.  » 

T(i)v  o'ôdTii  ).'jJTOÎo  vàyot  [j.s.li-fjoia.  xapnov, 
Oùx  et'  kna.yjs.llct.1  Tri/tv  riGcAsv,  o'ùSs.  veéudxt. 

'Aii'  «ÙtO'J  ^OÙIq-JTO  //.et'  dvOpX'jl   i.UZOIfV.-/Ol'Sl 

AwTov  ipeuTO/M-jot  //.£ve'//.sv,  vocroy  n  Ic/JiijOc.t. 

Pardon  pour  ce  grec,  mais  depuis  trois  mois  je  vis  avec  Homère  et  avec  les  autres 
divins  poètes  qui  ont  écrit  dans 

Ce  langage  aux  douceurs  souveraines, 
Le  plus  beau  qui  soil  né  sur  les  lèvres  humaines, 

et  je  les  retrouve  partout,  dans  la  nature  qu'ils  ont  peinte,  dans  les  monuments 
qu'une  inspiration  parente  de  la  leur  a  enfantés,  enlin  dans  mille  détails  de  mœurs 
et  de  costumes  qui  se  sont  conservés  jusqu'à  nous.  Je  parlerai,  j'es[ière,  plus  au 
long  quelque  jour  de  ces  rapports  que  j'étudie  constamment  sur  place.  Pour  au- 
jourd'hui, je  me  borne  à  une  profession  de  ma  foi  ardente  au  beau,  tel  que  les  Grecs 
l'ont  compris  et  rendu.  J'en  ai  flni  avec  le  moyen  âge,  j'en  suis, à  la  renaissance; 
et  qui  pourrait  contempler  la  beauté  parfaite  sans  l'adorer?  Ne  pensez-vous  pas 
comme  moi,  mon  ami?  Vous,  critique  si  délicatement  inspiré,  vous  qui  pénétrez 
d'un  jet  si  rapide  et  si  lumineux  toutes  les  conceptions  de  l'esprit,  tous  les  arcanes 
de  la  sensibilité,  tous  les  détours  de  l'imagination  et  du  cœur,  je  vous  ai  vu  vous 
éprendre  toujours  plus  de  la  beauté  grecque,  remonter  à  Homère,  de  Ronsard  et 
d'André  Chénier,  qui  après  tout  étaient  de  la  famille.  Continuez,  mon  aimable  ami. 
Cette  antiquité,  que  souvent  des  interprétations  si  fausses  ont  si  lourdement  Ira^ 
vestie,  livrera  à  vos  mains  ingénieuses  et  légères  ses  richesses  les  plus  cachées,  ses 
perles  les  plus  exquises.  L'antiquité  peut  se  rajeunir,  rapprochée  de  ce  qui  a  été 
conçu  hors  d'elle,  mais  dans  un  esprit  semblable  au  sien.  Vous. l'avez  bien  montré 
naguère  en  retrouvant  si  finement  dans  Electre  la  sœur  aînée  de  Colomba. 

J'étais,  je  crois,  en  extase  devant  le  pont  romain  sur  la  route  de  Magnésie  à 
Éphèse,  quand  l'enthousiasme  du  vrai  classique  m'a  emporté;  je  reviens  à  ce  beau 
lieu.  Avant  de  le  quitter,  je  vous  décrirais  bien  le  lit  du  torrent  dans  lequel  je  des- 
cendis h  travers  des  touffes  de  myrtes  et  des  lauriers  de  trente  pieds,  pour  m'y  as- 
seoir sous  des  voûtes  de  platanes  ;  mais  j'aime  mieux  vous  rappeler  ce  que  ce  ravin 
merveilleux  me  remit  en  mémoire,  la  ravissante  peinture  de  l'Eurotas  dans  l'Iti- 
néraire. Citer  Chateaubriand,  c'est  presque  citer  Homèi'e,  c'est  citer  du  moins  celui 
des  poètes  modernes  qui  a  le  plus  hérité  de  cet  art  de  caractériser  les  scènes  de  la 
nature  par  un  trait  simple,  juste  et  grand. 

Tandis  que  nous  étions  plongés  dans  ces  délicieuses  contemplations,  il  paraît 
que  nous  faisions  preuve  d'un  grand  courage,  certes  bien  sans  nous  en  douter. 
Quand  nous  arrivâmes  à  Éphèse,  vers  le  commencement  de  la  nuit.  Marchand,  à 
(jui  nous  avions  l'ait  prendre  les  devants  avec  Ahmel  et  les  chevaux,  dans  la  double 
intention  de  trouver  le  pilaw  prêt  et  de  jouir  de  la  solitude,  Marchand  nous  avait 
vus  en  frémissant  rester,  malgré  ses  remontrances,  dans   un  endroit  qui  était, 


DANS    L'ASIE  MIISEUIIE.  16 

connue  tant  d'autres,  le  plus  dangereux.  11  en  avait  donné  avis  au  poste  voisin 
pour  qu'il  i'ftt  prêt  à  nous  secourir,  et  selon  lui,  le  poste  avait  été  frappé  de  surprise 
par  la  bizarrerie  de  ces  Francs  qui  s'arrêtaient  ainsi  sur  la  route,  et  pénétré  d'ad- 
miration pour  leur  courage.  Nous  ne  méritions  certainement  guère  d'inspirer  ce 
dernier  sentiment,  car  nous  n'avions  vu  passer  personne,  et  nous  n'avions  pas  songé 
un  instant  aux  voleurs. 

Ici  se  présentait  la  grande  dilllcullé  du  voyage;  gagner  Sardes  directement  et 
sans  retourner  à  Éphèse,  en  coupant  le  Tmolus,  que  nous  n'avions  pas  le  temps  de 
tourner  comme  font  ordinairement  les  voyageurs.  Cette  dillicullé  s'était  aplanie 
pendant  notre  séjour  à  Ëphèse.  Marchand,  toujours  Adèle  à  sou  système  de  pru- 
dence, avait  pour  principe  de  n'apprendre  à  personne  où  nous  allions,  et  nous 
recommandait  d'en  faire  autant.  Il  était  tout  fier  d'avoir  imaginé  de  répondre 
aux  questions  qu'on  lui  adressait  sur  le  but  de  notre  voyage,  que  nous  allions  voir 
notre  ami  le  pacha  d'Aïdin.  et  il  ajoutait  gravement  :  Il  ne  faut  jamais  dire  la  vé- 
rité. Il  parait  cependant  qu'il  avait  renoncé  à  celle  méthode,  qui  nous  eût  difti- 
cilement  procuré  les  renseignements  dont  nous  avions  besoin;  car  lui  et  Ahniet 
étaient  parvenus  à  savoir  qu'il  fallait,  pour  aller  à  Sart  (Sardes),  passer  par  Tireh, 
Baïndir.  Berghir,  et  s'étaient  fait  indiquer  le  chemin  de  la  première  de  ces  trois 
villes. 

Ainsi  renseignés,  nous  nous  acheminâmes  vers  Tireh,  en  remontant  le  lit  du 
Caïster.  Nous  commençâmes  par  nous  égarer,  un  Turcoman  nous  remit  dans  notre 
route.  Cet  homme,  qui  vivait  sous  une  méchante  tente  de  toile,  avait  l'air  le  plus 
simple,  le  plus  noble,  je  dirais  presque  le  plus  distingué.  Du  reste,  la  dignité  natu- 
relle des  manières  est  l'apanage  des  Orientaux  ;  dans  les  villes  turques,  on  n'entend 
point  ces  cris,  ces  jurements,  ces  chants  bruyants  qu'on  entend  dans  les  nôtres. 
On  ne  voit  jamais  de  dispute.  Le  portefaix  a  dans  l'intonation  de  la  voix,  dans  le 
geste,  une  singulière  douceur  et  un  grand  calme.  Aussi  les  fortunes  rapides  qu'a- 
mène le  despotisme  ne  produisent-elles  point  ces  contrastes  choquants  entre  les 
manières  et  la  situation  qui  frappent  chez  nos  parvenus.  En  Turquie,  un  homme 
est  batelier;  un  jour  le  sullau  rentend  chanter,  trouve  sa  voix  agréable,  et  le  fait 
ministre  de  la  marine.  Le  ministre  n'aura  rien  à  changer  aux  manières  du  batelier. 

Nous  avions  dans  Ahuiet,  notre  postillon,  une  preuve  frappante  de  ce  (jue  j'a- 
vance. Ahmet  était  un  garçon  très-ignorant,  ne  connaissant  que  ses  chevaux.  En 
Europe,  il  eût  été  un  grossier  manant.  Eh  bien  !  Ahmet  avait  tout  naturellement 
l'aplomb  sans  rudesse,  l'air  posé  et  insouciant  d'un  jeune  homme  de  bonne  maison 
de  Paris.  Jamais  sa  voix  ne  s'élevait  d'un  quart  de  ton  au-dessus  du  diapason  or- 
dinaire; jamais  il  ne  montrait  ni  humeur  ni  turbulence.  Un  jour,  son  cheval  s'abat 
sous  lui;  Ahuiet  ne  s'emporte  point,  il  se  dégage  doucement,  relève  sa  monture, 
lui  lance  de  vigoureux  coups  de  corde,  sans  sortir  de  son  calme,  et  se  contente  de 
lui  adresser  du  bout  des  lèvres  et  en  grasseyant  l'injure  grecque  qui  a  passé  dans 
la  langue  turque  :  Keralu! 

Après  avoir  vigoureusement  trotté  pendant  six  heures ,  nous  nous  arrêtâmes 
auprès  d'une  source  pour  boire  une  tasse  de  café  et  fumer  un  narguilé.  En  remon- 
tant à  cheval,  je  découvris  tout  à  coup  les  minarets  d'une  ville.  C'était  Tireh.  La 
Fontaine,  après  avoir  lu  Baruch,  disait  à  tout  le  monde  :  «  Avez-vous  lu  Baruch?  » 
El  moi,  je  suis  tenté  de  dire  à  tous  ceux  qui  sont  venus  dans  cette  partie  de  l'O- 
rient :  Avez-vous  vu  Tireh!  Peu  de  personnes  ont  eu  cet  avantage,  parce  que  Tireh 
est  en  dehors  de  la  route  qu'on  suit  ordinairement.  Mais,  dans  les  voyages  comme 


16  13NE    COURSE 

dans  les  arts,  il  y  a  presque  toujours  profit  h  s'écarter  du  chemin  battu.  Pour  avoir 
opiniâtrement  persisté  à  nous  rendre  en  droite  ligne  d'Éphèse  à  Sardes,  nous  avons 
eu  le  spectacle  d'une  ville  purement  turque,  spectacle  que  ni  Smyrne,  ni  surtout 
Constanlinople,  ne  nous  ont  donné.  De  plus,  cette  ville  est  dans  une  situation  ad- 
mirable; bâtie  en  amphithéâtre  sur  la  pente  d'une  montagne,  comme  le  lurent 
dans  leur  temps  Éphèse  et  Magnésie,  ayant  à  ses  pieds  une  plaine  parfaitement  cul- 
tivée, et  en  face  la  magnifique  chaîne  du  Tmolus,  derrière  lequel  se  trouvent  Sardes 
et  la  Lydie;  le  Tmolus,  rempart  de  la  Lydie,  comme  dit  Eschyle  avec  une  justesse 
qui  ne  nous  semblait  que  trop  grande,  car  cette  chaîne,  si  majestueuse  à  contem- 
pler, nous  semblait  un  véritable  mur,  et  nous  nous  demandions  avec  un  peu  d'in- 
quiétude par  où  il  serait  possible  de  la  franchir. 

Tireh  compte  environ  trente  mille  habitants;  les  deux  tiers  d'entre  eux  sont 
Turcs,  le  reste  est  composé  d'Arméniens,  de  Juifs,  et  surtout  de  Grecs.  La  ville  et 
les  environs  ont  un  air  d'aisance  et  de  prospérité  qui  nous  surprit.  Si  toutes  les 
provinces  de  l'empire  turc  étaient  dans  un  état  aussi  florissant,  ses  ressources  se- 
raient plus  considérables,  et  l'avenir  de  ses  finances  moins  menaçant;  mais,  d'après 
tout  ce  qu'on  nous  a  dit  et  ce  que  nous  avons  pu  voir  depuis,  il  est  clair  que  notre 
bonne  étoile  nous  a  conduits  dans  une  des  parties  les  plus  riches  comme  les  plus 
belles  de  l'Asie  Mineure.  Une  des  principales  sources  de  l'opulence  de  Tireh  est  le 
commerce  des  raisins,  dont  elle  exporte  chaque  année  pour  plusieurs  millions.  Ce 
sont  les  vignobles  du  Tmolus  dont  parle  Ovide  :  Vincta  Timoli. 

Aux  abords  de  Tireh,  une  véritable  route  remplaça  les  sentiers  tortueux  que 
nous  avions  suivis  depuis  Éphèse.  Des  champs  cultivés,  des  vergers,  des  maisons 
de  campagne,  annonçaient  une  ville  de  quelque  importance.  Nous  atteignîmes  les 
premières  maisons  de  Tireh  à  une  heure  extrêmement  favorable.  Le  soleil,  près 
de  se  coucher  derrière  nous,  frappait  de  la  plus  vive  lumière  un  ensemble  radieux 
de  minarets  blanchissants  parmi  les  cyprès,  de  maisons  diversement  colorées, 
semées  au  milieu  de  beaux  jardins  sur  le  flanc  verdoyant  de  la  montagne  et  dans 
la  fertile  plaine  qui  se  déroule  au  pied.  Toutes  les  figures  étaient  fortement  carac- 
térisées, tous  les  costumes  étaient  pittoresques,  et  resplendissaient  dans  une  atmo- 
sphère lumineuse.  Le  chef  de  la  police,  homme  à  mauvaise  figure,  qui  i)0rtait 
presque  seul  l'ignoble  fez  au  lieu  du  majestueux  turban,  nous  indiqua  un  khan, 
espèce  d'auberge,  placé  dans  une  situation  ravissante,  tout  neuf  et  très-propre,  et 
dans  lequel  nous  trouvâmes  des  divans  et  des  tapis.  Toutes  les  chambres  don- 
naient sur  une  grande  galerie  ouverte,  semblable  à  ce  que  les  Italiens  nomment 
une  loge.  Nous  n'avions  pas  les  arabesques  de  Raphaël,  mais  l'horizon  qui  s'offrait 
à  nous  ne  le  cède  pas  à  celui  que  l'on  contemple  des  Loges  du  Vatican.  A  peine 
installés,  nous  courûmes  bien  vile  pour  profiler  des  dernières  clartés  du  jour,  et 
copier  une  inscription  que  nous  avions  aperçue  sur  un  tombeau  romain  converti 
en  fontaine.  Il  va  sans  dire  que  notre  opération  archéologique  .s'exécuta  au  milieu 
d'un  public  nombreux  et  attentif;  les  figures  brunes  et  noires  s'avançaient,  se 
penchaient  autour  de  nous  avec  étonnement  et  curiosité.  En  général,  nul  autre 
sentiment  ne  se  mêlait  à  ceux-là  ;  une  vieille  femme  seule  nous  prouva  que  la 
haine  et  la  crainte  des  Francs,  tous  sorciers,  n'étaient  pas  encore  une  tradition 
entièrement  perdue.  Nous  la  vîmes  s'avancer  avec  quelque  précaution,  s'armer 
d'une  pierre,  non  pour  la  lancer  contre  nous,  mais  à  tout  hasard,  comme  instru- 
ment de  défense,  ainsi  que  nous  faisions  nous-mêmes  quand  nous  avions  à  passer 
devant  les  chiens  très-inhospitaliers  de  l'Orienl.  La  bonne  femme,  ainsi  armée  et 


DANS    i/aSIE    MIISELTIE.  17 

pourvue,  s'avança  vers  lo  {ïronito  (jui  nous  entourait,  vint  y  saisir  un  garçon  d'en- 
vii-on  sei/o  ans,  et  l'eninieua  jusqu'à  sa  maison,  qui  était  près  de  là,  lui  parlant 
d'un  air  fort  irrité  et  accompagnant  même  ses  remontrances  maternelles  de  quel- 
ques tapes  bien  appliquées.  Le  jeune  homme,  un  peu  esprit  fort,  riait  en  cédant  et 
se  retournait  vers  les  bêtes  curieuses;  mais  la  mère  n'entendait  pas  raillerie.  Il  me 
semblait  voir  une  nourrice  entraîner  et  battre  un  enfant  qui  se  serait  trop  appro- 
ché d'un  animal  dangereux,  et  se  serait  trop  oublié  à  le  regarder. 

Nous  nous  hâtâmes  d'aller,  dans  les  rues  les  plus  animées,  jouir  du  moment 
où  l'on  rompt  le  jeûne  rigoureux  du  Ramazan.  A  ce  moment  qu'annonce  un  coup 
de  canon,  les  cafés  se  remplissent  de  iidèles  musulmans  qui  ont  ainsi  pendant  un 
mois  le  plaisir  de  se  décarèmer  tous  les  jours.  Nous  primes  gravement  notre  place 
au  niilieu  d'une  foule  bariolée  et  calme  qui  savourait  la  douceur  du  café  et  de  la 
fumée  du  tabac  d'Orient;  nous  figurâmes  longtemps  dans  un  groupe  de  Turcs 
accroupis  sur  la  même  natte,  et  faisant,  comme  l'a  poétiquement  dit  M.  de 
Lamartine, 

Murmurer  Tcau  tiédie  au  fond  du  narguilé. 

La  nuit  était  délicieuse,  une  nuit  d'Ionie;  tous  les  minarets  élevaient  dans  l'om- 
bre leur  illumination  aérienne  et  achevaient  de  donner  à  ce  qui  nous  entourait  le 
charme  fantastique  d'un  chapitre  des  Mille  et  une  Nuits. 

Le  lendemain,  couchés  sur  les  divans  placés  devant  les  fenêtres,  nous  consa- 
crâmes la  matinée  à  faire  notre  kief.  Vous  ne  savez  peut-être  pas,  mon  ami,  ce  que 
c'est  que  le  kief  :  ce  mot  est  intraduisible  dans  les  langues  de  l'Europe.  Le  far 
niente  des  Italiens  n'en  est  que  l'ombre;  il  ne  suffit  pas  de  ne  point  agir,  ii  faut 
être  pénétré  délicieusement  du  sentiment  de  son  inaction  :  c'est  quelque  chose 
d'élyséen  comme  la  sérénité  des  âmes  bienheureuses;  c'est  le  bonheur  de  se  sentir 
ne  rien  faire,  je  dirai  presque  de  se  sentir  ne  pas  être. 

Après  quelques  heures  consacrées  à  cette  importante  occupation,  nous  allâmes 
parcourir  le  bazar.  Nous  y  rencontrâmes  un  marchand  grec  qui  nous  offrit  de  nous 
conduire  chez  lui  pour  nous  montrer  des  antiquités.  Ces  antiquités  étaient  deux 
énormes  étriers  dorés  et  décorés  d'une  aigle  impériale,  et  quelques  médailles  sans 
valeur.  Ce  qui  était  plus  intéressant  pour  nous  que  les  étriers  et  les  médailles, 
c'était  de  nous  trouver  dans  l'intérieur  de  ce  Grec,  Sa  belle  jeune  femme  restaii 
debout,  suivant  l'usage  d'Orient,  tandis  que  nous  étions  assis  à  côté  de  lui  sur  le 
divan.  Elle  nous  apporta  le  café,  les  confitures,  pendant  qu'un  vigoureux  petit 
garçon  de  quatre  ans,  dont  la  volonté  semblait  très-décidée,  s'obstinait,  malgré  les 
remontrances  paternelles,  à  soulever  et  à  porter  les  énormes  étriers,  qui  vingt  fois 
furent  sur  le  point  de  lui  écraser  ou  de  lui  couper  les  pieds.  Voyant  le  soleil  baisser 
à  l'horizon,  nous  nous  bâtâmes  de  gagner  les  hauteurs  qui  dominent  la  ville,  pour 
jouir  d'un  beau  coucher  de  soleil  de  plus.  Ces  hauteurs  verdoyantes  me  rappelaient 
celles  de  Capo  di  Monte,  au-dessus  de  Naples.  Nous  n'y  arrivâmes  pas  sans  nous 
être  perdus  dans  les  rues  escarpées  et  tortueuses  qui  y  conduisent,  et  sans  être 
entrés  deux  ou  trois  fois,  par  mégarde,  dans  des  maisons  turques  dont  les  femmes 
poussaient  des  cris  aigus  et  nous  adressaient  par  la  fenêtre,  d'un  ton  fort  animé, 
des  reproches  probablement  très-vifs,  et  que  nos  intentions  étaient  loin  de 
mériter. 

Enfin  nous  échappâmes  à  ce  labyrinthe,  et  la  ville  nous  apparut  dans  une  teinte 


18  UNE    COURSE 

rose,  tandis  que  le  piton  du  Tniolus  s'enveloppait  de  brumes  sombres  et  enflam- 
mées. Pendant  que  Mérimée  prenait  un  croquis  de  ce  panorama  sublime,  un  officier 
turc  qui  passait  s'arrêta,  et  m'adressa  quelques  paroles  dans  lesquelles  je  ne  pus 
distinguer  que  le  mot  capitaine,  à  cause  de  mon  ruban  rouge,  et  Moscov.  Probable- 
ment il  nous  prenait  pour  des  ingénieurs  russes  occupés  à  lever  le  plan  du  pays.  La 
Russie  est  une  préoccupation  et  une  inquiétude  perpétuelle  pour  tous  les  Turcs 
doués  de  quelque  prévoyance. 

Après  avoir  vu  le  matin  l'intérieur  d'un  simple  raya,  nous  devions,  dans  la  soirée, 
voir  l'intérieur  de  la  première  maison  turque  du  pays.  Un  des  chevaux  que  nous 
avions  loués  à  Smyrne,et  qui  au  moment  du  départ  était  évidemmenthors  d'état  de 
faire  le  voyage,  se  trouvait  maintenant  tout  à  fait  incapable  de  marcher.  Nous  voulions 
obtenir  du  gouverneur  une  attestation  qui  témoignât  de  celte  incapacité,  pour 
nous  en  servir,  à  notre  retour,  contre  le  loueur  de  chevaux  qui  nous  avait  trompés. 
Dans  ce  but,  nous  demandâmes  une  audience,  qui  nous  fut  accordée  pour  le  soir  : 
elle  nous  donna  l'occasion  de  voir  ce  qu'on  pourrait  appeler  une  préfecture  turque. 
La  cour  était  illuminée  par  un  morceau  de  bois  de  sapin  qui  brûlait  au  milieu.  Une 
foule  d'hommes  attachés  au  service  public  remplissaient  une  galerie  extérieure. 
Nous  traversâmes  cette  multitude  et  nous  arrivâmes  dans  le  salon  de  réception  du 
gouverneur.  Il  étaitassis,  non  pas  sur  un  divan,  mais  plus  bas,  sur  des  coussins,  dans 
le  costume  turc.  Nous  étions  sur  des  chaises  à  l'européenne;  de  grands  flambeaux 
posés  à  terre  et  portant  des  chandelles  nous  éclairaient;  le  mouselim  nous  donna 
l'attestation  que  nous  demandions,  et  fut  fort  gracieux;  seulement  la  pensée  de  la 
Russie  l'obsédait.  Il  nous  demanda  si  nous  ne  passerions  pas  par  Saint-Pétersbourg. 
Du  reste,  je  ne  pourrais  vous  donner  une  idée  fort  nette  de  notre  conversation, 
qui  se  faisait  par  l'intermédiaire  de  Marchand.  Je  soupçonne  celui-ci  d'avoir  mis 
du  .sien  dans  les  discours  du  gouverneur;  quant  à  nous,  évidemment  il  nous  faisait 
parler,  car,  quand  nous  le  chargions  de  transmettre  quelques  phrases,  il  discourait 
on  notre  nom  pendant  un  quart  d'heure. 

Le  lendemain,  pourvus  d'un  nouveau  cheval,  nous  nous  mîmes  en  route  pour 
Berghir,  village  situé  au  pied  du  Tmolus.  Cette  journée,  pendant  laquelle  nous  voya- 
geâmes constamment  en  plaine,  n'oifrit  rien  de  remarquable  qu'un  horizon  toujours 
à  souhait  pour  le  plaisir  des  yeux,  comme  disait  Fénélon.  Après  avoir  passé  par 
un  village  où  nous  vîmes  un  platane  qui  avait  environ  quarante  pieds  de  tour,  nous 
traversâmes  la  petite  ville  de  Baïndir,  qui  nous  parut  animée  par  un  commerce 
assez  actif  et  surtout  remplie  de  teinturiers.  Nous  arrivâmes  vers  quatre  heures  à 
Berghir.  Ici  le  pays  changeait  complètement  d'aspect  aux  approches  de  la  mon- 
tagne, et  prenait  quelque  chose  de  la  Suisse;  mais  jamais  torrent  de  la  Suisse  n'a 
reçu  une  étincelle  de  cette  fournaise,  qui  réfléchissait  ses  flammes  pourprées  dans 
le  ruisseau  de  Berghir.  Nous  eûmes  dans  ce  village  toute  la  maison  d'un  Grec  à 
notre  disposition.  Les  femmes  n'étaient  pas  voilées,  mais  se  tenaient  à  l'écart 
et  évitaient  de  montrer  leur  visage.  Deux  choses  me  frappèrent  dans  cette 
maison.  J'y  trouvai  un  livre  imprimé  en  caractères  grecs.  Je  l'ouvris,  et  ne 
pus  en  comprendre  une  parole.  Je  m'aperçus  bientôt  que  ce  grec  était  du 
turc.  C'était  une  traduction  turque  des  psaumes  imprimée  en  lettres  grecques. 
a-t-il  donc  des  Grecs  qui  parlent  le  turc  et  ne  le  lisent  pas?  ou  bien  plutôt  n'est-ce 
pas  une  pieuse  ruse  des  missionnaires  pour  répandre  dans  le  pays  soumis  aux  Os- 
manlis  une  version  turque  des  livres  saints,  sans  attirer  l'attention,  et  sans  causer 
aux  croyants  de  déplaisir  de  voir  la  langue  de  Mahomet  employée  à  traduire  la 


DANS    L'ASIE  MINEURE.  10 

Hible  ?  L'autre  curiosité  ôtail  un  dessin  grossièrement  charbonné  sur  le  mur  et  re- 
|)réseiit:uit  diMix  vaisseaux.  A  la  proue  do  l'un  d'eux,  un  homme  armé  d'un  grand 
sabre  faisait  fou  sur  un  tout  petit  navire.  Celui-ci  était  monté  par  des  Turcs.  Au- 
dessus  de  l'autre  était  écrit  Maijna,  le  Magne.  Dans  cette^ reproduction  grossière  du 
triomphe  d'un  corsaire  maïnote  écrasant  ainsi  de  sa  supériorité  un  bâtiment  turc, 
il  y  avait  un  sentiment  de  sympathie  évident  pour  les  vieilles  luttes  du  Magne  contre 
la  Porte.  J'éprouvai  une  certaine  émotion  à  trouver  cette  sympathie  ainsi  exprimée 
au  cœur  de  la  Turquie.  Il  me  semblait  y  lire  une  protestation  et  une  menace  des 
rayas  d'Asie  contre  le  joug  de  leur  maître. 

Restait  à  franchir  le  Tmolus  et  à  chercher  de  l'autre  côté  Sardes,  dont  le  nom 
subsiste  à  peine  altéré  dans  Sart,  mais  sur  la  position  de  laquelle  les  rapports 
variaient,  parce  qu'il  ne  reste  ni  ville  ni  village  dans  remplacement  où  fut  la  ca- 
pitale de  Crésus.  Après  avoir  monté  pendant  trois  heures  par  des  sentiers  très- 
escarpés,  nous  atteignîmes  un  plateau  où  est  un  petit  village  qui  porte  le  nom  de 
la  montagne  elle-même,  Bost-Dag.  Il  était  entièrement  désert.  Les  habitants  n'y 
demeurent  que  durant  l'été.  L'hiver,  ils  descendent  à  Berghir,  et  on  appelle  hiver 
l'admirable  saison  dont  nous  jouissions  pendant  notre  voyage.  Je  me  croyais  sur 
une  alpe  de  la  Suisse  parmi  des  chalets.  Je  me  prenais  aussi  à  me  croire  en  France, 
au  milieu  de  ces  prés  entourés  de  petits  murs  en  pierres  sèches,  et  plantés  de 
noyers,  de  peupliers  et  de  saules.  L'image  de  cette  patrie  qu'on  fuit  quand  on 
voyage  est  douce  à  retrouver. 

Nous  étions  partis  tard  de  Bost-Dag,  par  suite  d'un  complot  d'Ahmet  et  de  Mar- 
chand, qui  voulaient  nous  forcer  à  nous  arrêter  en  route,  et  le  soleil  baissait  quand 
nous  commençâmes  à  descendre  le  revers  du  Tmolus.  Nous  ne  tardâmes  pas  à 
mettre  pied  à  terre,  et  nous  eûmes  bientôt  laissé  derrière  nous  chevaux  et  bagages, 
nous  avançant  vers  la  plaine  de  Sardes,  à  travers  les  innombrables  sinuosités  d'un 
sentier  suspendu  constamment  au-dessus  des  plus  magnifiques  gorges  de  montagnes 
qu'on  puisse  voir.  La  nuit  nous  surprit  dans  un  bois  de  mélèzes  qui  ressemblait  à 
un  beau  jardin  anglais.  Nous  continuâmes  notre  route  au  clair  de  lune.  Enfin  nous 
fûmes  rejoints  par  les  chevaux,  et  nous  ne  tardâmes  pas  à  trouver  un  poste  de 
soldats  où  Marchand  avait  l'intention  de  nous  faire  passer  la  nuit;  mais  nous  avions 
résolu  d'arriver  à  Sardes,  ou  du  moins  le  plus  près  possible  de  Sard^îs,  et,  sans 
vouloir  rien  écouter,  nous  nous  mîmes  de  nouveau  à  marcher  en  avant,  ayant  pour 
nous  montrer  la  route  un  soldat  qui  conduisait  son  cheval  par  la  bride,  et  m'adres- 
sait constamment  la  parole  en  turc  sans  pouvoir  se  persuader  que  je  n'entendais 
pas  un  mot  de  tout  ce  qu'il  me  disait. 

Notre  situation  était  vraiment  singulière.  Marchant,  à  neuf  heures  du  soir,  dans 
un  chemin  qui  par  moments  se  confondait  avec  le  lit  desséché  d'un  torrent,  à  tra- 
vers cailloux  et  rochers,  avec  un  guide  que  nous  ne  pouvions  comprendre,  et  allant 
ainsi  à  la  découverte  d'un  lieu  inhabité  où  nous  devions  passer  la  nuit,  notre  meil- 
leure chance  était  l'hospitalité  incertaine  des  Turcomans,  dont  nous  vîmes  les  feux 
briller  çà  et  là  dans  la  plaine,  quand  nous  atteignîmes  enfin  notre  but  après  une 
marche  rapide  et  fatigante  d'environ  cinq  heures.  Là,  nous  nous  arrèlàmes  pour 
attendre  chevaux,  postillon  et  droguian.  nos  lits  portatifs  et  les  provisions  pour  le 
souper.  Soliman,  c'était  le  nom  du  soldat  turc  qui  nous  accompagnait,  —  très-beau 
et  très-bon  garçon,  aussi  exact  à  ses  dévotions  qu'Ahmet  était  philosophe;  Soliman, 
voyant  que  nous  mettions  pied  à  terre,  en  fit  autant,  nous  adressa,  suivant  sa  cou- 
tume, un  discours  en  turc;  puis,  ce  qui  valait  beaucoup  mieux,  nous  indiqua  par 


20  UNE    COURSE 

signe,  en  montrant  ses  jambes  nues,  que  les  chiens  des  ïurcomans,  qui  aboyaient  à 
l'entour,  pourraient  bien  manger  les  nôtres.  Cet  avis  ayant  été  compris,  il  s'assit  sur 
ses  talons  et  se  mit  à  fumer. 

Notre  petite  troupe  nous  rejoignit  enfin,  et  nous  eûmes  bientôt  rencontré  un 
autre  poste  militaire  ;  mais,  là  même,  nous  n'étions  pas  encore  très-bien  édifiés  sur 
la  situation  de  Sardes  :  les  uns  disaient  que  Sart  était  à  une  portée  de  pistolet,  les 
autres  à  deux  heures  de  chemin.  On  Unit  par  parler  d'un  moulin  où  nous  pourrions 
passer  la  nuit.  Sur  cette  indication,  nous  remontâmes  à  cheval,  et,  après  avoir 
franchi  plusieurs  gués  et  nous  être  fait  refuser  un  gîte  par  les  Turcomans  comme 
par  les  Tartares,  nous  arrivâmes  au  moulin.  Le  hasard  et  notre  persévérance  nous 
avaient  bien  servis  :  nous  étions  au-dessous  de  l'acropole  de  l'ancienne  capitale  de 
la  Lydie. 

Ce  moulin  appartenait  à  deux  Grecs;  l'un  d'eux,  qui  dormait  en  plein  air  sur  une 
natte,  comme  n'avait  peut-être  jamais  dormi  son  prédécesseur  Crésus,  trouvait 
assez  désagréable  d'être  réveillé  dans  son  premier  somme  par  des  passants  qui  ve- 
naient, à  dix  heures  du  soir,  frapper  à  la  porte  de  son  moulin,  peu  exposé,  par  sa 
situation,  à  de  pareilles  visites.  Il  n'était  point  en  humeur  de  nous  loger,  mais  Mar 
chand  se  fâcha,  et  lui  dit  avec  une  gravité  et  une  conviction  vraiment  comiques  : 
Comment  oses-tu  faire  difficulté  de  loger  pour  leur  argent  ces  illustres  étrangers? 
Encore  si  tu  étais  un  Turc, je  comprendrais  tes  refus;  mais  un  Grec!  un  raya!  un 
Grec!  répétait-il  avec  indignation.  Notre  hôte  sentit,  à  ce  qu'il  paraît,  la  justesse 
de  l'argument,  car  il  finit  par  nous  autoriser  à  prendre  possession  d'une  chambre 
où  son  frère,  plus  humain  que  lui,  ou  peut-être  plus  pénétré  des  devoirs  des  rayas 
envers  les  illustres  étrangers  porteurs  d'un  bouiourdi,  nous  avait  déjà  introduits. 
Bientôt  fut  allumé  un  feu  dont  nous  avions  tous  grand  besoin,  car  nous  étions  au 
milieu  des  marais,  et  je  n'ai  jamais  entendu  croasser  tant  de  grenouilles  à  la  fois. 
Une  distribution  générale  de  cigares,  objet  inconnu  dans  ces  contrées  barbares, 
acheva  de  mettre  tout  le  monde  en  bonne  humeur.  Pour  nous,  nous  étions  enchantés 
d'avoir  ainsi  mené  à  fin  notre  expédition,  et  de  toucher  au  but  que  nous  avions 
presque  désespéré  d'atteindre. 

Le  lendemain  matin,  en  nous  levant,  nous  vîmes  avec  une  grande  joie  que  notre 
moulin  était  lout  juste  au  pied  de  la  montagne  à  pic  sur  laquelle  s'élèvent  les  murs 
de  l'acropole  de  Sardes.  Nous  commençâmes  par  chercher  un  chemin  pour  y  ar- 
river. La  chose  semblait  impossible.  Jamais  citadelle  ne  fut  mieux  défendue  par  la 
nature  que  celle  de  Crésus  ;  le  terrain  qui  le  porte  est  un  poudingue  sablonneux 
qui  présente  des  parois  parfaitement  verticales  d'une  immense  hau(eur.  Peut-être 
l'art  avait-il  rendu  encore  plus  abruptes  les  abords  de  l'acropole  du  côté  de  la 
plaine  arro.sée  par  l'Hermus.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  nous  trouvions  fort  embar- 
rassés devant  ce  mur  à  pic  de  plusieurs  centaines  de  pieds.  Après  diverses  tentatives 
infructueuses,  nous  découvrîmes  un  sentier  étroit  qui  semblait  joindre  ensemble 
plusieurs  pyramides  à  pans  escarpés  et  souvent  verticaux  comme  ceux  de  la  mon- 
tagne. Nous  suivîmes  celte  espèce  de  pont  sans  garde-fous,  et  nous  finîmes  par  ar- 
river à  l'acropole. 

C'était  un  magnifique  spectacle  et  supérieur  peut-être  à  tout  ce  que  nous  avions 
vu  jusque-là,  certainement  plus  extraordinaire.  De  toutes  parts,  sous  nos  pieds,  des 
pyramides  rougeâtres  s'élevaient  en  désordre  les  unes  au-dessus  des  autres,  à  peu 
près  comme  les  aiguilles  des  glaciers.  D'un  côté,  les  étages  verdoyants  du  Tmolus 
s'abaissaient  peu  à  peu  vers  la  plaine  ;  de  l'autre,  on  découvrait  la  plaine  couronnée 


«ANS    L'ASIE    MIÎSEURE.  21 

de  montagnes,  le  lac  de  Gygès,  les  tertres  tiinuilaires  des  anciens  rois  de  Lydie. 
Celte  plaine,  ce  lac,  cet  horizon,  ce  cliaos  de;  sommets  qui  semblaient  de  grandes 
vagnes  de  sable  rouge  soulevées  et  enchaînées  par  un  prodige,  à  leur  pied  le  Pac- 
tole, et  sur  ses  bords  les  belles  ruines,  blanches  cette  fois,  du  temple  de  Cybèle, 
nous-mêmes  enfin  isolés  et  suspendus  au-dessus  de  cette  scène  merveilleuse,  tout 
concourait  à  augmenter  l'impression  qu'elle  avait  d'abord  produite  sur  nous.  Nous 
restâmes  quelque  temps  immobiles  à  cette  vue  avant  de  nous  livrer  à  l'examen  des 
ruines  qui  nous  entouraient. 

Les  murs  actuels  de  l'acropole  s'élèvent  certainement  sur  la  place  où  était  l'an- 
cienne, car  cette  place  ne  peut  avoir  varié  ;  mais  ces  murs,  ici  comme  à  lîphèse,  ont 
été  construits  dans  les  bas  temps  avec  des  fragments  en  partie  antiques.  Partout 
des  tronçons  de  colonnes,  de  chapiteaux,  sont  engagés  dans  la  muraille.  Plusieurs 
des  débris  qui  la  composent  portent  des  inscriptions.  Une  d'elles  était  chrétienne; 
une  autre,  qui  nous  parut  curieuse,  parlait  de  cinq  amours  consacrés  à  la  douce 
patrie.  Mérimée  en  prit  copie,  et  il  fit  bien,  car  il  faut  des  jambes,  que  n'ont  pas 
tous  les  collecteurs  d'inscriptions,  pour  atteindre  à  celle-ci  (1). 

Après  avoir  curieusement  visité  les  murs  de  l'acropole,  nous  descendîmes  dans  la 
plaine,  et  nous  nous  acheminâmes  de  ravin  en  ravin  vers  les  ruines  du  temple  de 
Cybèle.  Nous  n'y  arrivâmes  point  sans  avoir  h  soutenir  un  assaut  vigoureux  delà 
part  de  cinq  ou  six  chiens  lurcomans  qui  paraissaient  les  garder.  Ces  grands  chiens 
blancs,  à  demi  sauvages  comme  les  nomades  leurs  maîtres,  s'élancèrent  tout  à  coup 
.sur  nous  de  différents  côtés.  La  vue  d'un  pistolet  dirigé  sur  eux  ne  les  arrêta  point, 
mais  fit  accourir  les  femmes  des  Turcomans,  qui  nous  en  délivrèrent.  Le  chien  du 
moulin  où  nous  avions  passé  la  nuit,  avec  un  sentiment  remarquable  des  devoirs 
de  l'hospitalité  et  un  courage  héroïque,  n'avait  pas  hésité  à  se  précipiter  vaillam- 
ment dans  la  mêlée  pour  nous  défendre.  Mais  que  pouvait-il  contre  six?  Nous  en- 
tendîmes ses  cris,  et  ne  le  vîmes  plus  reparaître. 

Enfin  nous  arrivâmes  au  temple.  Les  deux  colonnes  qui  sont  debout  et  les  nom- 
breux débris  gisants  à  terre  offrent  un  type  achevé  de  l'ordre  ionique  ancien.  Rien 
n'est  plus  simple  et  plus  beau  que  le  contour  des  volutes,  dont  les  gracieuses  spi- 
rales s'enroulent  aux  deux  côtés  d'un  chapiteau  ionique.  On  dirait  un  vers  d'Homère. 
Mérimée,  tout  en  les  dessinant,  me  faisait  remarquer  les  plus  fines  beautés  de  l'ar- 
chitecture grecque,dont  il  a  un  sentiment  exquis.  Et  moi,  toujours  occupé  à  cher- 
cher dans  l'art  antique  une  traduction  de  la  merveilleuse  poésie  des  Grecs,  j'aimais 
à  retrouver  les  procédés  de  l'un  dans  les  secrets  de  l'autre;  si  mon  ami  m'indiquait 
comme  un  signe  de  la  perfection  des  ornements  l'alternance  de  surfaces  planes  con- 
sidérables et  de  saillies  très-vives  et  très-minces,  ou  de  saillies  développées  et  de 
plans  peu  étendus,  je  me  disais  :  c'est  ainsi  que,  par  des  contrastes  habilement  mé- 
nagés, les  anciens  savaient  produire  dans  le  style  le  relief  et  la  saillie.  Dans  les  lit- 
tératures dégénérées  comme  dans  l'architeclure  de  la  décadence,  ces  proportions 

(1)  Voici  le  texte  de  celle  inscription  : 

ArA0H  TÏXH 
AVP.  XPTSEPûS  BArOPA 
NOMOS:  T0Ï2  HENTE 
EPQTAS  THI  rAÏKÏTA 
TH  nATPIAI. 

TOME  I.  2 


22  UNE    COURSE    DANS    L'ASIE    MINEURE. 

délicates  n'oxislent  plus  ;  tout  est  à  peu  près  également  plane,  et  de  là  naît  la  pla- 
titude, ou  bien  l'on  veut  tout  mettre  en  saillie,  et  on  manque  l'effet  pour  l'avoir 
trop  cherché.  S'il  attirait  mon  attention  sur  la  diversité  d'ornementation  de  chaque 
chapiteau,  dont  pas  un  ne  ressemblait  complètement  à  l'autre,  dans  le  temple  de 
Cybèle  à  Sardes,  aussi  bien  que  dans  le  temple  de  Diane  à  Magnésie,  je  retrouvais 
là  celte  liberté  du  génie  grec,  qui  ne  détruisait  point  l'unité,  mais  produisait  une 
harmonie  vivante  au  lieu  d'une  harmonie  morte,  et  mettait  la  richesse  où  les  imi- 
tateurs ont  mis  la  stérilité.  Rien  de  plus  différent,  par  exemple,  de  la  symétrie  mo- 
notone à  laquelle  certains  critiques,  qui  se  croyaient  disciples  des  Grecs,  ont  voulu 
asservir  la  tragédie,  que  la  diversité  des  produits  de  la  Melponiène  antique.  Certes 
ce  n'est  pas  dans  le  même  moule  qu'ont  été  jetés  Prométhée,  les  Perses,  les  Eiimé- 
nides,  OEdipe,  Bledée,  Alccste.  Ces  chefs-d'œuvre  ont  été  construits  d'après  cer- 
taines lois  identiques,  les  lois  immuables  du  beau  et  du  goût;  mais  combien  les 
applications  de  ces  lois  sont  variées  !  Si  toutes  ces  œuvres  ont  un  air  de  famille,  en 
même  temps  chacune  présente  une  physionomie  bien  distincte. 

....  Faciès  non  omnibus  una, 
Nec  diversa  tanien. 

Ainsi  sont  les  colonnes  des  temples  ioniens,  et  sur  ce  point  délicat,  comme  sur 
beaucoup  d'autres,  l'art  des  Grecs  est  un  excellent  commentaire  de  leur  poésie. 
Nous  nous  éloignâmes  à  regret  de  cette  belle  ruine,  pour  aller  rafraîchir  nos  lèvres 
dans  l'eau  du  Pactole,  qui  coule  au  pied  du  temple.  Le  Pactole,  que  Sophocle 
appelle  grand,  ce  qui  prouve  qu'il  n'était  pas  venu  à  Sardes,  est  un  ruisseau.  A-t-il 
jamais  roulé  de  l'or  dans  ses  ondes?  Le  fait  n'est  point  impossible;  Strabon  parle 
d'anciennes  mines  d'or  dans  le  Tmolus  ;  mais  comme,  d'après  son  témoignage,  elles 
n'existaient  déjà  plus  de  son  temps,  il  est  fort  possible  que  le  Pactole  ait  dû  sa 
renommée  de  fleuve  aurifère  au  mica  qu'il  détache  de  la  montagne  et  qui  scintille 
dans  le  sable  de  son  lit;  celui  que  nous  observâmes  était  plutôt  argenté  que  doré; 
mais,  dans  la  montagne,  j'avais  vu  des  paillettes  qui  imitaient  assez  bien  les  reflets 
de  l'or.  Peut-être  celte  circonstance  géologique  a-t-elle  fait  illusion  aux  anciens,  et 
la  réputation  proverbiale  du  PacLole  est-elle  une  réputation  usurpée. 

Après  avoir  vu  Éphèse,  Magnésie,  franchi  le  Tmolus,  gravi  l'acropole  de  Sardes 
et  bu  les  eaux  du  Pactole,  qui,  je  le  crains  bien,  ne  nous  feront  pas  plus  riches,  il 
ne  nous  restait  plus  qu'à  regagner  Smyrne,  si  nous  voulions  ne  pas  manquer  le 
bateau  de  Constantinople  et  retrouver  nos  compagnons  de  voyage,  M.  Lenormant 
"dont  nous  avions  regretté  souvent  le  coup  d'œil  et  le  savoir,  et  son  docte  collabo- 
rateur M.  de  Witle.  C'est  ce  que  nous  fîmes  en  grande  diligence.  Nous  revîmes  ces 
campagnes  enchantées  qu'arrose  le  Mélès,  ces  bois  de  grenadiers  d'un  aspect  élyséen, 
qui  rappellent  les  bois  d'orangers  de  Sorrente;  nous  saluâmes  de  nouveau  l'admi- 
rable rade  de  Smyrne,  magnifique  berceau  d'Homère. 

i.-l.  Ampère. 


HISTORIENS 


MODERNES 


DE  LA  FRANCE. 


II. 
M.   niICHEI.ET. 


Il  y  D  des  esprits  qui  ont  le  dangereux  privilège  de  soulever  les  sentiments  les 
plus  contradictoires,  et  qui  justifient  l'enthousiasme  et  le  blâme  par  des  qualités 
sympathiques,  comme  par  une  exagération  souvent  choquante  de  ces  mêmes  qua- 
lités. Si  la  critique  doit  éprouver  de  l'embarras  et  des  scrupules,  c'est  surtout  en 
présence  des  écrivains  de  cette  nuance.  Comment  concilier  le  devoir  de  la  sincérité 
avec  la  déférence  due  à  ces  hommes  qui  ont  fait  preuve  de  puissance  en  remuant 
l'opinion?  Le  seul  moyen  peut-être,  c'est  de  revenir  sur  toutes  les  traces  qu'ils  ont 
laissées  dans  leur  carrière,  de  signaler  les  influences  subies  et  l'action  exercée 
par  eux,  de  rappeler  les  efforts  et  les  résultats,  les  applaudissements  et  les  objec- 
tions; c'est,  en  un  mot,  d'instruire  fidèlement  la  cause,  en  laissant  à  chacun  des 
lecteurs  la  responsabilité  de  son  propre  jugement.  Ainsi  lâcherons -nous  de  faire 
à  l'égard  de  M.   Michelet. 

Un  procédé  qui  donne  autant  de  charme  que  de  vérité  aux  portraits  littéraires, 
consiste  à  expliquer  l'œuvre  intellectuelle  par  la  biographie,  la   vie  idéale  par  les 


44  HISTORIENS    MODERNES 

incidents  de  la  vie  pratique.  Ce  genre  de  commentaire  n'est  pas  applicable  à  l'his- 
torien que  nous  essayons  de  faire  connaître  :  sa  vie  entière  paraît  avoir  été  vouée 
aux  silencieuses  études.  Par  une  exception  dont  il  faut  le  féliciter,  il  ne  s'est  point 
armé  de  son  talent  pour  descendre  dans  l'arène  politique.  Ses  tendances  et  ses 
sympathies  ne  se  sont  formellement  révélées  qu'en  1850,  par  quelques  phrases  i^eten- 
lissantes,  en  harmonie  avec  les  sentiments  qui  triomphèrent  à  cette  époque.  Nous 
nous  représentons  donc  M.  Michelet  comme  un  écrivain  vigilant  et  passionné, 
infatigable  à  la  recherche  des  idées  et  des  faits,  renouvelant  chaque  jour  son 
enthousiasme  par  l'excitation  du  travail,  ne  suspendant  l'œuvre  commencée  que 
pour  écouter  le  bruit  que  fait  dans  le  monde  la  dernière  œuvre  :  noble  et  dévo- 
rante existence,  existence  de  poète,  qui  serait  pour  M.  Michelet  une  suffisante 
excuse,  si  par  hasard  il  avait  du  poète  les  illusions  et  l'irritabilité  proverbiale. 
Quant  h  sa  biographie  positive,  c'est  la  posséder  complètement  que  de  connaiire  la 
série  de  ses  publications,  la  succession  de  ses  services  universitaires  et  des  grades 
scientifiques  qui  en  ont  été  la  juste  récompense.  M.  Jules  Michelet  est  né  à  Paris  en 
1 798,  et  y  a  fait  ses  études  avec  distinction.  Il  est  probable  qu'il  ne  quitta  les  bancs 
que  pour  paraître  dans  la  chaire,  puisqu'il  dix-neuf  ans  il  remplissait  les  fonctions 
de  professeur,  déjà  préparé,  nous  dit-il  lui-même,  à  enseigner  successivement,  et 
souvent  à  la  fois,  la  philosophie,  l'histoire  et  les  langues.  En  1821,  il  entra  dans 
l'Université  par  la  voie  des  concours,  et,  après  quelques  années  d'exercice  dans  les 
collèges  royaux,  il  prit  rang  parmi  cette  élite  de  professeurs  qui  représente  chez 
nous  le  haut  enseignement. 

Le  noviciat  littéraire  de  M.  Michelet  fut  sans  doute  grave  et  laborieux.  La  liste 
de  ses  premiers  essais,  demeurés  inédits,  nous  le  montre  inquiet  de  sa  vocation, 
flottant  de  la  philosophie  à  l'histoire.  A  des  traductions  de  Reid  et  de  Dugald 
Stewart  succède  une  étude  sur  les  langues,  dont  le  jeune  philologue  prétend  faire 
sortir  une  histoire  de  la  civilisation.  En  1824,  date  que  M.  Michelet  désigne  comme 
celle  des  travaux  sérieux  et  suivis,  il  entreprend  de  «  ramener  à  l'unité  toutes  les 
sciences  qui  font  l'objet  de  l'enseignement  public,  »  et  il  se  délasse  de  ses  médita- 
tions pédagogiques,  en  crayonnant,  pour  la  Biographie  universelle,  quelques  por- 
traits dont  le  plus  saillant  est  celui  de  Zénobie,  la  fameuse  reine  de  Palmyre.  Déjà, 
à  cette  époque,  le  retentissement  des  leçons  de  M.  Guizot,  les  belles  compositions, 
la  vive  polémique  de  M.  Augustin  Thierry,  rendaient  indispensable  la  refonte  des 
niaises  compilations  historiques  qu'on  mettait  dans  les  mains  des  écoliers.  Les 
professeurs  les  plus  distingués  se  partagèrent  la  tâche,  avec  l'assentiment  du  monde 
universitaire.  Une  des  sections  de  ce  travail  échut  de  droit  à  M.  Michelet.  «  Pré- 
senter à  l'enfance  une  suite  d'images,  à  l'homme  mûr  une  chaîne  d'idées,  »  tel 
est  le  programme  annoncé  et  accompli  dans  le  Précis  de  l'Histoire  moderne,  qui 
parut  en  1827,  et  qui  compte  aujourd'hui  six  éditions.  On  remarqua  dans  cet 
excellent  résumé  une  judicieuse  distribution  des  faits,  un  savoir  assez  exact,  de  la 
pénétration,  et  dans  certains  tableaux  une  recherche  de  coloris  en  contraste  avec  la 
pâleur  ordinaire  des  livres  scolastiques.  Mais  les  applaudissements  de  la  discrète 
population  des  collèges  sont  peu  de  chose  pour  l'amour-propre.  Qui  sait,  de  nos 
jours,  se  passer  des  acclamations  de  la  foule  et  des  fanfares  de  la  publicité?  Nous 
allons  donc  voir  M.  Michelet,  âgé  d'un  peu  moins  de  trente  ans,  entrer  fièrement 
dans  la  carrière  historique,  en  agitant  sa  bannière  armoriée  de  symboles,  et  recon- 
naissable  à  ses  tranchantes  couleurs. 

Dans  les  arts,  la  véritable  originalité  est  celle  qui  s'ignore  elle-même.  Quand, 


DE    LA    FRANCE.  2') 

poiir  faire  pieiivo  do  foicc  cl  d'indépendance,  on  cberche  systéinaliqiienienl  une 
voie  nouvelle,  il  est  rare  qu'on  ne  s'égare  pas,  et  que  des  qualités  poussées  à 
l'exagération  ne  deviennent  pas  des  défauts.  Nous  aurions  peine  à  croire  que 
M,  Michelel,  à  ses  débuts,  n'eût  pas  é!é  un  peu  trop  préoccupé  du  désir  de  se  faire 
une  place  distincte  parmi  nos  historiens  M.  de  Sismondi  avait  pris  à  tâche  l'exhu- 
mation laborieuse  et  la  distribution  méthodique  des  faits.  M.  Giiizot  avait  ranimé  la 
lettre  morte  de  nos  anciennes  lois,  et  retracé  de  main  de  maître  le  mouvement  de 
la  civilisation  moderne.  L'ingénieuse  restauration  du  passé,  l'éclatante  mise  en 
scène,  avaient  fait  la  gloire  de  M.  Thierry,  et  les  principales  places  étaient  prises 
dans  l'école  pittoresque.  Quant  aux  travaux  de  pure  érudition,  il  n'y  a  pas  pour  eux 
de  popularité  chez  nous.  Habitué  par  ses  études  métaphysiques  à  la  généralisation 
des  idées,  M.  Michelet  se  voua  à  l'histoire  philosophique,  non  pas  à  la  manière  du 
xvin"'  siècle,  qui  cherchait  avant  tout  des  prétextes  de  déclamations  morales,  mais 
avec  la  prétention,  trop  commune  de  nos  jours,  de  donner  raison  de  tous  les  actes 
humains,  d'exposer  dogmatiquement  le  mystérieux  enchaînement  de  causes  et 
d'eflets  dont  la  trame  compose  l'existence  des  sociétés.  En  possession  d'un  genre 
séduisant,  mais  d'autant  plus  dangereux  qu'il  semble  autoriser  l'intempérance  de 
l'imagination  et  le  lyrisme  du  style,  le  jeune  professeur  se  crut  destiné  sans  doute 
à  planer  sur  le  champ  de  l'histoire  :  ou  a  de  ces  extases  à  trente  ans;  mais  ce 
qu'on  ne  saurait  avoir  à  cet  âge,  c'est  la  variété  de  connaissances,  la  fermeté  de 
jugement  qui  seraient  nécessaires  pour  interpréter  la  loi  providentielle  de  l'huma- 
nité, en  supposant  qu'il  fût  permis  à  la  faible  humanité  de  découvrir  celte  loi.  A 
défaut  d'une  philosophie  historique  qui  lui  fût  propre,  M.  Michelet  en  acquit  une 
d'emprunt  ;  il  se  passionna  pour  Vico,  et  s'appropria  les  théories  du  savant  italien 
en  les  vulgarisant  parmi  nous. 

Les  Principes  de  la  Philosophie  de  l'histoire,  traduction  abrégée  de  la  Scienza 
nuova,  parurent  en  1827,  et  furent  reproduits  en  1855  avec  d'autres  opuscules 
traduits  on  analysés,  de  manière  à  nous  faire  apprécier  l'œuvre  complète  de  l'ingé- 
nieux Napolitain.  Cette  publication  méritait  le  bienveillant  accueil  qu'elle  a  obtenu. 
Quel  que  soit  le  jugement  qu'on  porte  sur  le  système  de  Vico,  on  ne  peut  mécon- 
naître en  lui  les  nobles  caractères  du  génie.  Jusque  dans  ses  moindres  écrits,  dans 
sa  correspondance,  on  sent  l'homme  parfaitement  maître  de  la  pensée  qu'il  veut 
produire,  indice  infaillible  de  supériorité.  Sa  Biographie,  écrite  par  lui-même  avec 
un  charme  de  naïveté  que  l'habile  traducteur  a  conservé,  nous  fait  suivre  avec  u» 
respectueux  intérêt  le  développement  d'une  belle  intelligence.  Dans  la  Science  nou- 
velle, il  y  a  un  luxe  de  savoir,  un  rayonnement  d'idées  dont  le  premier  effet  est 
une  sorte  d'éblouissement.  Il  faut  surtout  remercier  Vico  d'avoir  un  des  premiers 
signalé  les  applications  possibles  de  la  philologie  à  l'histoire,  et  d'avoir  fait  jaillir 
un  nouvel  ordre  de  démonstrations  de  l'analyse  des  mots  et  de  la  comparaison  des 
idiomes.  Mais,  après  avoir  énuméré  les  titres  incontestables  de  Vico,  qu'il  nous  soit 
permis  d'énoncer  un  grief  que  nous  avons  conlre  lui.  Nous  avons  à  lui  reprocher 
le  tort  qu'il  a  fait  à  M.  Michelel. 

La  doctrine  historique  qui  ressort  de  la  Scienza  mtova  est  généralement  connue. 
On  sait  que,  pour  Vico,  les  sociétés  humaines  obéissent  dans  leur  développement  à 
une  loi  fatale  et  régulière,  comme  celle  qui  détermine  chez  l'homme  pris  isolément 
les  phases  diverses  de  la  vie.  Dans  cette  hypothèse,  chaque  société  porte  en  elle  un 
principe  de  vitalité  qui  lui  est  propre,  de  sorte  qu'elle  grandit  par  ses  propres  forces 
et  indépendamment  des  autres  civilisations.  L'instinct  de  la  sociabilité  fait  sortir 


26  HISTORIENS    MODERNES 

les  hommes  de  la  sauvagerie,  et  commence  leur  existence  nationale.  D'abord  la 
superstition  les  courbe  sous  le  despotisme  religieux  ;  c'est  l'âge  divin  ou  Ihéocra- 
tique.  Les  guerriers  rejettent  le  joug  des  prêtres,  révolution  qui  coïncide  avec  l'âge 
féodal.  Le  troupeau  des  clients  et  des  esclaves  croît  en  nombre  à  mesure  que  l'a- 
ristocratie s'épuise;  ils  osent  revendiquer  des  droits  civils,  et,  à  force  d'empiéte- 
ments, ils  font  prévaloir  le  régime  démocratique.  Bientôt,  embarrassé  de  sa  souve- 
raineté, le  peuple  se  donne  un  chef,  et  la  tyrannie  commence;  mais  le  monarque, 
pour  dominer  plus  sûrement  ses  sujets,  les  livre  systématiquement  à  la  corruption  : 
le  peuple  se  dégrade  et  dépérit  ;  le  corps  national,  ayant  enfin  perdu  toute  vitalité, 
tombe  en  dissolution.  Quand  une  société  a  traversé  toutes  ces  phases,  elle  dispa- 
raît; une  société  nouvelle  lui  succède.  Ainsi,  l'humanité  doit  tourner  éternellement 
dans  un  cercle  sans  issue,  et  déjà,  selon  Vico,  elle  a  fourni  deux  évolutions  de  ce 
genre  :  la  première  dans  le  monde  ancien,  dont  la  société  romaine  est  le  type  le 
plus  parfait  ;  la  seconde,  qui  a  pour  point  de  départ  la  rénovation  déterminée  par 
le  débordement  des  races  barbares,  et  n'est  pas  encore  épuisée.  L'Europe,  ar- 
rivée à  l'âge  humain,  se  débat  inutilement  sur  la  pente  fatale  qui  la  précipite  vers 
le  néant;  mais  la  mort  engendrera  la  vie,  et  le  genre  humain  sortira  une  troisième 
fois  de  la  sauvagerie  pour  recommencer  une  nouvelle  existence.  Telle  est,  au  fond, 
cette  science  nouvelle  qui  constitue,  suivant  son  auteur,  »  une  démonstration  histo- 
rique de  la  Providence,  une  histoire  des  décrets  par  lesquels  cette  Providence  a  gou- 
verné à  l'insu  des  hommes,  et  souvent  malgré  eux,  la  grande  cité  du  genre  humain.  » 
On  serait  mal  venu  à  contester  la  valeur  personnelle  de  Vico  et  les  ressources  im- 
menses de  son  esprit;  mais  la  plus  grande  preuve  de  génie  qu'il  ait  pu  faire  a  été 
de  donner  crédit  à  une  doctrine  aussi  évidemment  erronée  que  la  sienne.  Il  nous 
serait  trop  facile  aujourd'hui  d'ébranler,  par  des  critiques  de  détail,  les  généralités 
d'un  système  combiné  à  une  époque  où  la  science  historique  était  insuffisante.  Nous 
voulons  seulement  constater  l'influence  que  Vico  a  exercée  sur  la  vive  et  mobile 
intelligence  de  son  traducteur. 

La  conception  de  Vico  implique  le  fatalisme,  et  c'est  là  son  grand  vice.  Ce  rou- 
lement mécanique  des  sociétés  annule  évidemment  la  liberté  morale,  l'action  de 
l'individu  sur  sa  destinée.  Dans  un  monde  ainsi  fait,  il  n'y  a  plus  d'éclairs  de  génie, 
d'efl"orts  sublimes  de  la  volonté.  Les  révolutions  politiques  sont  des  crises  néces- 
saires, et,  pour  ainsi  dire,  des  phénomènes  de  croissance;  les  belles  conceptions 
(jui  élèvent  l'esprit  public,  les  merveilleuses  découvertes  qui  enrichissent  un  pays 
ne  sont  plus  que  des  œuvres  anonymes  produites  par  la  collaboration  d'un  peuple 
entier.  En  conséquence,  les  grands  hommes  étant  inutiles,  on  les  supprime.  Quand 
leur  figure  se  dessine  vaguement  dans  les  lointains  obscurs,  on  en  fait  des  mythes, 
des  êtres  symboliques  qui  résument  une  époque  :  l'existence  de  ces  grands  hommes 
est-elle  avérée,  on  les  rapetisse  à  dessein,  en  les  présentant  «  moins  comme  les 
auteurs  que  comme  les  produits  de  la  civilisation.  »  M.  Michelet,  dans  la  première 
ferveur  du  prosélytisme,  a  formulé  naïvement  ces  principes  en  vantant  leur  fécon- 
dité. 0  Le  mot  de  la  Science  nouvelle,  a-t-il  dit,  est  celui-ci  :  L'humanité  est  son 
œuvre  à  elle-même.  L'humanité  est  divine;  mais  il  n'y  a  pas  d'hommes  divins.  Ces 
héros  mythiques,  ces  Hercule,  ces  Lycurgue,  ces  Romulus,  sont  les  créations  de  la 
pensée  des  peuples,  etc..  Les  peuples  restaient  prosternés  devant  ces  gigantesques 
ombres  ;  le  philosophe  les  relève  et  leur  dit  :  Ce  que  vous  adorez,  c'est  vous-mêmes  ; 
ce  sont  vos  propres  conceptions.  »  M.  Michelet  écrivait  ces  lignes  à  un  âge  où  on 
ne  sait  pas  encore  s'arrêter  sur  la  pente  d'une  idée,  et  il  ajoutait  que  l'humanité 


DE    LA    FnANCE.  27 

avait  Cil  tort  jnsiiuo-là  d'altrihuor  ses  progrès  aux  hasards  du  génie  individuel; 
qu'eu  rapiiorlanl  les  révululioiis  de  la  politique,  de  la  religion,  de  l'art,  à  l'inexpli 
cable  siii»ériorit«;  de  quelques  hommes,  on  faisait  de  l'histoire  un  spectacle  infé 
cond,  une  fantasmagorie  incompréhensible. 

N'est-ce  pas  un  principe  bien  faux  et  bien  malencontreux  pour  un  historien  que 
cette  négation  du  génie  individuel?  Les  révolutions  conduites  par  des  mains  puis- 
santes, les  œuvres  d'art  qui  font  époque,  correspondent  sans  doute  aux  vagues  be- 
soins sentis  par  la  foule;  c'est  précisément  parce  que  certains  hommes  comprennenl 
et  résument  leur  siècle,  c'est  parce  qu'ils  débrouillent  le  chaos  des  sentiments  et 
des  idées,  (ju'ils  sont  de  grands  hommes  :  ils  ne  font  pas  tout  à  eux  seuls;  sans 
eux,  rien  ne  se  ferait.  Dans  l'idée  que  nous  avons  aujourd'hui  de  Napoléon,  dans 
l'œuvre  gigantesque  que  lui  attribue  la  reconnaissance  nationale,  tout  ne  lui  ap- 
partient pas  littéralement.  Autour  de  l'empereur,  il  y  avait  l'escorte  des  Lannes  el 
des  Murât,  des  Gaudin  et  des  Daru,  vaillants  champions,  zélés  bureaucrates,  qui  ont 
ligure  dignement  dans  le  grand  ensemble;  une  foule  d'hommes  tirés  du  néant  et 
bien  employés  ont  acquis  une  valeur  personnelle  qu'il  serait  injuste  et  ridicule  de 
contester.  Pourtant,  supprimez  le  jeune  Corse,  el  vous  verrez,  à  cinq  ou  six  excep- 
tions près,  vous  verrez  le  cortège  bariolé  des  sénateurs,  des  généraux,  des  préfets 
et  des  diplomates,  disparaître  comme  par  magie,  et  se  perdre  dans  les  rangs  obscurs 
des  sergents  et  des  procureurs.  Les  plus  tristes  jours  dans  la  vie  des  peuples  sont 
ceux  où  l'action  des  hommes  vraiment  supérieurs  se  fait  le  moins  sentir  ;  et,  pour 
preuve,  ne  pourrait-on  pas  citer  l'époque  présente?  On  remarque  aujourd'hui  un 
grand  mouvement  d'idées,  une  émulation  opiniâtre,  une  rare  diffusion  de  connais- 
sances ;  il  y  a  peu  de  spécialités  qui  ne  possèdent  des  hommes  éminents;  néanmoins, 
avouons-le,  de  ce  concert  d'efforts,  de  tant  de  voix  graves  ou  éclatantes,  il  ne  ré- 
sulte qu'un  bruissement  confus  et  sans  portée.  On  est  fatigué,  et  on  en  convient; 
l'éloge  est  une  monnaie  que  chacun  donne  ou  reçoit,  mais  qui  n'enrichit  personne; 
on  ne  sait  quel  frisson  de  malaise  traverse  tous  les  enthousiasmes,  on  parle  beau- 
coup de  l'avenir,  et  on  doute  du  lendemain.  Que  lui  manque-l-il  donc,  à  cette  époque 
Gère  et  souffreteuse,  si  ennuyée  de  ses  progrès,  si  mesquine  dans  son  opulence? 
N'est-ce  pas  qu'il  y  a  faute  aujourd'hui  d'individualités  fortes,  d'esprits  fermes  el 
résistants?  N'est-ce  pas  qu'il  nous  faudrait  surtout  quelqu'une  de  ces  intelligences 
souveraines  dont  la  foule  n'ose  pas  récuser  la  domination? 

Pour  M.  Michelet,  Vico  fut  un  révélateur.  Les  pages  qu'il  lui  a  consacrées  dans 
ses  premiers  ouvrages  sont  moins  une  adhésion  motivée  que  des  actes  de  foi.  «Tous 
les  géants  de  la  critique,  disait-il  en  1831,  dans  la  préface  de  son //js^oiVeromairte, 
tiennent  déjà,  et  à  l'aise,  dans  ce  petit  pandœmonium  de  la  Scicnza  nnova.  »  Mal- 
heureusement il  y  avait  en  germe,  dans  ce  même  pandœmonium,  tous  les  défauts 
qui  ont  longtemps  faussé  l'essor  d'un  talent  remarquable.  Ce  fatalisme  qui  explique 
toujours  les  faits  par  une  nécessité  providentielle,  l'amoindrissement  systématique 
des  grands  hommes  au  profit  des  masses,  la  transformation  des  individus  en  mythes 
el  des  faits  en  symboles,  l'audacieuse  interprétation,  les  vagues  généralités,  sont 
autant  d'habitudes  contractées  à  l'école  de  Vico.  Ces  premières  impressions  sont 
pour  M.  Michelet  une  fatalité  contre  laquelle  nous  devons  le  voir  longtemps  se  dé- 
battre. Dans  sa  première  période,  il  éprouve  un  embarras  visible  pour  concilier  les 
faits  avec  ses  idées  préconçues;  il  ne  cesse  de  tourmenter  sa  théorie  pour  l'élargir 
suffisamment.  H  faut  qu'il  arrive  à  cette  époque  où  les  documents  deviennent  abon- 
dants et  formels  pour  être  désabusé,  sinon  complètement  affranchi,  et  pour  s'en 


28  HISTORIENS    MODERNES 

tenir  à  ce  qu'il  appelle  aujourd'hui  sa  vraie  victhode,  c'est-à-dire  à  la  vérificatioo 
des  actes  par  les  chroniques,  des  chroniques  par  les  monuments  et  les  pièces  offi- 
cielles. L'idéalisation  téméraire,  quand  elle  reparaît,  n'est  plus  alors  qu'une  habitude 
de  jeunesse  qui  perd  chaque  jour  de  son  empire,  et  laisse  entrevoir  une  période  de 
parfaite  et  vigoureuse  indépendance.  Cette  évolution  d'idées  chez  un  artiste  est  si 
naturelle,  qu'il  semble  peu  généreux  de  revenir  avec  sévérité  sur  les  débuts  de 
M.  Michelel.  Mais  ses  premiers  ouvrages  ont  eu  un  retentissement  qui  n'est  pas 
épuisé;  les  défauts  de  cet  écrivain,  comme  les  vices  brillants  des  hommes  de  dis- 
tinction, ont  assez  de  prestige  pour  trouver  longtemps  des  imitateurs,  il  n'est  donc 
pas  inutile  de  signaler  ces  défauts,  ce  que  nous  pouvons  faire  d'ailleurs  avec  d'au- 
tant plus  de  liberté  que  nous  aurons  occasion  d'applaudir  souvent  l'historien,  en 
l'étudiant  dans  la  voie  plus  solide  où  il  est  entré. 

Pendant  les  jours  fiévreux  qui  suivirent  la  révolution  de  1830,  on  croyait  assez 
généralement  que  la  réforme  politique  devait  être  couronnée  par  une  résurrection 
littéraire.  Les  circonstances  étaient  on  ne  peut  plus  favorables  pour  mettre  en  crédit 
une  philosophie  de  l'histoire.  Le  fuit  lux  de  M.  Michelet  fut  son  Introduction  à 
l'Histoire  universelle,  qui  porte  la  date  des  premiers  mois  de  1831.  Dans  la  dispo- 
sition générale  des  esprits,  les  axiomes  du  philosophe  italien  n'étaient  pas  de  mise. 
Quel  moyen  de  faire  comprendre  à  des  vainqueurs,  tout  fiers  encore  du  grand  coup 
qu'ils  viennent  de  frapper,  que  chaque  révolution  est  une  crise  fatale  qui  rapproche 
le  retour  inévitable  de  la  sauvagerieV  II  y  eutnécessité  de  rajeunir  un  peu  la  Science 
nouvelle.  M.  Michelet  se  rapprocha  donc  des  idéalistes  allemands,  qui,  selon  lui, 
continuent  et  complètent  Vico.  La  première  phrase  de  son  livre  donne  la  formule 
d'un  système  nouveau.  •-  Avec  le  monde,  dit-il,  a  commencé  une  guerre  qui  doit 
Unir  avec  le  monde,  et  pas  avant  :  celle  de  l'homme  contre  la  nature,  de  l'esprit 
contre  la  matière,  de  la  liberté  contre  la  fatalité.  L'histoire  n'est  pas  autre  chose 
que  le  récit  de  cette  interminable  lutte.  »  A  ceux  qui  auraient  pu  demander  ce  que 
c'est  que  la  fatalité,  l'auteur  répondait  dans  une  note  que  «  la  fatalité  est  tout  ce 
qui  fait  obstacle  à  la  liberté.  » 

Lorsqu'en  un  moment  d'oublieuse  indolence,  on  laisse  égarer  dans  les  nuages  son 
regard  et  sa  pensée,  on  s'étonne  des  merveilles  qu'on  y  découvre;  mais  qu'au  sortir 
de  la  vague  rêverie,  on  jette  sur  ce  monde  enchanté  un  coup  d'oMI  vif  et  lucide,  plus 
de  châteaux  lumineux,  ni  de  groupes  fantastiques  :  de  ce  spectacle  dont  on  était 
ravi,  il  ne  reste  plus  qu'un  éblouissement,  et  le  regret  du  temps  perdu.  N'en  est-il 
pas  de  même  de  presque  tous  ces  systèmes  qui  séduisent  à  première  vue,  parce  qu'ils 
admettent,  en  raison  de  leur  élasticité,  le  luxe  du  savoir,  la  pompe  des  mots  et 
toute  la  féerie  du  talent,  mais  qui,  après  tout,  ne  soutiendraient  pas  pendant  une 
heure  l'examen  d'un  homme  possédant  l'humble  science  des  faits?  Suivant  Hegel 
et  ses  adeptes,  l'histoire  du  monde  est  la  manifestation  successive  de  cette  force 
diffuse  que  les  panthéistes  appellent  la  raison  divine.  Chaque  civilisation  est  le 
développement  d'une  idée  particulière  de  cette  raison  suprême.  L'ù/ee,  dont  chaque 
peuple  devient  l'expression  vivante,  est  une  sorte  d'âme  qui  anime  le  corps  social 
dans  toutes  ses  parties  ;  l'idée  étant  épuisée,  l'âme  s'évanouit,  le  corps  meurt.  Sui- 
vant cette  conception.  Dieu,  l'homme  et  la  nature  ne  forment  qu'un  tout  dont 
chaque  partie  est  nécessaire  aux  autres,  et  les  phénomènes  naturels  et  historiques 
ne  sont  plus  que  des  évolutions  de  la  substance  infinie.  Quatre  idées  de  la  raison 
divine  ont  produit  les  quatre  grandes  civilisations  ;  le  monde  oriental,  dans  lequel 
la  substance,  comme  si  elle  n'avait  pas  encore  conscience  d'elle-même,  sommeille 


DE  LA  ruArscE.  29 

dans  sa  mystérieuse  inmiobililc;  le  monde  grec,  qui  représente  au  contraire  la  va- 
riété, le  mouvement,  l'examen,  le  dégagement  de  l'esprit  échappant  à  la  matière; 
le  monde  romain,  qui,  recevant  dans  son  sein  le  génie  étrusque  et  le  génie  grec, 
l'Orient  et  l'Occident,  a  pour  principe  d'existence  l'antagonisme  de  l'immobilité  et 
du  mouvement,  la  lutte  de  la  nécessité  et  de  la  liberté  ;  le  monde  germanique  ou 
moderne,  qui  est  destiné  à  voir  le  glorieux  triomphe  de  la  raison  universelle,  com- 
mençant enfin  à  se  comprendre  elle-même.  La  plus  remarquable  tentative  pour 
ajuster  les  faits  à  l'idéalisme  de  Hegel  est  VHistoirc  du  droit  de  SKCcession,  de 
Gans  (I),  qui  a  prétendu  expliquer  comment  l'idée  particulière  à  chaque  peuple,  le 
principe  divin  de  chaque  civilisation  a  modifié  la  transmission  delà  propriété.  Nous 
trouvons  dans  un  des  ouvrages  de  M.  Michelet  (2)  un  fragment  de  Gans  qui  nous 
parait  le  beau  idéal  de  l'histoire  irfe«7isce;  c'est  une  série  d'aphorismes  qui  résu- 
ment l'histoire  romaine,  et  dont  on  nous  pardonnera  de  citer  quelques  lignes,  s  Le 
monde  romain,  dit  l'auteur  allemand,  est  le  monde  où  combattent  le^ni  elViiifni, 
la  généralité  abstraite  et  la  personnalité  libre.  Patriciens,  côté  de  la  religion  et  de 
l'infini;  plébéiens,  côté  du  lini.  Tout  infini  forcé  d'être  en  contact  avec  le  fini,  et 
qui  ne  le  reconnaîtet  ne  le  contient  pas,  n'est  qu'un  mauvais  infini,  fini  lui-même.  » 
Après  un  enchaînement  d'axiomes  semblables  (il  y  en  a  trois  pages),  qui  idéalisent 
toutes  les  phases  de  la  période  républicaine,  on  arrive  à  ce  dénoùment  :  «  Le 
peuple  vainqueur,  le  fini,  force  le  mauvais  infini,  le  patricien,  à  reconnaître  qu'il 
n'est  lui-même  que  fini.  »  C'est-à-dire  qu'à  la  république  succède  le  gouvernement 
impérial,  qui  abolit  les  privilèges  et  fait  prévaloir  le  principe  de  la  liberté  indivi- 
duelle. Alors  enfin  a  tous  les  finis  reposent  à  côté  l'un  de  l'autre  ;  privés  d'impor- 
tance et  d'objet  en  cessant  de  se  combattre,  ils  retombent  dans  l'égalité.  » 

Loin  de  nous  la  prétention  d'avoir  sondé  les  profondeurs  où  les  hégéliens  se 
sont  placés;  nous  avons  voulu  seulement  indiquer  la  parenté  du  système  allemand 
avec  celui  de  M.  Michelet.  Or,  au  premier  aperçu,  la  conception  de  M.  Michelet  est 
plus  sympathique  On  sent  qu'il  a  eu  à  cœur  d'atténuer  le  fatalisme  panthéistique 
de  Hegel,  et  ce  travail  d'épuration  est  méritoire.  A-t-il  réussi?  Nous  ne  le  croyons 
pas.  Cette  lutte  héroïque  de  la  liberté  contre  la  fatalité  est,  suivant  M.  Michelet,  le 
triomphe  progressif  du /»o*,  l'affranchissement  des  obstacles  que  le  climat,  les  races 
et  toutes  les  fatalités  naturelles  opposent  à  la  liberté  politique  et  morale  des  in- 
dividus. «  Au  point  de  départ,  dans  l'Inde,  au  berceau  des  races  et  des  religions, 
l'homme  est  courbé  sous  la  toute-puissance  de  la  nature.  »  Accablé  par  ces  in- 
fluences extérieures,  l'homme  n'essaie  pas  même  de  lutter,  il  se  repose  dans  une 
patiente  et  fière  immobilité;  e  ou  bien  encore  il  fuit  dans  l'Occident,  et  commence 
le  long  voyage  de  l'affranchissement  progressif  de  la  liberté  humaine.  »  —  «  La 
Perse  est  le  commencement  de  la  liberté  dans  la  fatalité,  »  ajoute  l'auteur,  qui  a 
cru  devoir  souligner  cet  axiome,  c'est-à-dire  probablement  que  l'individu,  en 
Perse,  cherche  à  prendre  possession  de  lui  même.  Après  quelques  pérégrmations 
en  Egypte  et  en  Judée,  le  dogme  immortel  de  la  liberté  pénètre  en  Europe,  con- 
trée naturellement  favorable  à  l'émancipation  du  moi  ;  et  [lour  le  prouver,  M.  Mi- 
chelet montre  sur  la  carte  le  squelette  de  l'Europe  qui  se  présente  avec  les  propor- 

(1)  A  ce  sujet,  nous  avons  relu  une  inlércssante  analyse  des  travaux  do  Gans,  dans  17/i- 
iroduction  à  la  science  du  droit,  de  M.  Lorminier,  qui  a  su  donnera  une  bienvoillanlc  ex- 
posilion  le  piquant  cl  la  portée  d'une  critique. 

(2)  Dans  l'appendice  de  sou  Histoire  romaine. 


30  HISTORIENS    MODERNES 

lions  il  11  corps  humain  :  «  Les  péninsules  que  l'Europe  projette  au  midi  sont  des 
bras  tendus  vers  l'Afrique,  tandis  qu'au  nord  elle  ceint  ses  reins,  comme  un  athlète 
vigoureux,  de  la  Scandinavie  et  de  l'Angleterre.  Sa  tête  est  à  la  France;  ses  pieds 
plongent  dans  la  féconde  barbarie  de  l'Asie.  »  L'Europe  étant  donc  une  terre  libre, 
l'humanité,  fugitive  de  l'Asie,  y  combat  pour  sa  liberté  avec  des  chances  de  succès. 
«  Le  monde  de  la  Grèce  était  un  pur  combat  :  combat  contre  l'Asie,  combat  dans 
la  Grèce  elle  même;  lutte  des  Ioniens  et  des  Doriens,  de  Sparte  et  d'Athènes.  La 
Grèce  a  deux  cités,  c'est-à-dire  que  la  cité  y  est  incomplète.  La  grande  Rome  en- 
ferme dans  ses  murs  les  deux  cités,  les  deux  races  étrusque  et  latine,  sacerdotale 
et  héroïque,  orientale  et  occidentale,  patricienne  et  plébéienne,  la  propriété  fon- 
cière et  la  propriété  mobilière,  la  stabilité  et  le  progrès,  la  nature  et  la  liberté.  » 
Ici,  comme  dans  les  visions  allemandes,  la  cité  romaine  nous  apparaît  comme  un 
champ-clos  où  se  rencontrent  les  deux  idées,  le  génie  servile  de  l'Asie  et  le  génie 
libre  de  l'Europe.  La  victoire  reste  à  celui-ci,  qui  a  l'avantage  de  livrer  bataille  sur 
son  terrain  :  la  liberté  humaine,  dont  la  plus  haute  formule  est  le  christianisme, 
se  fortifie  par  l'assimilation  successive  des  barbares  germains;  toutefois- ceux-ci, 
les  derniers  venus  de  l'Asie,  ne  dépouillent  que  dilliciiement  la  [lassivité  de  leurs 
instincts.  La  force  matérielle,  la  chair,  le  principe  de  l'hérédité,  qui  triomphent 
encore  dans  l'organisation  féodale,  cèdent  pourtant  à  la  voix  de  l'Église,  qui  repré- 
sente la  parole,  l'esprit,  l'élection;  «  le  fils  du  serf  peut  mettre  le  pied  sur  la  tête 
de  Frédéric  Barberousse.  »  Mais  le  pouvoir  spirituel,  abjurant  son  litre,  s'aban- 
donne au  despotisme  et  invoque  le  secours  de  la  force  matérielle  pour  retenir  les 
peuples  sous  le  joug;  «  alors  se  lève,  contre  la  blanche  aube  du  prêtre,  un  homme 
noir,  un  légiste  qui  oppose  le  droit  au  droit.  «  A  l'ombre  du  pouvoir  royal,  le 
peuple  grandit  jusqu'au  jour  de  l'émancipation;  «  l'homme  qui  vivait  sur  la  glèbe, 
à  quatre  pattes,  s'est  redressé  avec  un  rire  terrible.  »  C'en  est  fait;  «  la  liberté  a 
vaincu,  la  justice  a  vaincu,  le  monde  de  la  fatalité  s'est  écroulé...  » 

Nous  n'irons  pas  plus  loin.  De  semblables  divagations,  enjolivées  par  ce  lu.xe 
d'images  que  notre  public  veut  bien  accepter  comme  la  dernière  expression  du 
beau,  peuvent  fournir  une  heure  d'agréable  lecture;  mais  si,  réduites  au  simple 
trait,  elles  paraissent  un  peu  ridicules,  à  qui  faut-il  s'en  prendre?  Quoi!  le  triomphe 
de  l'énergie  humaine  n'est,  pour  vous,  qu'une  alïaire  de  locomotion!  Les  germes 
humains  qui  végètent  sur  le  globe  produiront  fatalement  une  moisson  misérable  sous 
l'atmosphère  étoulfante  de  l'Asie,  luxuriante  et  féconde  sous  le  ciel  favorisé  de 
l'Europe!  Ces  nations  orientales,  immobilisées  aujourd'hui  par  une  cause  qui  nous 
échappe,  n'ont-elles  pas  eu  leurs  périodes  d'activité  pendant  lesquelles  on  a  bâti 
les  monstrueuses  pyramides,  les  temples  gigantesques,  les  palais  qui  sont  de 
grandes  villes?  D'où  vient  le  changement?  Des  climats  ou  des  institutions?  S'il 
était  nécessaire  de  montrer  l'inconsistance  de  la  théorie  de  M.  Michelet,  on  le 
mettrait  facilement  en  contradiction  avec  lui-même.  Par  exemple,  après  avoir  établi 
que  l'Europe  est  la  seule  terre  où  la  liberté  ait  pu  lleurir,  il  explique  les  révolu- 
tions de  l'Europe  moderne  par  la  fatalité  des  races  et  la  tyrannie  des  climats. 
L'Allemand,  l'Italien,  l'Anglais,  subissent  l'action  de  certaines  causes  extérieures 
qui  déterminent  l'aspect,  les  sentiments,  les  aptitudes  de  ces  nations.  Quant  à  la 
France,  ayant  absorbé  et  neutralisé  les  races  l'une  par  l'autre,  «  ayant  méridio- 
nalisé  le  nord  et  septenlrionalisé  le  midi,  »  elle  est  devenue,  pour  son  bonheur  et 
pour  sa  gloire,  «  ce  qu'il  y  a  de  moins  simple,  de  moins  naturel,  de  moins  su- 
perficiel, c'est-à-dire  de  moins  fatal, déplus  humain,  de  plus  libre  dans  le  monde. '~ 


de:  la  FnANCc.  51 

Si  ce  nouveau  discours  sur  l'histoire  universelle  a  peu  de  valeur  comme  synthèse 
historique,  il  n'est  pas  sans  prix  connue  déclamation  littéraire.  A  son  apparition, 
l'entlure  dilliyrauibique  de  certains  passages  était  justifiée  par  l'eilervescence  géné- 
rale des  esprits  ;  les  pages  qui  caractérisent  les  populations  et  qui  mettent  en  relief 
les  accidents  physiques,  révélaient  une  riche  imagination  servie  à  souhait  par  une 
plume  exercée;  l'éruciition  des  notes  était  piquante;  quelques  accents  sympa- 
thiques trouvèrent  des  échos  dans  la  foule;  en  un  mot,  le  petit  livre  réussit,  et  eut 
les  honneurs  de  la  réimpression. 

u  Rome  a  été  le  nœud  du  drame  immense  dont  la  France  dirige  la  péripétie.  » 
Ces  derniers  mots  de  V Introduction  annonçaient  des  études  sur  Rome,  comme  pré- 
paration à  de  plus  grands  travaux  sur  l'histoire  de  France.  En  effet,  M.  Michelet 
ne  tarda  pas  à  faire  paraître  son  Histoire  romaine  en  deux  volumes,  qui  embrassent 
toute  la  période  républicaine.  La  tentative  était  légitime.  Malgré  l'immensité  des 
travaux  qu'elle  a  consacrés  à  l'antiquité  latine,  la  France  n'avait  pas  (elle  n'a  pas 
encore)  le  livre  que  prétendait  lui  donner  M.  Michelet.  La  plupart  de  nos  historiens 
s'étaient  contentés  de  produire  une  paraphrase  plus  ou  moins  élégante  des  textes 
classiques;  ils  en  avaient  agi  de  la  sorte,  non  par  faiblesse  d'esprit,  mais  par 
système.  Ce  qu'ils  aimaient  de  l'antiquité,  c'était  sa  littérature,  et  ils  croyaient 
faire  assez  bien  connaître  le  passé  en  reproduisant,  comme  de  fidèles  échos,  les 
idées  et  le  langage  noblement  accentué  des  hommes  antiques.  Telle  fut  la  méthode 
de  Rollin,  et  c'est  pour  cela  même  qu'il  restera  sympathique,  malgré  les  progrès  de 
l'archéologie.  Quant  aux  partisans  de  la  science  exacte  (Montesquieu  excepté),  ils 
n'avaient  écrit  que  pour  les  érudits  de  profession,  prudemment  portés,  en  fait  de 
style,  à  une  mutuelle  indulgence,  et  satisfaits  dès  qu'ils  se  comprennent  entre  eux. 
Chez  nous,  d'ailleurs,  la  critique  scientifique,  drapée  dans  sa  modestie  officielle, 
qui  contraste  avec  la  morgue  de  l'érudilion  allemande  ;  notre  critique,  ingénieuse, 
infatigable,  mais  travaillant  sans  ensemble,  exhumant  les  faits  un  à  un  pour  les 
ranger  pieusement  dans  les  mémoires  d'une  académie,  comme  de  saints  débris 
dans  un  reliquaire,  n'avait  jamais  eu  ce  souffle  inspiré,  cette  puissance  d'incanta- 
tion qui  est  nécessaire  pour  évoquer  le  génie  des  vieux  âges.  Marier  l'art  et  la 
science,  élever  dans  un  noble  récit  la  critique  jusqu'à  la  poésie,  n'était-ce  pas 
un  de  ces  plans  qui  exaltent  tout  d'abord  les  natures  généreuses?  M.  Michelet  se 
lança  héroïquement  dans  l'entreprise.  Sa  préface  est  un  fier  manifeste  :  «  Les 
quatre  premiers  siècles  de  Rome,  dit-il,  n'occuperont  pas  dans  mon  livre  deux 
cents  pages.  Pour  cette  période,  l'Italie  (c'est-à-dire  Vico)  a  donné  l'idée;  l'Alle- 
magne (personnifiée  en  Niebuhr),  la  sève  et  la  vie.  Que  reste-t-il  à  la  France?  La 
méthode  peut-être  et  l'exposition.  Pour  les  deux  siècles  qui  s'écoulent  depuis  la 
seconde  guerre  punique  jusqu'à  la  fin  de  la  république,  tout  est  à  faire.  »  Ainsi, 
M.  Michelet  promet  le  mot  définitif  de  la  vieille  polémique  relative  aux  temps 
incertains,  et  le  premier  mot  de  l'histoire  positive,  dont  les  éléments,  assez  abon- 
dants, ont  été  incompris  jusqu'à  lui. 

En  citant  seulement,  comme  précurseurs  du  sceptique  Mebuhr,  le  Suisse  Gla- 
reanus,  le  Hollandais  Perizonius,  le  Français  Beaufort  et  Vico  l'universel,  M.  Mi- 
chelet pourrait  faire  croire  que  ces  critiques  ont  seuls  mis  en  doute  la  première 
période  des  annales  romaines.  Il  est  probable  que  les  plus  dévots  admirateurs  des 
anciens  n'ont  pas  accepté  comme  articles  de  foi  les  prodiges  et  les  impo.ssibilités 
embellis  par  Tite  Live.  A  Rome  même,  au  temps  d'Auguste,  l'origine  de  la  ville 
était  matière  à  discussion  parmi  les  érudits;  chacun  d'eux  poussait  son  héros  en 


32  HISTOBIEIVS    MODEnNES 

dépit  de  Rouuilus,  le  fondateur  officiel.  Pour  les  modernes,  il  reste  donc  seulement 
à  établir  quel  degré  de  confiance  doit  être  accordé  aux  documents  qui  concernent 
les  temps  écoulés  jusqu'à  l'incendie  de  Rome  par  les  Gaulois.  Le  problème  ramené 
à  ces  ternies  a  été  débattu  à  plusieurs  reprises,  notamment,  du  temps  de  Gérard 
Vossius,  dans  les  universités  hollandaises,  et,  au  siècle  dernier,  dans  notre  Aca- 
démie des  Inscriptions.  Les  uns  ont  soutenu  avec  assez  de  vraisemblance  que  les 
Romains  ont  pu  conserver  les  éléments  d'une  histoire  nationale,  malgré  la  subver- 
sion de  leur  ville;  d'autres  ont  affirmé  que  la  chaîne  des  traditions  a  été  rompue 
sans  ressources,  et  que  la  première  partie  des  annales  de  Tile-Live  n'est  qu'un 
roman,  agencé  de  manière  à  flatter  l'orgueil  du  peuple-roi.  De  nos  jours,  Niebuhr 
a  renouvelé  et  fait  prévaloir  cette  seconde  thèse,  qui  le  débarrassait  des  entraves 
de  la  lettre  écrite  et  ouvrait  carrière  à  son  imagination  aventureuse.  L'originalité 
de  l'historien  allemand  consiste  à  dire  que  Ïite-Live  a  recueilli  et  paraphrasé  d'an- 
ciens chants  héroïques;  poésies  primitives,  conservées  traditionnellement  dans  les 
grandes  familles,  dont  elles  étaient  les  titres  de  noblesse,  comme  ailleurs  les  chants 
des  bardes,  \es  Niebcliingcn  de  l'Allemagne,  les  épopées  chevaleresques  de  la 
France,  le  Romancero  de  l'Espagne.  Les  traditions  consacrées  ont  donc  un  fonds 
de  vérité  dont  Niebuhr  s'empare  pour  semer  ses  fécondes  hypothèses.  M.  Mi- 
chelet  a  cru  devoir  enchérir  sur  Niebuhr.  Pour  lui,  les  chants  romains  ne  sont 
pas  héroïques,  mais  symboliques;  au  lieu  de  célébrer  des  héros  agrandis  et  poé- 
tisés par  l'imagination  des  peuples,  ils  sont  une  idéalisation  savante  des  grands 
événements. 

Mettons-nous  donc  au  point  de  vue  de  M.  Michelet  pour  mieux  apprécier  sa 
théorie. 

Romulus  est  le  type  de  l'héroïsme  romain,  principe  de  la  cité.  Né  d'un  dieu 
(Mavors)  et  d'une  vestale,  il  l'éunit  l'esprit  du  Mars  italien  et  l'esprit  de  la  Vesta 
orientale,  mystérieuse  personnification  d'une  aristocratie  hiérarchique.  Dans  ce 
héros  symbolique  coexistent  déjà  les  patriciens  et  les  plébéiens;  c'est  pourquoi 
Romulus  est  présenté  comme  double,  car  Rémus  et  Romulus  ne  sont  que  deux 
formes  d'un  même  mot,  et  la  fraternité  de  ces  personnages  n'est  que  grammaticale. 
Cette  dualité  fictive  exprime  les  deux  éléments  discordants  de  l'idée  romaine. 
Romulus  lue  Rémus  pour  rétablir  l'unité  que  celui-ci  a  voulu  rompre  en  franchissant 
d'un  bond  le  rempart,  c'est-à-dire  en  forçant  l'enceinte  de  la  cité  pour  y  faire 
prédominer  l'élément  qu'il  représente.  Dans  l'histoire  de  ce  Romulus,  proscrit  avant 
de  naître  et  assassiné  par  les  sénateurs,  on  entrevoit  une  première  période  pendant 
laquelle  domine  l'élément  plébéien  ou  italique;  mais  ensuite  la  pensée  orientale, 
ou,  si  l'on  veut,  l'influence  sacerdotale  et  aristocratique  redevient  prédominante  : 
ce  qui  est  exprimé  symboliquement  par  le  règne  de  Numa  Pompilius,  vieillard 
austère,  idéal  du  patricien,  orgauisateur  et  conservateur.  Sous  Tullus  Hostilius,  le 
combat  classique  des  Horaces  et  des  Curiaces  n'est  qu'une  variante  du  combat 
de  Rémus  et  de  Romulus;  seulement,  le  nombre  des  combattants  est  multiplié 
par  trois  en  mémoire  des  trois  tribus  romaines.  De  même  que  Romulus  et  Rémus 
sont  deux  formes  du  même  mot,  Horace  doit  être  une  forme  de  Curiacc  :  Curiatius 
(à  curiâ,  sorti  de  la  curie)  veut  dire  noble,  patricien.  Les  règnes  de  Tarquin-l'An- 
cien  et  de  Tarquin-le-Superbe,  quoique  séparés  par  celui  du  législateur  Servius. 
font  pressentir  une  même  crise,  la  domination  passagère  des  Étrusques,  racontée 
de  deux  manières  dilférentes.  L'étranger  Servius  (lils  de  l'esclave),  qui  règne  à  sou 
tour  et  constitue  politiquement  la  cité  romaine  en  appelant  tous  les  citoyens  au 


DE     LA    FRANCE.  33 

pouvoir  en  raison  do  leurs  richesses,  Serviiis  indiiiue  une  révolution  démocralique, 
et  d;ins  la  lilie  de  ce  roi  vénérable,  dans  cette  horrible  Tullia  qn\  l'ait  passer  son 
char  sur  le  corps  de  son  père,  il  faut  voir  une  |)artie  des  plébéiens,  qui,  (pioicjuc 
élevés  h  la  vie  politique  par  les  institutions  nouvelles,  ap|)ellenl  les  Tarquiniens 
étrusques  h  Rome,  et  s'unissent  à  eux  pour  tuer  la  liberté  [>ubli(iue. 

Les  récits  de  Ïite-Live  ayant  été  ainsi  quintessenciés,  il  en  reste  une  somme 
d'idées  abstraites  dont  M.  Michelet  s'empare,  et  dont  il  se  sert  comme  d'une  se- 
conde vue,  pour  voir  dans  la  nuit  des  temps.  Abordant  enfin  Vliistoirc  probable  de 
Rome,  il  fait  de  cette  ville  une  cité  pélasgo-étrnsque,  envahie  et  subjuguée  par  les 
montagnards  sabins,  héroïques  brigands  qui  perpétuent  longtemps  leur  race  par 
des  enlèvements  périodiques  de  femmes,  d'esclaves,  de  bestiaux  et  de  moissons 
a  Les  anciens  habitants  de  Rome,  soumis  par  les  Sabins,  mais  sans  cesse  fortifiés 
par  les  étrangers  qui  se  réfugiaient  dans  le  grand  asile,  durent  se  relever  peu  à  peu. 
Us  eurent  un  chef  lorsqu'un  Lucumon  de  Tarquinies  (Tarquin-l'Ancien)  vint  s'éta- 
blir parmi  enx.  n  Mais  l'aristocratie  étrusque  est  elle-même  ébranlée.  Le  client  d'un 
noble  de  l'Étrurie,  ce  Mastarna  à  qui  les  Romains  ont  donné  le  nom  symbolique  de 
Servlus,  s'empare  du  pouvoir  à  Rome,  et  fait  prévaloir  l'influence  populaire.  Au 
sein  de  la  cité  romaine,  trois  partis  sont  en  présence  :  celui  des  plébéiens  latins, 
qui  forment  le  fond  de  la  population,  celui  des  dominateurs  étrusques  originaires 
de  Tarquinies,  et  celui  de  la  noblesse  sabine,  qui  représente  la  caste  militaire.  La 
révolution  fatale  aux  Tarquiniens  tourne  au  profit  des  Sabins,  qui  s'aûérmissent  en 
constituant  vigoureusement  le  palriciat.  Alors  commence,  avec  la  période  consu- 
laire, la  conquête  lente  et  successive  des  droits  arrachés  par  le  peuple  à  l'aristo- 
cratie. 

Rien  de  plus  ingénieux,  de  plus  séduisant  que  de  telles  hypothèses,  surtout  lors- 
qu'elles sont  présentées  avec  un  rare  talent  d'exposition.  Il  n'y  a  qu'un  malheur  : 
c'est  que  l'histoire  ainsi  faite  échappe  à  toute  vérification  sérieuse.  La  critique 
isolée  doit  se  récuser  humblement.  Si  l'on  tenait  à  savoir  jusqu'à  quel  point  cette 
vision  apocalyptique  est  conciliable  avec  les  textes,  les  monuments  et  les  probabilités, 
il  faudrait  pouvoir  emprunter  des  moyens  de  contrôle  à  tous  les  ordres  de  connais- 
.sances  ;  il  faudrait  un  congrès  scientifique  présidé  par  un  savant  à  l'esprit  sain  et 
inflexible,  par  un  Fréret  ou  un  Letronne.  Nous  hasarderons  une  seule  objection.  li 
nous  semble  qu'une  symbolisation  systématique,  embrassant  comme  une  vaste 
épopée  les  annales  de  plusieurs  siècles,  ne  peut  pas  être  l'effet  du  hasard.  Nous  la 
concevons  dans  une  théocratie  comme  celles  de  l'Orient,  et  sous  l'influence  d'une 
civilisation  déjà  avancée;  mais,  dans  le  Latium,  les  ministres  de  la  religion  étaient 
les  chefs  des  grandes  familles,  des  guerriers  pillards,  de  rudes  agriculteurs,  assez 
éloignés  de  cette  disposition  d'esprit  qui  fait  éclore  l'abstraction.  Que  les  Romains 
des  siècles  éclairés  eussent  perdu  le  sens  des  anciens  symboles,  on  le  conçoit;  mais 
qu'ils  eussent  ignoré  que  leurs  ancêtres  fussent  dans  l'habitude  de  symboliser, 
voilà  ce  qui  est  peu  croyable.  Notre  défiance  augmente  quand  nous  voyons  l'auteur 
découvrir  des  symboles  au  milieu  des  époques  les  plus  prosaïques.  Dans  la  dernière 
scène  de  .son  livre,  la  mort  de  la  belle  Cléopâtre,  l'aspic  classique  devient  un  sym- 
bole mystérieux  et  profond.  «  Le  mythe  oriental  du  serpent,  que  nous  trouvons 
déjà  dans  les  plus  vieilles  traditions  de  l'Asie,  reparait  ainsi  à  son  dernier  âge. 
L'aspic  qui  tue  et  délivre  Cléopâtre  ferme  la  longue  domination  du  vieux  dragon 
oriental.  Ce  monde  sensuel,  ce  monde  de  la  chair,  meurt  pour  ressusciter  plus  pui 
dans  le  christianisme,  dans  le  mahomélisme,  qui  se  partageront  l'Europe  et  l'Asie.  » 


54  HISTORIENS    MODERNES 

Une  page  d'un  autre  ouvrage  (1),  qui  doit  avoir  été  écrite  vers  la  même  époque, 
offre  un  exemple  non  moins  piquant  de  l'étrange  préoccupation  oîi  se  trouvait  alors 
M.  Michelet.  n  Le  fameux  Attila,  dit-il,  apparaît  dans  les  traditions  moins  comme 
un  personnage  historique  que  comme  un  mythe  vague  et  terrible,  symbole  et  sou- 
venir d'une  destruction  immense;  «  et  plus  loin  il  ajoute  avec  une  sorte  de  désap- 
pointement :  «  On  douterait  qu'il  eût  existé  comme  homme,  si  tous  les  auteurs  du 
v"  siècle  ne  s'accordaient  là-dessus,  si  Priscus  ne  nous  disait  avec  terreur  qu'il  l'a 
vu  en  face.  » 

En  résumé,  pour  la  partie  obscure  des  annales  de  Rome,  quelle  que  soit  la 
valeur  réelle  des  diverses  conjectures  que  nous  venons  de  rapporter,  nous  avoue- 
rons qu'elles  ont  un  air  de  vraisemblance  qui  les  recommande  aux  esprits  attentifs, 
et  qu'il  n'est  plus  possible  d'étudier  Ihistoire  romaine  sans  se  mettre  au  point  de 
vue  de  Niebuhr  et  sans  prendre  en  considération  les  travaux  de  M.  Michelet.  Quant 
aux  derniers  siècles  de  la  république,  dont  l'histoire  a  été  transmise  par  des 
témoins  contemporains,  nous  ne  savons  pas  en  quel  sens  M.  Michelet  a  pu  dire  que 
tout  restait  à  faire.  Nous  croyons  qu'il  s'abuse  s'il  pense  avoir  compris  le  premier 
le  sens  des  textes  et  la  portée  des  événements.  La  décadence  du  palriciat,  la  for- 
mation d'une  aristocratie  financière,  la  politique  du  sénat,  l'avidité  de  la  bour- 
geoisie équestre,  l'exaspération  de  la  plèbe,  la  corruption  contagieuse,  le  jeu 
perfide  des  institutions,  ont  été  dépeints  par  plusieurs  auteurs,  et  surtout  par  les 
historiens  du  droit  romain.  Pour  être  original,  il  eût  fallu  ne  pas  s'en  tenir  à  une 
amplification  du  fameux  passage  d'Appien  sur  les  envahissements  des  grands  pro- 
priétaires, et  faire  pénétrer  les  lumières  de  la  science  moderne  dans  le  mécanisme 
économique  de  celte  société  d'agioteurs  dont  tous  les  mouvements  politiques 
peuvent  être  expliqués  par  des  calculs  d'intérêt.  Au  contraire,  nous  adhérerons 
volontiers  à  l'opinion  que  M.  Michelet  a  portée  sur  son  œuvre,  s'il  a  voulu  dire 
qu'aucun  écrivain  français  avant  lui  n'avait  présenté  les  grands  drames  de  l'his- 
toire romaine  avec  cette  entente  de  la  mise  en  scène,  cette  vivacité  de  coloris,  cette 
poésie  diffuse,  qui  saisissent  le  lecteur  par  l'imagination  et  le  jettent  dans  une  sorte 
d'enivrement  dont  s'alarment  les  esprits  sévères. 

On  serait  tenté  de  croire  que  l'auteur  de  l'Histoire  romaine  attribua  le  succès 
de  son  livre  moins  aux  séductions  de  son  talent,  qu'à  la  vertu  de  sa  philosophie  his- 
torique. A  la  veille  d'aborder  l'histoire  de  France,  nous  le  trouvons  plus  que  jamais 
pénétré  de  ses  théories  sur  le  développement  des  nations.  Vico  avait  affirmé  que  la 
jurisprudence,  à  l'origine  d'un  peuple,  est  toute  poétique,  et  que  le  droit  romain,  dans 
son  premier  âge,  fut  un  poëine  sérieux.  Combinant  ce  principe  avec  l'idéalisme 
allemand,  M.  Michelet  pensa  que  le  caractère  national  de  chaque  peuple,  que  Vidée 
essentielle  à  son  existence  devait  se  traduire  symboliquement  dans  ses  coutumes 
primitives,  ses  actes  juridiques,  son  cérémonial  officiel.  De  ce  point  de  vue,  la  vie 
d'un  peuple  apparaît  comme  un  drame  continuel,  une  métaphore  en  relief  et  mou- 
vante, qui  perd  de  sa  poésie  à  mesure  que  le  rationalisme  fait  des  progrès  au  sein 
de  la  société,  et  qui  déchoit  jusqu'à  la  réalité  prosaïque,  de  même  qu'en  littérature 
la  grande  épopée,  miroir  d'un  peuple,  aboutit,  à  force  de  s'amoindrir,  au  pamphlet 
individuel.  S'il  en  était  ainsi,  comparer  les  nuances  diverses  de  ces  poèmes,  ce  .serait 
un  moyen  de  pénétrer  le  mot  de  chaque  nationalité.  Probablement  M.  Michelet  ne 
douta  pas  que  cette  expérience  ne  fût  une  excellente  préparation  à  ses  études  sur 

(1)  Histoire  de  France,  lom.  I'"',  pag.  183. 


DE    LA    FnAiSCE.  ob 

la  France,  et  il  se  jeta  dans  un  ordre  de  recherches  dont  les  résultats  furent  un  livre 
curieux  et  bizarre:  les  Orif/incs  du  droit  français,  clierchces  dans  les  symboles  et  les 
formules  dïi  droit  imiversel;  ouvrage  publié  seulement  en  1857,  mais  dont  l'idée 
et  la  composition  découlent  évidemment  des  premières  préoccupations  de  l'auteur. 

La  gesticulation  n'est  en  général  qu'un  langage  symbolique.  Nous  symbolisons 
à  notre  insu,  lorsque  nous  pressons  la  main  d'un  ami  en  signe  d'efl'usion.  Ce 
moyen  d'expression,  (jui  supplée  à  l'insuflisancede  la  langue  parlée,  est  plus  ordinaire 
aux  enfants  qu'aux  hommes  faits,  aux  êtres  incultes  qu'aux  esprits  exercés.  De  même, 
dans  l'enfance  des  sociétés  et  avant  l'usage  de  l'écriture,  il  faut  une  langue  parti- 
culière pour  perpétuer  le  souvenir  des  actes  civils,  qui  sont  les  transactions 
d'homme  à  homme,  et  des  actes  religieux,  qui  sont  les  transactions  de  l'homme 
avec  Dieu.  Celte  langue  n'est  pas  autre  chose  qu'un  cérémonial  saisissant;  c'est  pour 
ainsi  dire  une  écriture  hiéroglyphique  dont  les  signes  sont  réels  et  animés,  à  défaut 
d'une  écriture  usuelle  et  grammaticale.  Chez  les  anciens  Romains,  ce  symbolisme 
juridique  donnait  lieu  à  une  pantomime  très-expressive,  qui  devait  accompagner 
les  actes  de  la  vie  publique.  Le  peu  de  paroles  qu'on  y  prononçait  étaient  soumises 
à  un  rhythme  sacramentel  et  à  des  formules  mystérieuses.  Ces  formalités  étaient 
appelées  actus  legitimi,  parce  que  les  transactions  n'étaient  réputées  légitimes  que 
lorsque  les  actes  avaient  été  religieusement  accomplis.  Citons  quelques  exemples 
de  ce  symbolisme  juridique.  «  Stipuler  (de  stipida,  fétu),  c'est  lever  de  terre  une 
paille,  puis  la  rejeter  à  terre  en  disant  :  Par  cette  paille  j'abandonne  tout  droit,  et 
ainsi  doit  faire  l'autre,  lequel  prendra  la  paille  et  la  conservera.  »  La  scène  du  bâton 
blanc  ou  déguerpissement  (abandon  des  biens)  pour  cause  d'insolvabilité  était 
d'origine  romaine,  et  elle  passa  dans  le  droit  germanique  sous  le  nom  de  chrene- 
chrude.  Le  débiteur  dépossédé  devait  partir  avec  un  bâton  blanc  à  la  main,  et  telle 
est  l'origine  du  proverbe  qu'on  applique  encore  à  ceux  qui  restent  dans  un  complet 
dénuement.  Les  investitures  féodales,  par  l'épée,  par  l'anneau  ou  par  la  crosse, 
avaient  une  signification  mystique.  Enfin  les  exemples  de  ce  genre,  applicables  à 
tous  les  actes  authentiques,  sont  tellement  nombreux  que  M.  Jlichelet  a  pu  en 
former  un  volume  très-gros,  en  s'excusant  d'avoir  été  exlrêmement  incomplet. 

Les  actes  légitimes  ont-ils  la  portée  philosophique  qui  leur  est  attribuée?  Sont- 
ils  un  sûr  indice  du  génie  des  peuples?  L'oracle  de  M.  Michelet,  Vico,  n'hésite  pas 
h  l'affirmer.  Habitué  à  comparer  le  développement  des  nations  à  la  croissance  phy- 
sique des  individus,  il  considère  le  symbolisme  primitif  en  droit,  eu  religion  et  en 
histoire,  comme  la  gesticulation  enfantine  qui  précède  le  langage.  Les  plaideurs  du 
forum  n'eussent-ils  pas  été  un  peu  surpris  d'apprendre  qu'ils  faisaient  de  la  poésie 
naturelle  en  jouant  ce  qu'ils  appelaient  avec  dédain  les  vieilles  comédies  juridiques, 
untiqui  juris  fabulas?  Pour  eux,  les  actus  legitimi  n'étaient  qu'une  complication 
de  cérémonies  mystérieuses  imaginées  par  les  patriciens  pour  se  rendre  indispen- 
sables à  leurs  clients  plébéiens  et  conserver  le  monopole  de  la  justice.  Les  histo- 
riens, d'accord  avec  les  jurisconsultes,  le  disent  formellement  :  obligés  de  donner 
au  peuple  des  lois  écrites,  les  nobles  s'appliquèrent  du  moins  à  embrouiller  la  pro- 
cédure en  la  combinant  avec  les  formules  .sacramentelles  et  les  pratiques  du  culte 
dont  le  sens  et  l'usage  étaient  encore  le  secret  de  leur  ordre.  Ce  fut  seulement  au 
v"  siècle  de  Rome  qu'un  affranchi  nommé  Flavius,  secrétaire  d'un  des  membres  de 
la  grande  famille  Appienne,  déroba  à  son  patron  une  interprétation  des  mystères 
juridi(jues,  et  la  rendit  publique.  Cette  révélation,  qui  concilia  au  scribe  infidèle  la 
faveur  de  la  plèbe,  fut  pour  la  cité  un  événement  dont  Tite-Live  consacra  le  sou- 


36  HISTORIENS    MODERNES 

venir.  Dans  la  crainte  de  tomber  sous  ce  droit  commun,  les  patriciens  entreprirent 
de  modifier  les  anciennes  formules,  et  ils  allèrent  jusqu'à  imaginer  des  signes  par- 
ticuliers, un  chifTre  de  convention  pour  noter  les  variantes.  Mais  un  jurisconsulte 
célèbre,  Sextus  .îllius  Catus,  ne  tarda  pas  à  vulgariser  les  secrets  nouveaux  de  l'a- 
ristocralie.  La  pantomime  judiciaire,  quoique  déconsidérée,  ne  tomba  pas  complè- 
tement en  désuétude  ;  elle  resta  dans  la  procédure  romaine,  de  même  que  nous 
conservons  dans  nos  contrats  le  st^le  officiel  et  suranné  du  vieux  droit  français. 
Or,  s'il  nous  était  permis,  comme  à  M.  Michelet,  de  nous  livrer  aux  conjectures,  ne 
pourrions-nous  pas  dire  que  la  législation  primitive,  celle  qui  ressortait  des  Douze 
Tables,  fut  le  fond  du  code  rural  observé  dans  les  cantons;  que  ce  droit  des 
propriétaires  campagnards  se  répandit  dans  toutes  les  dépendances  de  l'empire, 
avec  les  rits  et  formules  traditionnelles  qui  étaient  encore  en  vigueur  sous  Con- 
stantin ?  N'est-il  pas  probable,  comme  l'ont  affirmé  de  savants  jurisconsultes,  que 
les  barbares,  en  se  substituant  aux  propriétaires  romains,  ont  conservé  en  grande 
partie  les  usages  de  la  propriété  romaine,  et  que  ces  usages,  diversement  modifiés, 
ont  formé  le  droit  coutumier  de  l'Occident;  qu'ainsi  beaucoup  d'actes  symboliques, 
présentés  aujourd'hui  comme  une  floraison  de  poésie  locale,  pourraient  bien  n'a- 
voir été  qu'une  réminiscence  confuse  des  formalités  de  Rome  ancienne? 

Les  suppositions  qui  précèdent  n'ont  pas  pour  but  de  refuser  aux  peuples  in- 
cultes une  tendance  à  la  symbolisation.  Nous  avons  voulu  montrer  seulement  à 
quelles  erreurs  s'expose  l'historien  qui  prétend  discerner,  d'après  de  tels  indices, 
l'idée  dominante  de  chaque  nationalité,  l'esprit  de  chaque  législation.  Ce  que 
M.  Michelet  dit  de  la  France  confirme  nos  doutes.  Étonné  de  trouver  peu  de  for- 
mules poétiques  dans  notre  antiquité,  il  se  demande  tristement  si  la  France  aurait 
eu  à  son  origine  indigence  de  poésie,  si  elle  aurait  commencé  son  droit  par  la  prose. 
Sa  conclusion,  fort  juste,  mais  en  opposition  avec  les  principes  de  Vico,  est  que  la 
France,  étant  un  mélange  de  peuples,  n'a  pu  conserver  ses  formules  juridiques  aussi 
fidèlement  que  les  races  primitives  :  il  ajoute  que,  la  fusion  des  peuples  qui  ont  con- 
stitué la  nation  française  ayant  été  opérée  sous  l'influence  du. spiritualisme  chré- 
tien, le  génie  populaire  s'est  réfugié  dans  la  religion  et  a  donné  aux  rituels  de 
l'Église  française  des  formules  de  la  plus  haute  poésie.  Quant  au  droit  français  pro- 
prement dit,  il  est  devenu  anti-symbolique  parce  que  la  justice,  ayant  cessé  de  s'a- 
dresser à  l'imagination  des  peuples  pour  parler  à  leur  intelligence,  a  remplacé  le 
langage  matériel  des  symboles  par  des  principes  abstraits  puisés  dans  les  lois  di- 
vines et  naturelles. 

Ces  considérations,  parfois  ingénieuses,  ont  le  tort  de  ne  pas  tenir  ce  qu'elles 
promettent  :  elles  éclairent  à  peine  les  origines  du  droit  français.  D'ailleurs,  le 
préambule,  qui  résume  la  pensée  scientifique  de  l'ouvrage,  est  d'une  lecture  fati- 
gante. Il  eût  été  habile  de  corriger  la  subtilité  de  la  matière  par  la  gravité  du 
langage.  L'auteur  au  contraire,  dans  l'espoir  de  caractériser  le  génie  poétique  des 
nations,  s'est  mis  en  grands  frais  de  poésie  ;  perdue  dans  une  ébullition  de  mots, 
son  idée  semble  se  vaporiser  et  devenir  insaisissable.  Nous  serions  étonné  que  les 
Origines  du  droit  français  eussent  ajouté  à  la  réputation  de  M.  Michelet.  Cepen- 
dant à  ne  considérer  son  livre  que  comme  une  œuvre  d'érudition,  un  recueil  de 
singularités  curieuses,  il  acquiert  une  certaine  importance.  Malgré  les  emprunts  faits 
au  Traité  des  formules  romaines  du  savant  Brisson,  et  aux  Antiquités  du  droit  al- 
lemand de  Grimm,  ce  qui  appartient  en  propre  à  M.  Michelet  est  le  résultat  d'une 
immense  lecture  et  l'indice  de  celte  curiosité  passionnée  qui  caractérise  l'historien. 


DE   LA    FRANCE.  57 

Celte  série  de  petits  drames  rapportés  à  toutes  les  circonstances  de  la  vie  humaine, 
et  dont  les  éléments  sont  pris  dans  les  cluoniquos,  les  lois  et  coutumes,  les  litur- 
gies, le  blason,  le  cérémonial  civil,  guerrier  ou  judiciaire,  constitue  une  biographie 
piquante  de  l'homme  social.  Nous  ajouterons  que  la  fortune  du  livre  n'eftt  pas  été 
douteuse,  s'il  eût  été  connu  des  peintres  ou  des  romanciers  qui  exploitent  les  effets 
pittoresques  :  ils  y  eussent  trouvé  de  la  couleur  locale  broyée  très-finement,  et 
applicable  à  toutes  les  situations  dramatiques. 

Un  caractère  très-remarquable  dans  les  écrits  de  M.  Micbelet,  c'est  la  bonne  foi. 
Que  ses  impressions  soient  variables,  il  se  peut:  du  moins  elles  sont  toujours  sin- 
cères, et,  s'il  rencontre  l'erreur,  c'est  qu'il  fait  fausse  roule  en  cherchant  le  vrai- 
De  1828  à  1853,  le  consciencieux  disciple  de  Vico  éprouve  le  besoin  de  vérifier  un 
des  axiomes  fondamentaux  de  la  science  nouvelle.  Il  importail  d'apprécier  sans  il- 
lusion l'aclion  réciproque  du  génie  individuel  sur  la  foule,  et  de  la  foule  sur  le  génie 
individuel;  de  voir  si  les  grands  hommes  ont  le  droit  souverain  de  l'initiative,  ou 
s'ils  ne  sont  que  les  éditeurs  privilégiés  de  l'œuvre  populaire.  Pour  que  l'expérience 
fût  décisive,  il  fallait  «  choisir  un  homme  qui  eût  été  homme  à  la  plus  haute  puis- 
sance, un  individu  qui  fût  à  la  fois  une  personne  réelle  et  une  idée,  un  homme  de 
pensée  et  d'aclion,  dont  la  vie  fût  connue  tout  entière  et  dans  le  plus  grand  détail.  ■> 
M.  Jlichelet  expérimenta  sur  le  géant  du  xvi'^  siècle,  ce  Samson  aveuglé  qui,  en  ren- 
versant les  piliers  du  temple,  s'écrasa  lui-même  sous  les  décombres.  Des  lectures  de 
plusieurs  années  eurent  pour  résultat  deux  volumes  publiés  en  183o,  sous  ce  titre  : 
Mémoires  de  Luther.  Si  le  réformateur  n'a  pas  laissé  de  mémoires,  il  en  a  du  moins 
préparé  les  éléments;  ils  sont  répandus  dans  ses  écrits  polémiques,  dans  sa  volumi- 
neuse correspondance,  et  surtout  dans  ces  bulletins  journaliers  où  les  disciples 
consignaient  pieusement  toutes  les  paroles  du  mailre,  depuis  les  saillies  lumineuses 
jusqu'aux  propos  insignifiants.  M.  Michelet  a  rassemblé,  traduit,  coordonné  tous  les 
passages  dignes  d'atlention;  il  n'a  ajouté  que  ce  qui  était  slriclemenl  nécessaire 
pour  cimenter  les  matériaux.  C'est  Luther  qui  parle  et  se  dévoile  lui-même  :  >•  con- 
fessions négligées,  éparses,  involontaires,  et  d'autant  plus  vraies.  »  Au  point  de 
vue  littéraire,  le  procédé  de  l'éditeur  a  soulevé  quelques  critiques.  On  a  trouvé  bi- 
zarre que,  parmi  les  citations  de  Luther,  les  unes  fussent  enchâssées  de  façon  à 
former  le  fond  du  récit,  et  les  autres  rejelées  en  note  à  la  fin  du  volume;  et  comme 
l'impression  définitive  est  peu  favorable  au  héros  du  protestantisme,  les  personnes 
blessées  dans  leurs  sympathies  ont  dû  concevoir  une  opinion  défavorable  au  livre. 
Si  la  sincérité  de  M.  Michelet  nous  paraissait  moins  évidente,  nous  serions  tenlé  de 
croire  qu'il  a  sacrifié  Luther  à  des  combinaisons  driimatiques;  car  il  est  vraiment 
surprenant  de  trouver  dans  la  vie  d'un  sombre  théologien  un  intérêt  si  varié,  un  si 
grand  charme  de  lecture.  L'auteur  lui-même  semble  s'être  effrayé  de  ce  contraste, 
et  il  s'est  empressé  de  déclarer  qu'il  offrait  à  un  public  grave,  non  pas  un  roman, 
mais  une  sérieuse  et  consciencieuse  histoire. 

On  n'avait  montré  dans  Luther  que  l'antagoniste  de  Rome,  l'émancipaleur  de 
l'Allemagne.  Le  nouveau  biographe  a  cherché  l'homme  sous  le  héros;  il  a  donné  sa 
vie  entière,  ses  combats,  ses  doutes,  ses  tentations,  ses  consolations  ;  il  le  montre 
.souvent  à  blâmer,  plus  souvent  à  plaindre,  toujours  respectable,  parce  qu'il  esl  naïf 
et  convaincu.  Il  fallait  la  faculté  divinatoire  de  M.  Michelet  et  le  prestige  de  son 
style  pour  représenter  aussi  bien  «  les  guerres  spirituelles  que  se  livrait  en  lui- 
même  l'homme  au  moyen  âge,  les  douloureux  mystères  d'une  vie  abstinente  et 
fantastique,  tant  de  combats  terribles  qui  ont  passé  sans  bruit  et  sans  mémoire 
Toi:ii    1.  5 


38  HISTORIENS    MODERNES 

entre  les  nnirs  cl  les  sonil)res  viliaiix  de  la  pauvre  cellule  du  moine.  «  L'impression 
a  dû  être  bien  profonde,  puisque  Luther,  au  milieu  de  sa  triomphante  révolte, 
reste  moine  en  dé|)il  de  lui-môme,  avec  les  petitesses  et  les  misères  du  froc.  Il  croit 
au  diable,  ce  révolutionnaire,  et  il  en  a  peur  ;  il  le  voit  partout  :  <>  Les  fous,  les 
boiteux,  les  aveugles,  les  muets,  sont,  dit-il,  des  hommes  chez  qui  les  démons  se 
sont  établis.  «  11  ne  tient  pas  à  lui  qu'on  ne  jette  à  l'eau  un  pauvre  enfant  de  douze 
ans,  idiot  et  glouton,  qu'il  dénonce  comme  un  fds  de  Satan.  Même  inconséquence 
dans  ses  combats  théologi(|nes.  Il  nie  le  libre  arbitre,  et  proclame  le  droit 
d'examen  individuel,  comme  si  on  pouvait  choisir  quand  on  n'est  pas  maître  de 
son  jugement.  Il  proteste  contre  l'autorité  traditionnelle,  et  se  pose,  à  l'égard  de 
ses  disciples,  en  autorité  infaillible;  il  veut  qu'on  traite  •>  comme  des  chiens 
enragés  »  les  paysans  qui  ont  pris  au  sérieux  la  liberté  évangélique,  et  la  solli  • 
citent  les  armes  à  la  main.  Débordé  de  toutes  parts,  oublié  comme  un  instrument 
inutile  par  les  princes  dont  il  a  .servi  les  passions,  il  rentre  dans  un  triste  silence; 
il  croit  à  la  lin  prochaine  du  monde  et  meurt  dans  le  découragement. 

La  figure  de  Luther,  prise  ainsi  sur  le  fait,  est  loin  d'être  imposante.  En  com- 
parant l'impression  que  laissent  ses  prétendus  Mcmoircs  au  souvenir  des  grands 
résultats  dont  on  lui  fait  honneur,  on  est  autorisé  à  croire  que  son  nom  seulement 
a  été  le  mot  d'ordre  d'une  révolution  inévitable.  Ainsi  se  trouverait  justifiée  la 
théorie  qui  nous  présente  les  hommes  célèbres  comme  des  types  auxquels  on  peut 
rapporter  l'œuvre  instinctive  d'une  population.  Quoique  M.  Michelet  n'ait  pas 
énoncé  cette  conclusion,  il  est  probable  qu'il  l'a  acceptée.  Nous  avons  toutefois 
une  raison  pour  n'y  pas  souscrire.  Il  y  a  une  distinction  fondamentale  à  établir 
dans  l'estimation  des  personnages  historiques.  Avant  de  se  prononcer  sur  leur 
compte,  il  faut  les  distribuer  en  deux  classes  :  d'un  côté,  ceux  qui  font  preuve  de 
force  en  édifiant,  en  améliorant;  de  l'autre,  ceux  qui  s'en  tiennent  à  nier  et  à  dé- 
truire; les  premiers,  ouvriers  clairvoyants;  les  seconds,  instruments  brutaux. 
Ceux-ci,  les  Luther,  les  Mirabeau,  par  exemple,  doivent  sans  doute  beaucoup  à  leur 
siècle,  car  le  don  fatal  qui  fait  leur  force  est  de  s'imprégner  de  la  pas.sion  qui  dé- 
borde, d'exhaler  en  paroles  fulminantes  toutes  les  colères  qui  grondent  autour 
d'eux;  mais  celui  qui  s'est  donné  la  mission  de  l'elever  une  société  sur  son  déclin, 
ou  un  art  dégradé,  gagnera-t-il  beaucoup  à  écouter  les  bégaiements  de  la  foule  ? 
Ne  doit -il  pas  plutôt  s'élever  an-dessus  du  vulgaire,  qui  ne  peut  engendrer  que  la 
vulgarité?  Ne  doit-il  pas  se  réfugier  dans  sa  propre  conscience,  et  en  dégager,  par 
un  long  travail  fait  sur  lui-même,  quelques-unes  de  ces  inspirations  lumineuses 
qui  sommeillent,  comme  une  flamme  latente,  dans  les  profondeurs  de  l'âme  hu- 
maine? Nous  croyons  donc  que,  parmi  ces  hommes  exceptionnels  qu'on  a  tort  de 
confondre  sous  la  qualification  de  grands,  les  uns,  les  destructeurs,  peuvent  bien 
représenter,  en  efl'et,  la  pensée  et  l'œuvre  de  leur  époque;  les  autres,  les  initia- 
teurs, sont  avant  tout  redevables  à  eux-mêmes;  et,  pour  que  l'épreuve  tentée  par 
l'historien  fut  concluante,  c'était  sur  des  êtres  de  cette  dernière  catégorie,  sur  un 
homme  vraiment  grand,  qu'il  aurait  dû  expérimenter. 

Nous  allons  voir  enfin  M.  Miclielet  aborder  l'histoire  de  France.  Recherchons, 
d'après  les  études  dont  nous  avons  suivi  le  cours,  s'il  est  dans  une  disposition 
convenable  pour  une  telle  entreprise. 

Écrire  l'histoire  générale  d'une  grande  nation,  c'est  promettre  beaucoup.  L'his- 
torien de  la  France,  par  exemple,  doit  être  en  état  d'apprécier  les  inlluonces  mo- 
rales qui  ont  régi  aux  divers  ùges  la  société  française.  Il  doit  préalablement  épuiser 


I)K    LA    IBïlIVCE.  39 

les  sources  primitives,  s'approprier,  en  les  véritiant,  les  travaux  de  rérudilion 
isolée,  et,  maître  de  tons  les  résultats  antérieureinenl  acquis,  les  distribuer  dans 
nue  harmonieuse  composition  :  c'est  dire  qu'il  devrait  réunir  la  [ihiiosopliic,  l'art 
et  la  science.  M.  Michelet  avait  laborieusement  cherché  une  philosophie;  il  était 
devenu  artiste  éminent;  il  avait  peu  fait  pour  la  science  positive.  C'est  le  sort  de 
presque  tous  ceux  qui  entreprennent  des  histoires  générales  :  l'impossibililé  de 
rassembler  à  la  fois  tous  les  matériaux  d'une  construction  imnien.se  les  empêche 
de  combiner  un  plan  ;  ils  divisent  au  contraire  leur  tâche,  pour  n'en  pas  voir  l'en- 
semble, qui  les  clTraierait;  ils  avancent  au  hasard,  époque  i)ar  époque,  volume 
par  volume,  déblayant  au  jour  le  jour  le  terrain  sur  lequel  ils  doivent  bâtir,  exhu- 
mant les  matériaux  selon  le  besoin  qu'ils  en  ont,  façonnant  avec  amour  le  détail 
qui  leur  complaît,  négligeant  celui  dont  ils  n'aperçoivent  pas  encore  l'importance 
relative.  Voilà  pourquoi  ces  grands  monuments  ont  toujours  manqué  jusqu'ici 
d'unité,  d'ordonnance  et  de  proportion. 

La  première  section  de  VHîstoirc  de  France  parut  à  la  fin  de  1835.  L'auteur, 
dans  son  préambule,  annonçait  cinq  volumes,  et  ajoutait  :  «  Au  premier,  les  races; 
au  second,  les  provinces  ;  au  troisième,  les  institutions  ;  aux  deux  derniers,  les 
progrès  de  la  nationalité  française.  »  Le  cinquième  volume  vient  d'être  publié,  et 
il  aboutit  seulement  à  la  moitié  du  xv'=  siècle;  sept  autres  volumes  sont  nécessaires 
pour  conduire  le  lecteur  jusqu'à  la  chute  du  gouvernement  impérial.  C'est  que, 
chemin  faisant,  l'auteur  a  changé  de  plan  et  de  méthode.  A  ses  premiers  pas,  il 
subissait  encore  le  joug  de  ce  philosophisme  trompeur  que  nous  avons  combattu  ; 
il  visait  à  l'idéalLsation  plutôt  qu'à  la  précision  scientifique.  Avec  le  troisième 
volume  commence,  pour  ainsi  dire,  un  nouvel  ouvrage.  Le  cadre  du  résumé  scien- 
tifique s'élargit  et  prend  les  dimensions  convenables  à  une  histoire  sérieusement 
étudiée.  Un  changement  non  moins  remarquable  s'opère  dans  le  talent  de  l'écrivain: 
il  se  fait,  comme  on  dit  des  peintres,  une  manière  nouvelle,  plus  solide,  plus  féconde, 
que  la  première;  au  lieu  de  réaliser  un  idéal  qu'il  a  conçu  à  l'avance,  il  cherche 
l'éternel  problème  de  l'art,  qui  est  d'idéaliser  le  réel,  de  sorte  que,  sans  rien 
perdre  de  son  originalité  saisissante,  il  tend  à  conquérir  l'autorité  que  lui  contes- 
taient les  esprits  sévères.  Cette  révolution  très-heureuse,  que  nous  aimons  à  con- 
stater, a  néanmoins  l'inconvénient  de  mettre  en  désaccord  le  commencement  et  la 
fin  de  l'ouvrage;  elle  nous  absout  des  critiques  qui  tomberont  trop  souvent  sur  les 
deux  premiers  volumes,  et  légitime  notre  préférence  pour  les  volumes  suivants. 

Un  savant  du  dernier  siècle  a  dit  :  s  Avec  un  mot  on  fait  une  erreur,  et  il  faut 
un  volume  pour  la  détruire.  »  A  ce  compte,  il  faudrait  une  bibliothèque  pour 
réfuter  tout  ce  qu'il  y  a  nécessairement  de  mots  hasardés,  d'assertions  malsonnantes, 
dans  ces  histoires  complètes  qui  englobent  indistinctement  tous  les  ordres  de  faits, 
incidents  politiques,  institutions,  idées,  doctrines,  influences  physiques,  caprices  de 
mœurs.  Dans  un  ensemble  aussi  compliqué,  les  petites  erreurs  de  détail  sont  iné- 
vitables; elles  ne  prouvent  rien  contre  l'auteur,  et  il  serait  puéril  de  les  relever. 
L'examen  doit  porter  seulement  sur  les  principes,  les  points  saillants  et  l'effet 
général. 

Le  début  de  VHisluire  de  France  est  vif  et  saisissant.  Le  poète,  on  peut  applitiuer 
ce  litre  à  M.  Michelet,  excelle  à  idéaliser  une  race,  et  à  en  dessiner  le  type  en  jus- 
tifiant sa  création  par  des  notes  habilement  groupées.  Il  avait  donc  un  beau  textc^ 
en  abordant  la  période  qui  ouvre  notre  histoire,  l'époque  gauloise,  sur  laquelle 
nous  n'avons  pas  de  traditions  directes,  et  oii  l'historien  ne  peut  voir  qu'un  conflit 


40  IIISTOKIEIVS    MODEIINES 

de  races  cherchant  à  s'établir  sur  le  sol  où  fleurit  aujourd'hui  notre  nation.  M.  Michelcl 
a  profité  ingénieusement,  mais  sans  servilité,  des  études  de  M.  Amédée  Tiiierry;  il 
lui  a  emprunté  la  lumineuse  démonstration  qui  divise  la  population  de  la  Gaule  en 
Gaëls  et  en  Kymris  ;  les  premiers,  venus  dès  les  temps  les  plus  obscurs  ;  les  seconds, 
arrivés  iwstérieuremenl  sous  la  conduite  des  druides.  Cette  solution  importante 
tranche  d'un  seul  coup  plusieurs  problèmes,  par  exemple  la  différence  inexplicable 
jusqu'alors  entre  les  doctrines  épurées  du  drtiidisme  et  l'idolâtrie  grossière  des 
tribus  gaéliques,  la  guerre  des  petites  royautés  barbares  contre  les  villes  déjà  pré- 
parées à  la  civilisation.  Il  n'eût  pas  été  impossible  de  découvrir  quelques  traces  de 
l'organisation  politique  des  cités,  et  du  mouvement  commercial  qui  anima  la  Gaule 
pendant  le  dernier  siècle  de  l'ère  ancienne;  des  aperçus  de  cette  nature  eussent 
mieux  fait  comprendre  le  succès  de  l'invasion  romaine.  Quant  à  l'expédition  de 
('ésar,  sujet  déjà  traité  par  l'auteur  dans  son  ïlisloirc  rovtainc,  c'est  un  de  ces 
morceaux  en  relief  qui  rehaussent  très-heureusement  le  fond  du  récit. 

En  somme,  l'époque  gauloise  nous  paraît  traitée  d'une  manière  satisfaisante.  On 
n'en  pourrait  pas  dire  autant  du  second  âge,  de  l'époque  gallo-romaine.  Le  premier 
étonnement  de  la  Gaule  conquise,  la  fusion  de  la  vieille  idolâtrie  gaélique  avec  le 
paganisme  romain,  la  résistance  du  druidisme  qui  représentait  la  nationalité 
gauloise,  ont  sans  doute  donné  matière  à  de  belles  pages;  mais  que  de  faits  ina- 
perçus ou  négligés,  et  des  plus  importants!  Aucune  recherche  topographique  rela- 
tivement aux  cités  libres,  aux  principautés  indépendantes,  aux  colonies  romaines; 
rien  sur  un  miracle  de  politique,  sur  la  métamorphose  des  Gaulois  en  Romains,  sur 
l'effet  de  ce  régime  municipal  imposé  aux  villes,  sur  le  sort  des  campagnes  si  diffé- 
rent de  celui  des  villes,  que  plus  tard  on  doit  voir  les  hommes  des  cantons,  à 
proprement  parler  les  païens,  donner  leur  nom  à  l'idolâtrie,  tandis  que  les  citadins, 
beaucoup  plus  à  plaindre,  adoptent  le  christianisme,  la  religion  des  affligés.  Le 
contraste  de  la  prospérité  des  premiers  siècles  et  de  la  détresse  des  derniers  n'est 
pas  expliqué;  on  n'a  pas  même  mentionné  la  grande  réforme  administrative  opérée 
par  Dioclétien  et  Constantin,  qui  subsliluèrent  un  gouvernement  monarchique  au 
despotisme  militaire,  révolution  qui  eut  ses  principaux  effets  dans  la  Gaule.  Il  no 
suffisait  pas  de  flétrir  les  abus  de  la  fiscalité  et  de  signaler  la  misère  publitpie  en 
reproduisant  les  déclamations  boursouflées  de  Lactance  et  de  Salvien.  M.  Michelel, 
qui  s'en  tient  trop  souvent  aux  vagues  indications,  parce  qu'il  craint  la  sécheresse 
des  traits  arrêtés,  aurait  dû,  en  cette  circonstance,  forcer  ses  instincts  en  pénétrant 
bravement  dans  le  texte  des  lois  romaines  et  dans  le  fatras  des  glossateurs.  Il  y  avait 
nécessité  d'exposer  Yétat  légal  des  personnes,  et  la  double  hiérarchie  des  conditions 
dans  les  campagnes  et  dans  les  villes,  la  distribution  du  sol  en  cantons  libres,  en 
biens  du  domaine  public,  fonds  militaires,  banlieues  des  villes;  il  fallait  en  un 
mot  éclairer  l'étonnante  diversité  d'intérêts  qui  réduisait  à  l'impuissance  une 
population  très-vivace  encore.  C'était  un  rude  défrichement  à  faire,  mais  la  moisson 
eût  été  féconde;  car,  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  l'époque  gallo-romaine,  si  ordi- 
nairement négligée  par  nos  historiens,  et  qu'on  connaîtrait  à  peine  sans  quelques 
aperçus  de  l'abbé  Dubos,  et  sans  les  belles  leçons  dans  lesquelles  M.  Guizot  a 
retracé  tout  ce  que  son  cadre  admettait;  cette  époque  est,  sinon  la  plus  intéres- 
sante de  notre  histoire,  au  moins  la  plus  utile  à  étudier.  Depuis  Constantin  jusqu'à 
l'invasion  germanique,  le  vieux  génie  romain,  vivifié  par  la  parole  chrétienne, 
s'appliqua  sérieusement  à  la  réforme  de  l'empire.  A  défaut  de  l'esprit  public  qu'il 
n'était  plus  possible  de  ranimer,  on  entretint  le  mouvement  du  corps  épuisé  en 


ne    L.i    FltANCIi.  41 

inullipliaiU  les  ressorts  arlilicicls.  On  combina  une  organisation  Irès-conipliquée, 
dont  il  subsista  toujours  quelque  chose,  malgré  les  remaniements  successifs  et 
Iiartiels.  Il  importe  donc  de  connaître  parfaitement  le  point  de  départ,  l'élal  social 
de  la  Gaule  au  iv  siècle,  [tour  s'exiijiquer  les  révolutions  postérieures  :  pour  qui 
n'a  pas  ces  notions,  tout  devient  [irobléaiatique  et  ténébreux. 

Il  ne  fallait  pas  attendie  de  M.  Micludet  de  nouvelles  lumières  sur  la  crise  qui 
ruina  le  gouvernemeiil  imi)érial  au  prolil  des  bandes  germaniques.  On  serait  tenté 
de  croire  qu'il  a  fait  disparaître  à  dessein,  dans  le  demi-jour  d'une  narration  nua 
geuse,  les  aspérités  de  la  controverse  relative  aux  origines  françaises.  Les  éléments 
divers  qui  fermentent  dans  la  Gaule  pendant  le  v*  siècle,  et  dont  la  lente  et  pénible 
assimilation  doit  constituer  le  peuple  français;  citoyens  de  la  province  romaine, 
Wisigolhs  de  l'Aquitaine,  Burgundes  vers  le  Rhône  et  la  Saône,  sujets  romains  d\^- 
gidius  et  de  Syagrius,  confédération  armoricaine  des  Gaulois  révoltés,  Bretons  ré- 
pandus vers  le  littoral  de  l'Océan,  villes  municipales  livrées  à  elles-mêmes,  Franks 
de  la  llipuairie,  Franks  Saliens,  tous  ces  groupes  hostiles  sont  mentionnés  en  moins 
de  vingt  pages  :  l'auteur  ne  fait  aucun  efl'ort  pour  les  caractériser;  il  ne  daigne  pas 
consacrer  quelques  lignes  au  code  des  lois  barbares.  Évidemment,  lorsque  M.  Mi- 
chelet  écrivait  ce  chapitre,  il  était  sous  l'influence  de  ses  théories  absolues.  Ge 
qu'il  cherchait  dans  le  passé,  c'était,  non  l'accident,  mais  l'idée,  la  synthèse  des 
événements.  Souvent,  il  est  juste  de  le  dire,  cette  intuition  a  été  heureuse.  Par 
exemple,  relativement  au  problème  de  la  prise  de  possession  du  sol  français  par 
les  Franks,  tous  les  systèmes  produits  jusqu'ici  sont  faux,  si  on  les  soutient  d'une 
manière  absolue,  et  tous  renferment  quelques  portions  de  vérité,  parce  qu'il  s'agit 
d'un  phénomène  des  plus  compliqués,  et  dont  les  effets  ont  été  variés  à  l'inlini  ; 
mais  un  fait  qui  explique  tous  les  autres,  c'est  que  les  Franks,  les  moins  nombreux 
des  barbares,  n'ont  réussi  que  parce  qu'ils  ont  été  les  hommes  d'armes,  les  instru- 
ments des  chefs  de  la  population  catholique.  M.  Michelet  entrevoit  et  signale  ce 
résultat  décisif:  «  L'Église,  dit-il,  fit  la  fortune  des  Franks.  Jamais  leurs  faibles 
bandes  n'auraient  détruit  les  Goths,  humilié  les  Bourguignons,  repoussé  les  Alle- 
mands, si  partout  ils  n'eussent  ti'ouvé  dans  le  clergé  un  ardent  auxiliaire  qui  les 
guida,  éclaira  leur  marche,  leur  gagna  d'avance  les  populations.  » 

Qu'après  l'époque  où  il  aurait  fallu  discuter  vienne  celle  où  il  convient  dépeindre, 
il  y  aura,  dans  l'agitation  de  la  barbarie,  des  peuples  à  faire  mouvoir,  d'imposantes 
figures,  des  Frédégonde,  des  Brunehaut,  des  Gondowald,  des  Ébroim  à  mettre  en 
relief.  Alors  l'auteur  retrouvera  un  coloris  souvent  vrai,  toujours  saisissant;  son 
récit  offrira  des  oppositions  heureuses,  de  l'éclat,  de  l'intérêt.  Ne  lui  demandez  pas 
des  détails  précis  et  instructifs  sur  le  caractère  de  la  royauté  chez  les  Franks,  sur 
les  conséquences  des  lois  barbares  ap|)liquées  aux  campagnes,  sur  le  sort  des  di- 
verses classes  de  la  population  urbaine,  sur  le  rôle  des  maires  du  palais  et  les  res- 
sorts grossiers  du  gouvernement.  Malgré  tant  de  lacunes,  il  vous  laissera  une  im- 
pression assez  juste  des  résultats  de  l'époque  mérovingienne  :  vous  entreverrez 
l'antagonisme  de  l'Aquitaine  et  de  la  Neustrie,  du  midi  et  du  nord.  Le  clergé  fait 
des  efforts  méritoires  pour  s'emparer  des  rois  neustriens,  et  pour  faire  prévaloir 
dans  les  affaires  publiques  le  sentiment  de  la  bienveillance  chrétienne,  disposition 
nécessairement  favorable  aux  classes  inférieures.  Déjà  la  voix  populaire,  qui  n'est 
encore  qu'un  faible  vagissement,  semble  être  celle  voix  de  Dieu  à  laquelle  le  roi 
doit  se  soumettre.  Blessée  dans  son  orgueil  et  dans  son  droit,  l'aristocratie  germa- 
nique murmure,  proteste,  et  finit  par  se  soulever.  Deux  intérêts,  deux  partis  en 


Au  HISTORIENS    MODERNES 

opposition,  divisent  l'eniinre  des  Franks  :  d'un  côté,  la  Neustrie  romaine,  ecclésias- 
tique et  populaire;  de  l'autre,  l'Austrasie  barbare  et  aristocratique,  supérieure  en 
force  parce  qu'elle  s'appuie  sur  l'Allemagne,  où  elle  ne  cesse  de  se  recruter.  L'Aus- 
trasie l'emporte  enfin,  et  détermine  un  changement  de  dynastie  en  faveur  de  la 
grande  famille  des  Pépins,  qui,  longtemps  chefs  du  parti  vainqueur,  ont  accoutumé 
les  nobles  eux-mêmes  à  l'obéissance. 

M.  Michelet  semble  avoir  infligé  à  quelques-uns  des  grands  hommes  qu'il  a  ren- 
contrés son  système  de  nivellement.  Plusieurs  personnages  qui  se  présentent  d'or- 
dinaire avec  une  ampleur  et  une  fierté  un  peu  théâtrales,  Charles  Martel,  Charle- 
magne,  Philippe-Auguste,  saint  Louis,  sont  capricieusement  rapetisses.  On  nous  a 
dit  jusqu'ici  que  le  bâtard  de  Pépin  d'Héristal,  quoique  peu  dévot,  quoique  spolia- 
teur des  biens  ecclésiastiques,  avait  eu  un  instinct  politique  assez  sûr  pour  se  dé- 
clarer le  champion  des  intérêts  chrétiens.  C'est  lui  qui  ouvre  par  des  victoires  la 
Frise  et  la  Saxe  aux  missionnaires  catholiques.  C'est  pour  avoir  écrasé  les  maho- 
métans  dans  les  champs  de  Poitiers,  qu'il  reçoit  le  surnom  de  Marteau.  Plus  lard, 
il  est  nommé  par  le  peuple  romain  patrice  de  Rome,  et  le  pape  Grégoire  III  lui  en- 
voie les  clefs  du  confessionnal  de  saint  Pierre  en  signe  de  souveraineté  temporelle. 
Malgré  ces  indices,  M.  Michelet  a  métamorphosé  Charles  Martel  en  païen.  «  Son 
nom  païen  de  Marteau,  dit-il,  me  ferait  volontiers  douter  s'il  était  chrétien.  On  sait 
que  le  marteau  est  l'attribut  de  Thor,  le  signe  de  l'association  païenne,  celui  de  la 
propriété,  de  la  conquête  barbare.  »  Le  grand  duel  des  chrétiens  et  des  mahomé- 
lans  où  ceux-ci  perdirent,  selon  les  chroniques,  trois  cent  soixante-quinze  mille 
hommes,  la  fameuse  bataille  de  Poitiers,  n'obtient  de  M.  Michelet  que  cette  phrase 
presque  dédaigneuse  :  «  Une  rencontre  eut  lieu  près  de  Poitiers  entre  la  rapide  ca- 
valerie de  l'Afrique  et  les  lourds  bataillons  des  Franks.  Les  premiers,  après  avoir 
éprouvé  qu'ils  ne  pouvaient  rien  contre  un  ennemi  redoutable  par  sa  force  et  sa 
masse,  se  retirèrent  pendant  la  nuit.  Quelle  perte  les  Arabes  purent-ils  éprouver? 
C'est  ce  qu'on  ne  saurait  dire.  » 

Charlemagne  est  plus  maltraité  encore  que  son  aïeul.  C'est  en  vain  que,  pendant 
quarante  ans,  il  promena  sur  l'Europe  sa  redoutable  épée,  qu'il  anima  cinquante- 
trois  expéditions,  présent,  par  son  courage,  absent,  par  l'ascendant  de  sa  volonté  : 
il  ne  trouve  pas  grâce  devant  M.  Michelet.  L'historien  commence  par  représenter 
tous  les  ennemis  de  la  France  dans  un  accablement  qui  laisse  peu  de  mérite  au 
vainqueur,  et  il  ajoute  :  «  Les  soixante  ans  de  guerre  qui  remplissent  les  règnes  de 
Pépin  et  de  Charlemagne,  offrent  peu  de  victoires,  mais  des  ravages  réguliers,  pé- 
riodiques; ils  usaient  leurs  ennemis  plutôt  qu'ils  ne  les  domptaient,  ils  brisaient  à 
la  longue  leur  force  et  leur  élan.  Le  souvenir  le  plus  populaire  qui  soit  resté  de  ces 
guerres,  c'est  celui  d'une  défaite,  Roncevaux.  n  Si  Charlemagne,  au  faîte  de  la 
gloire  et  de  la  puissance,  exerçant  le  pouvoir  souverain  dans  presque  tous  les  pays 
qui  avaient  composé  l'empire  d'Occident,  hésite  à  recevoir  le  litre  d'empereur, 
qui  lui  est  décerné  par  une  triple  acclamation  du  peuple  romain,  c'est  de  sa 
part  une  hypocrisie  puérile,  une  comédie  préparée.  En  somme,  son  plus  grand  mé- 
rite fut  celui  de  Louis  XIV,  de  vivre  longtemps.  «  Institutions,  gloire  nationale, 
tout  lui  fut  rapporté  ;  les  tribus  même  qui  l'avaient  combattu  lui  attribuaient  leurs 
lois,  des  lois  aussi  anciennes  que  la  race  germanique.  »  C'est  comme  par  hasard 
que  les  savants  les  plus  illustres  de  l'Europe  se  rencontrent  à  la  cour  du  roi  des 
Franks.  Le  recueil  des  Capitulaires  contient,  sous  le  nom  de  Charlemagne,  un 
grand  nombre  de  lois  et  de  mandements  concernant  le  droit  civil,  les  affaires  ec- 


1>E    LA    rilANCK.  43 

clésiasliques,  l'ailiniiiislralioii,  r»>c()noniio  publique;  mais  l'œuvre  législative  est 
mise  on  suspicion  comme  la  gloire  militaire.  «  Peut-être,  dit  M.  Michelet,  ces  actes 
ijui  poilenl  tous  le  nom  de  (".liarleniagne,  ne  l'ont-ils  que  reproduire  les  capitulaires 
des  anciens  vois  de  France  :  il  est' peu  probable  que  les  Pépins,  que  Clotaire  II  et 
Dagoberl  aient  laissé  si  |)eu  de  capitulaires;  que  Biunehaut,  Fiédégonde,  Fbroïm, 
n'en  aient  point  laissé.  Il  en  sera  advenu  pour  Charlemagnc  ce  qui  serait  arrivé  à 
Juslinien,  si  tous  les  monuments  antérieurs  du  droit  romain  avaient  péri.  Le  coni- 
pilaleur  eût  passé  pour  législateur.  »  Après  le  réfjuisiloire  do  M.  Michelet  contre  le 
rénovateur  de  renq)ire  d'Occident,  contre  le  héros  chevaleresque  du  moyen  âge,  il 
faut  s'empresser  de  relire  cette  phrase  qui  résume  une  des  plus  belles  leçons  de 
M.  Ciuizot  :  «  L'activité,  une  activité  universelle  et  infatigable,  le  besoin  de  penser 
à  tout,  de  porter  partout  à  la  fois  le  mouvement  et  la  règle,  c'est  le  vrai,  le  grand 
caractère  du  règne  de  Charlemagnc,  le  caractère  que  hd-mcme  cl  lui  seul  imprime 
à  son  temps.  » 

Ne  semble-t-il  pas  (jne  M.  Michelet,  dans  la  première  phase  de  son  talent,  était 
tourmenté  du  vague  désir  de  confisquer  l'histoire  à  son  profil?  On  le  voit  mutiler 
impitoyablement  les  tyiies  consacrés,  les  idées  reçues,  comme  pour  se  ménager  la 
gloire  do  tout  reconstruire.  Il  est  un  prince  qui,  couronné  à  quinze  ans,  contracte, 
malgré  les  grands  qui  l'obsèdent,  malgré  sa  mère  et  ses  plus  proches  [larcnts,  un 
mariage  politique;  un  prince  qui,  en  peu  d'années,  a  fait  rentrer  dans  le  devoir  les 
petits  vassaux  qui  désolent  les  terres  royales,  et  ensuite  les  grands  feudataires  plus 
puissants  que  lui-même,  le  duc  de  Bourgogne,  le  comte  de  Flandres  appuyé  sur 
l'Allemagne,  le  roi  d'Angleterre,  ce  superbe  Henri  II,  qui  possédait  un  tiers  de  la 
France;  le  roi  français  dont  nous  parlons  pose  la  première  base  d'une  administra- 
tion, arme  les  communes  pour  résister  à  une  coalition  de  la  moitié  de  l'Furope, 
élève  le  tiers-état  en  l'associant  au  noble  orgueil  d'une  grande  victoire,  ajoute  au 
domaine  qu'il  a  reçu  de  son  père,  c'est-à-dire  à  la  vraie  France,  le  duché  de  Nor- 
mandie, les  comtés  d'Alençon,  d'Auvergne,  d'Artois,  d'Évreux,  de  Touraine,  du 
Maine,  d'Anjou,  de  Poitou,  de  Vermandois  et  de  Valois.  Émus  de  ces  grands  résul- 
tats, nos  historiens  avaient  jusqu'ici  donné  à  Philippe- Auguste  une  contenance 
fière  et  sympathique.  Malheureusement,  M.  Michelet  venait  de  dessiner  un  peu  plus 
haut  les  types  du  roi  de  France  et  du  roi  d'.Vngleterre,  tels  qu'ils  api)araisscnt,  a.s- 
sure-l-il,  dans  l'ensemble  du  moyen  âge.  «  Le  premier  conserve  généralement  une 
certaine  majesté  immobile.  Il  est  calme  et  insignifianten  comparaison  de  son  rival... 
Enfoncé  dans  son  hermine,  il  régente  le  roi  d'Angleterre,  comme  son  vassal  et  son 
fils,  mauvais  fils  qui  bat  son  père.  Le  descendant  de  Guillaume-le  Conquérant, 
quel  qu'il  soit,  c'est  un  homme  rouge,  cheveux  blonds  et  plats,  gros  ventre,  brave 
et  avide,  sensuel  et  féroce,  glouton  et  ricaneur,  entouré  de  mauvaises  gens,  volant 
et  violant,  fort  mal  avec  l'Église.  »  Tant  pis  pour  Philippe-Auguste,  mais  il  fallail 
qu'il  rentrât  dans  le  moule  du  roi  de  France,  dùt-il  en  être  un  peu  meurtri.  «  C'é- 
tait, dit  M.  Michelet,  un  prince  cauteleux,  plus  pacifique  que  guerrier,  quelles 
qu'aient  été  sous  lui  les  acquisitions  de  la  monarchie.  La  Philippéide  de  Guillaume 
le  Breton,  imitation  classique  de  l'Enéide,  nous  a  trompés  sur  le  véritable  caractère 
de  Philippe  II.  Les  romans  ont  achevé  de  le  transfigurer  en  héros  de  chevalerie. 
Dans  le  fait,  les  grands  succès  de  son  règne,  et  la  victoire  de  Bouvines  elle-même, 
furent  les  fruits  de  sa  politique  et  de  la  protection  de  l'Église.  »  M.  Michelet  sait  Itès- 
hieaqyie  h  Phili ppcide  u' cal  pas  le  seul  document  relatif  à  Philippe-Auguste,  et  qu'il 
n'y  a  pas  de  raisons  pour  mettre  en  doute  la  sincérité  du  continuateur  de  Rigord, 


44  HISTORIENS    MODERNES 

lorsque  après  avoir  été  poêle  emphatique,  il  redevient  chroniqueur  minutieux.  Il  se 
peut,  au  surplus,  que  la  bataille  de  Bou  vines  n'ait  pas  eu  une  grande  importance  stra- 
tégique ;  elle  n'en  mérite  pas  moins  d'occuper  une  place  glorieuse  dans  notre  histoire. 
Ses  résultats  furent  immenses.  Une  coalition  perfide  voulait  morceler  ce  petit 
royaume,  qui  était  le  cœur  de  la  France  :  l'instinct  populaire  s'indigna.  Le  serf  af- 
franchi, qui  ne  connaissait  que  l'émeute  contre  son  seigneur,  fit  son  début  dans  la 
grande  guerre,  et,  pour  la  première  fois,  soutint  en  rase  campagne  le  choc  de  la 
cavalerie.  Le  tiers-état  avait  enfin  donné  signe  de  vie  politique;  le  corps  national 
était  complété.  Voilà  pourquoi  la  bataille  de  Bouvines  devint  à  bon  droit  populaire. 
Dès  celte  époque,  l'homme  des  champs,  le  mince  bourgeois,  ont  pu,  le  soir  après 
les  travaux,  entourés  de  leurs  enfants  émerveillés,  de  leurs  voisins  respectueux, 
rappeler  les  souvenirs  du  champ  de  bataille,  dire  les  joies  du  devoir  accompli,  s'é- 
mouvoir au  nom  de  la  France,  et  réchauffer  des  âmes  tristement  engourdies,  en 
leur  transmettant  les  premières  étincelles  du  sentiment  national. 

M.  Michelet,  mieux  inspiré,  s'est  incliné  respectueusement  devant  Louis  IX. 
L'héroïsme  guerrier  du  saint  roi,  son  équité,  son  dévouement  au  bien  public,  son 
inébranlable  vertu  au  milieu  des  plus  grands  revers,  ont  donné  lieu  du  moins  à  des 
tableaux  touchants.  On  aurait  pu  faire  l'essortir  davantage  le  côté  politique  de  ce 
règne,  les  innovations  administratives  qui  préparaient  légalement  les  grands  ré- 
sultats que  Philippe- le-Bel  devait  obtenir  par  la  ruse  et  la  violence.  Nous  n'osons 
pas  reprocher  à  l'auteur  cet  oubli;  il  paraît  qu'il  n'entrait  pas  dans  son  premier 
plan  de  faire  connaître  le  mécanisme  des  anciennes  institutions.  L'établissement 
de  la  féodalité  est  constaté  en  peu  de  lignes;  mais  l'organisation  féodale,  les  res- 
.sources  et  les  vices  de  cette  forme  de  gouvernement,  son  iniluence  sur  les  lois  ci- 
viles, l'économie  publique  et  les  rapports  sociaux,  ne  sont  aucunement  exposés.  La 
révolution  communale,  dont  la  critique  contemporaine  a  si  bien  relevé  l'impor- 
tance, n'est  pas  mise  en  saillie.  M.  Michelet  s'excuse  d'en  retracer  le  mouvement 
dramatique  et  renvoie  ses  lecteurs  aux  belles  scènes  de  M.  Augustin  Thierry,  bien 
faites  en  effet  pour  désespérer  les  prétentions  rivales.  Quant  à  la  partie  critique, 
qui  appelle  encore  tant  d'éclaircissements,  elle  n'est  pas  même  abordée.  Il  eût  été 
fort  utile  pour  l'intelligence  des  deux  derniers  siècles  du  moyen  âge  de  dresser 
nue  sorte  de  statistique  de  la  France  communale,  distinguant  les  municipalités 
d'origine  romaine,  comme  Reims,  Bourges,  Orléans,  Besançon;  les  communes  ru- 
rales dont  l'origine  remontait  à  d'anciennes  communautés  d'hommes  libres;  les 
villes  communales  qui  ont  arraché  leurs  chartes  d'affranchissement  par  l'insurrec- 
tion; celles,  en  beaucoup  plus  grand  nombre,  qui  ont  obtenu  la  liberté  par  rachat, 
au  grand  contentement  de  leurs  seigneurs,  trop  heureux  d'échanger  de  vaines  pré- 
rogatives contre  de  bonnes  redevances.  M.  Michelet  s'est  dispensé  des  recherches 
par  des  phrases  à  effet  qui  ne  sont  pas  toujours  d'une  rigoureuse  exactitude,  celle- 
ci  par  exemple  :  «  On  a  dit  que  le  roi  avait  fondé  les  communes;  le  contraire  est 
plutôt  vrai,  ce  sont  les  communes  qui  ont  fondé  le  roi...  Ce  sont  les  communes, 
ou,  pour  employer  un  mot  plus  général  et  plus  exact,  ce  sont  les  bourgeoisies,  qui, 
sous  la  bannière  du  saint  de  la  paroisse,  conquirent  la  paix  publique  entre  l'Oise 
et  la  Loire.  »  Quoiqu'il  soit  ordinaire  à  nos  historiens  de  confondre  ces  deux  mots, 
communes  et  bourgeoisies,  ils  n'ont  pas  toujours  eu  la  même  signilication.  Par 
communes  on  entendait  la  réunion,  la  conjuralion  des  habitants  d'un  même  lieu 
pour  la  défense  des  intérêts  communs  :  la  bourgeoisie  était  un  contrat  individuel 
en  vertu  duquel  un  homme,  serf  ou  libre,  paysan  ou  citadin,  désavouait  la  juridic- 


DE    LA    FRANCE.  4i> 

lion  lie  son  soi^îneur  pour  se  placer  directement  sous  celle  du  suzerain,  c'est-h-dire 
du  roi,  représenlé  dans  les  provinces  par  ses  baillis.  Pour  devenir  bourgeois  du 
roi,  il  suflisail  de  payer  une  redevance  au  trésor  royal  et  de  faire  vin  séjour  de  sis 
mois  dans  une  ville  du  domaine.  Ainsi,  du  même  coup,  la  royauté  enlevait  un  sujet 
au  seigneur  féodal  et  gagnait  un  contribuable.  Cette  institution  des  bourgeoisies 
royales,  qui  ne  fut  dans  l'origine  qu'une  mesure  de  police  judiciaire  et  dont  les  au- 
teurs peut-être  ne  comprirent  pas  d'abord  toute  la  portée,  fut  plus  nuisible  encore 
à  la  féodalité  que  celle  des  communes,  et  ce  qui  le  prouve,  ce  sont  les  réclamations 
réitérées  et  menaçantes,  les  ligues,  les  prises  d'armes  de  la  noblesse,  pour  recou- 
vrer la  plénitude  de  ses  droits  de  justice. 

Ces  deux  premiers  volumes  de  Vllistoire  de  France,  qui  laissent  tant  de  prise  à 
la  critique,  attirèrent  sur  M.  Micbelet  l'auréole  de  la  popularité.  Est-ce  à  dire  que 
le  public  s'est  trompé  et  qu'il  y  a  lieu  à  casser  le  jugement?  La  conclusion  serait 
trop  rigoureuse.  Les  juges  compétents  cberchent  d'abord  dans  une  histoire  ce  qui 
devrait  y  trouver  place.  La  foule  inexercée  prend  ce  qu'on  lui  offre,  et  se  prononce 
suivant  l'effet  qu'elle  éprouve  à  la  lecture.  Ce  qui  la  séduit  avant  tout,  c'est  un 
récit  vif,  entraînant,  varié,  qui  offre  à  l'imagination  des  aspects  nouveaux  et  mette 
en  jeu  les  facultés  sympathiques.  Or,  il  faut  convenir  que  peu  d'historiens  ont  su, 
comme  M.  Michelet,  s'emparer  du  lecteur  et  le  conduire  lestement  à  la  lin  d'un 
volume.  Si  l'on  est  exposé  avec  lui  à  glisser  trop  légèrement  sur  des  points  impor- 
tants, du  moins  est-on  dédommagé  par  des  rencontres  imprévues.  Pour  entretenir 
constamment  l'intérêt,  il  ne  se  fera  pas  scrupule  de  quitter  la  France,  et  de  courir 
en  Angleterre  ou  en  Italie,  pour  vous  raconter  ensuite  les  conquêtes  des  Normands, 
les  tentatives  de  Grégoire  VII,  la  fin  tragique  de  Thomas  Becket.  A  chaque  instant, 
quelque  surprise  nouvelle,  quelque  morceau  excitant;  une  belle  description  ou  un 
portrait  hardi,  un  éclair  poétique  ou  une  anecdote  malicieuse.  Ce  sont  parfois  des 
tableaux  aux  larges  proportions  et  sérieusement  étudiés,  comme  son  récit  de  la  pre- 
mière croisade,  ou  tout  simplement  quinze  ou  vingt  lignes  d'une  fantaisie  char- 
mante, qui  scintillent  au  milieu  des  pages  comme  ces  vignettes  exquises  qu'on 
intercale  dans  les  éditions  de  luxe.  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  un  succès  popu- 
laire, et  les  applaudissements  bruyants  sont  aussi  bien  motivés  que  les  protestations 
de  quelques  critiques. 

Nous  ne  croyons  pas  nous  tromper  en  plaçant  M.  Michelet  lui-même  au  nombre 
des  juges  sévères.  Déjà,  à  la  fin  de  son  deuxième  volume,  nous  lisons  une  sorte 
de  protestation  contre  les  doctrines  absolues  auxquelles  il  a  trop  longtemps  sacrifié. 
C'est  au  bruit  des  applaudissements,  en  plein  succès,  qu'il  entreprend  de  s'amender, 
et  qu'il  conçoit  cette  nouvelle  méthode,  à  laquelle  il  déclare  s'en  tenir  définitive- 
ment. Il  en  résulte  qu'arrivé  à  la  moitié  de  sa  carrière,  il  commence  un  ouvrage 
nouveau,  pour  ainsi  dire,  par  son  ampleur  et  ses  moyens  de  développement.  Les 
deux  premiers  volumes  avaient  dépassé  le  règne  de  saint  Louis  ;  les  trois  volumes 
publiés  depuis  embrassent  moins  de  deux  siècles  (1270-1461),  depuis  la  mort  de 
saint  Louis  jusqu'à  celle  de  Charles  Vil.  Le  nouveau  programme  de  l'historien  est 
magnifique  :  il  ne  se  contente  plus  de  moissonner  dans  les  chroniques  imprimées 
ou  inédites;  il  contrôle  les  faits  en  les  rapprochant  des  actes  ofiiciels,  il  dépouille 
avec  soin  l'immense  collection  des  Ordonnances  des  rois  de  France.  Employé  à  la 
conservation  des  Archives  du  royaume,  il  a  fait,  assure-t-il,  de  cette  nécropole  des 
monuments  nationaux  la  demeure  favorite  de  sa  pensée,  et  il  interrog<î  avec  une 
curiosité  superstitieuse  les   vénérables  parchemins  qui  gardent  les  secrets  des 


46  HISTORIENS    MODEIIISES 

vieux  âges.  Il  piiiso  également  aux  sources  extérieures,  consulte  les  hommes  spé- 
ciaux, entretient  des  correspondances  lointaines,  soumet  aux  savants  anglais,  belges 
ou  allemands  les  passages  où  notre  histoire  se  confond  avec  celle  des  nations  étran- 
gères. Voilà  pour  le  fond.  De  même,  quant  à  la  forme,  l'auteur  se  range.  Plus 
d'excursions  inutiles,  plus  de  fantaisies  compromettantes,  scmble-t-il  nous  dire. 
Ne  nous  effrayons  pas  trop  de  cette  conversion  :  cette  riche  et  pétulante  imagina- 
tion n'est  pas  si  bien  corrigée  qu'elle  ne  se  permette  parfois  quelques  échappées. 
Si  elle  a  réprimé  le  fol  entrain  de  la  jeunesse,  qui  ne  plaît  qu'aux  étourdis,  il  lui 
reste  cette  coquetterie  discrète  et  expérimentée  à  laquelle  les  plus  rigides  se  lais- 
sent prendre.  Ainsi,  M.  Michelet,  en  conservant  son  originalilé,  a  pu  prendre  sa 
place  parmi  les  historiens  sérieux  et  positifs,  c'est-à-dire  qn'il  a  eu  l'honneur  d'é- 
claircir  à  son  tour  quelques  faits  obscurs,  et  d'attacher  son  nom  à  certaines  parties 
de  notre  histoire. 

Nous  ne  pouvons  indiquer  que  très-sommairement  les  points  historiques  dont 
M.  Michelet  a  renouvelé  l'aspect.  La  méthode  inaugurée  avec  le  troisième  volume 
convenait  parfaitement  à  la  peinture  du  xiv"  siècle.  Jamais  la  déchéance  de  la  féoda- 
lité, la  formation  d'une  souveraineté  centrale,  la  lutte  de  l'homme  de  loi  contre 
l'homme  d'armes,  n'avaient  été  dépeintes  avec  tant  de  vivacité  et  de  pénétration. 
L'historien  a  fort  bien  exposé  et  suivi  dans  ses  déductions  le  grand  problème  éco- 
nomique que  Philip|)e-le-Bel  eut  à  résoudre.  «  Le  seigneur  du  moyen  âge  payait 
ses  serviteurs  en  terres,  en  produits  de  la  terre  :  grands  et  petits,  ils  avaient  place 
à  sa  table  ;  la  solde,  c'était  le  repas  du  jour.  »  Ainsi,  chacun  des  vassaux,  assuré 
d'une  existence  convenable  et  proportionnée  à  son  grade  dans  la  hiérarchie  sociale, 
acquittait  en  retour  une  somme  de  services  publics.  En  perdant  leurs  sujets  et  leurs 
privilèges,  les  seigneurs  furent  affranchis  des  fonctions  qu'ils  devaient  accomplir 
personnellement  ou  au  moyen  de  leurs  subordonnés  ;  ils  rentrèrent  peu  à  peu  dans 
la  classe  des  propriétaires  indépendants.  Or,  à  la  place  de  ces  officiers  héréditaires, 
le  gouvernement  central  se  hâta  d'instituer  des  fonctionnaires  salariés  et  révocables. 
Les  hommes  du  roi,  revêtus  de  l'inviolabilité  royale,  prirent  peu  à  peu  possession 
des  magistratures;  c'étaient  des  administrateurs  civils  qui  introduisaient  des  règles 
uniformes,  des  juges  qui  prononçaient,  non  plus  selon  les  us  et  coutumes,  mais 
en  vertu  du  droit  divin  et  absolu  dont  le  monarque  était  la  personnification  : 
l'armée  cessa  d'être  la  réunion  des  bandes  féodales  pour  devenir  une  force  homo- 
gène, régulière,  nationale,  et  les  seigneurs  n'y  servirent  plus  qu'en  qualité  de  capi- 
taines royaux.  Qu'on  se  représente,  au  début  de  cette  rénovation,  l'embarras  des 
hommes  d'État  pour  équilibrer  le  budget  et  mettre  le  revenu  du  roi  au  niveau  des 
charges.  Il  était  juste  de  demander  des  contributions  en  argent  à  ceux  qui  étaient 
dispensés  des  œuvres.  Ainsi  prit  naissance  le  système  de  fiscalité  qui  s'est  développé 
jusqu'à  nos  jours.  Ce  sont  ces  changements  survenus  dans  la  condition  des  officiers 
publics  et  dans  la  nature  de  leurs  honoraires  qui  marquent  le  passage  de  l'âge 
féodal  aux  temps  modernes.  L'or,  c'est-à-dire  le  travail  accumulé,  la  fortune  trans- 
missible.  devint  à  la  lettre  le  nerf  des  affaires.  Pour  que  les  affaires  ne  languissent 
pas,  il  fallut  aux  gouvernants  de  l'or,  et  toujours  et  beaucoup.  H  y  eut  donc  néces- 
sité, au  xiv"  siècle,  de  multiplier  le  revenu,  d'activer  la  circulation,  de  mobiliser  les 
valeurs  amorties;  tentatives  périlleuses  à  une  époque  d'inexpérience  en  matière 
économique;  fatalité  qui  explique,  sans  les  justifier,  les  supercheries,  les  spolia- 
lions  brutales,  les  crimes  juridiques  de  Philippe-le-Bel  et  de  ses  successeurs. 

Cette  éclosion  du  système  moderne  ne  fut  pas  instantanée;  elle  occupa  doulou- 


1)E    LA    rRAISCE.  47 

reiiseinent  le  xiv"  et  le  xv"  siècle;  il  y  eut  des  lâlonnements  infinis,  des  réactions, 
des  crises  de  désespoir,  un  effrayant  contlit  d'intérêts  et  do  passions.  La  peinture 
de  cette  é|)oque  convenait  au  talent  do  M.  Miclielel,  qui  cherche  avant  tout  l'agita- 
tion dramatique  et  les  contrastes.  FidcMe  à  son  nouveau  programme,  l'artiste  s'est 
résigné  souvent  au  devoir  modeste  du  rapporteur;  il  a  voulu  prouver  qu'il  pouvait, 
comme  un  autre,  épousseler  et  déchiffrer  des  parchemins,  débrouiller  une  intrigue 
diplomatique,  exposer  le  positif  des  affaires.  Il  a  signalé,  par  exemple,  l'intervention 
du  génie  mercantile  sur  la  scène  politique,  surtout  à  l'occasion  des  guerres  de 
Flandre  et  d'Angleterre.  Son  analyse  des  actes  des  états-généraux  de  13o7  est  très- 
judicieuse  :  elle  projette  une  lumière  certaine  sur  un  personnage  à  la  fois  célèbre  et 
méconnu,  sur  Etienne  Marcel,  ce  tribun  impatient,  qui  veut,  dès  le  xiv"  siècle, 
«  substituer  la  république  à  la  monarchie,  donner  le  gouvernement  au  peuple, 
lorsqu'il  n'y  a  pas  encore  de  peuple.  »  Au  quatrième  volume,  consacré  au  règne  de 
Charles  VI,  la  politique  des  maisons  rivales  d'Orléans  et  de  Bourgogne,  des  Arma- 
gnacs et  des  Bourguignons,  est  supérieurement  expliquée.  L'ordonnance  de  1413, 
non  moins  digne  de  remarque  comme  monument  législatif  que  par  la  manière  dont 
elle  a  été  arrachée  à  la  royauté  au  milieu  d'une  sanglante  révolution,  ce  code  ad- 
ministralif  de  la  vieille  France  avait  à  peine  été  mentionné  par  les  précédents 
historiens.  M.  Michelet  lui  a  consacré  un  commentaire  proportionné  à  son  impor- 
tance. Il  serait  juste  de  multiplier  les  exemples  de  ce  genre,  de  signaler  surtout  des 
études  fort  intéressantes  sur  le  rôle  des  parlements,  sur  la  réorganisation  de  la 
force  publique  après  l'expulsion  des  Anglais,  sur  le  régime  des  communes  flamandes 
soumises  au  xv*  siècle  à  la  puissante  maison  de  Bourgogne  et  introduites  ainsi  dans 
la  sphère  politique  de  la  France.  On  sentira  que  des  appréciations  détaillées  de  ces 
divers  travaux  élargiraient  démesurément  notre  cadre  :  il  nous  suffit  d'avoir  con- 
staté les  efforts  de  M.  Michelet  pour  répondre  aux  exigences  des  esprits   positifs. 

Malgré  les  concessions  faites  aux  publicistes  et  aux  érudits,  la  faculté  descriptive 
est  loujoui^s  celle  qui  domine  chez  l'historien.  Chaque  fois  qu'un  incident  lui  offre 
des  ressources  poétiques,  il  s'en  empare,  lui  trace  un  cadre,  prodigue  la  couleur, 
compose  enfin  un  tableau  si  saillant,  qu'il  semble  se  détacher  du  tissu  général, 
comme  ces  peintures  qui  ont  trop  de  relief.  Il  y  a  ainsi,  dans  les  trois  derniers 
volumes,  beaucoup  de  petits  épisodes  et  trois  grands  drames  :  les  Templiers,  mor- 
ceau d'autant  plus  remarquable  que  sa  conclusion  sur  les  causes  réelles  et  appa- 
rentes de  la  suppression  de  l'ordre  a  été  généralement  acceptée;  la  folie  de 
Charles  VI,  tragédie  lugubre  dont  le  dénoi!iment  semble  devoir  être  l'anéantisse- 
ment de  la  France;  et,  dans  le  cinquième  volume  récemment  publié,  .leanne  d'Arc, 
qui  devait  être  le  chef-d'œuvre  de  M.  Michelet,  parce  que,  cette  fois,  Ihistoire 
pouvait  devenir  un  beau  et  grand  poème,  sans  que  la  réalité  en  souffrit.  Nous 
voudrions  faire  comprendre  à  cette  occasion  avec  quel  art  l'auteur  sait  animer  ses 
personnages.  Au  lieu  de  les  introduire  d'emblée  dans  son  récit  pour  les  juger  des 
hauteurs  de  la  science,  il  les  laisse  naître  et  grandir  sous  les  yeux  du  lecteur. 
L'être  supérieur,  le  héros  dans  le  drame  qu'il  déroule,  est,  comme  à  la  scène,  le 
centre  autour  duquel  gravitent  les  acteurs  secondaires  jusqu'aux  derniers  figurants. 
Ce  mouvement  général  et  continuel  communique  h  l'esprit  une  excitation  si  vive, 
qu'on  rêve,  en  lisant,  au  delà  de  ce  que  le  livre  exprime. 

M.  Michelet  sait  employer,  sans  déroger  à  la  gravité  du  récit,  tous  ces  petits 
incidents  de  la  vie  commune  que  les  historiens  abandonnent  d'ordinaire  à  la  fic- 
tion. Il  est  impossible,  par  exemple,  do  lire  le  chapitre  q>n  sert  d'introduction  à  la 


48  HISTORIENS    MODERNES 

belle  légende  de  Jeanne  d'Arc  sans  être  transporté  en  plein  xv" siècle,  au  milieu  de 
la  naïve  population  de  Vaucouleurs.  L'est  de  la  France  est  devenu  un  royaume 
bourguignon  ;  l'ouest  et  le  centre  subissent  le  joug  des  Anglais.  Une  seule  ville, 
Orléans,  a  fait  jusqu'alors  bonne  contenance;  mais,  bloquée  strictement  et  menacée 
de  la  famine,  elle  commence  à  se  lasser  de  son  héroïsme,  et  déjà  on  a  découvert 
des  trous  pratiqués  dans  la  muraille  pour  donner  entrée  aux  ennemis.  La  France 
va  périr  :  qui  la  sauvera,  si  ce  n'est  Dieu?  C'est  alors  que  bien  loin,  à  quatre-vingts 
lieues  du  sanglant  théâtre,  une  iille  des  champs,  timide  et  recueillie  jusqu'alors, 
va  dire  à  son  père  qu'elle  a  mission  de  sauver  la  France,  qu'elle  doit  commencer 
son  œuvre  par  la  délivrance  d'Orléans,  et  conduire  ensuite  le  dauphin  à  Reims 
pour  l'y  faire  sacrer.  L'historien  ne  manque  pas  de  faire  observer  que  la  merveil- 
leuse fille  voit  tout  d'abord  où  il  faut  frapper  pour  trancher  le  nœud  politique  :  ce 
qui  fait  l'indécision  du  peuple  et  sa  faiblesse,  c'est  son  embarras  à  choisir  un 
maître  entre  le  dauphin  Charles  et  le  fils  du  roi  d'Angleterre,  que  le  dernier  roi, 
le  fou  Charles  VI,  a  déclaré  son  héritier.  Que  le  dauphin  soit  sacré  le  premier,  et 
la  nation  aura  un  roi  légitime  autour  duquel  elle  pourra  se  rallier.  L'historien  a 
dit  son  mot;  il  \a  s'effacer  pour  faire  place  au  poète.  Sous  le  charme  de  son  récit, 
on  se  représente  le  vieux  Jacques  d'Arc  ébahi,  épouvanté,  en  apprenant  que  Jeanne, 
la  plus  sage  de  ses  filles,  a  la  fantaisie  de  courir  le  pays  au  milieu  des  soudards. 
Mieux  vaut  pour  lui  la  voir  morte,  et  il  déclare  tout  net  que,  si  elle  insiste,  il  la 
noiera  de  ses  propres  mains.  Jeanne  se  retire  muette  et  résignée,  heureuse  peut- 
être  d'échapper  par  l'obéissance  à  la  triste  destinée  qu'elle  entrevoit.  Mais,  dans  la 
solitude  où  elle  aime  à  se  réfugier,  elle  est  de  nouveau  visitée  par  le  bel  archange 
et  par  ses  deux  saintes,  qui  lui  rappellent  r  la  pitié  qu'il  y  a  au  royaume  de 
France.  >-  Pendant  ce  temps,  le  miracle  a  fait  bruit:  tout  le  village  est  en  émoi; 
les  esprits  forts  blâment  l'inspirée;  les  âmes  tendres  la  plaignent.  Il  y  a  deux  en- 
fants, Haumette  et  Mengette,  deux  petites  amies  qui  pleurent  de  chaudes  larmes 
sur  le  malheur  de  Jeanne,  et  que  Jeanne  a  grand  regret  d'affliger.  Il  y  a  aussi  un 
jeune  garçon,  un  voisin  du  même  âge  que  la  bergère,  celui  qu'elle  appelait  son 
mari  dans  les  innocentes  coquetteries  du  premier  âge.  Le  voisin,  en  grandissant, 
n'a  pas  oublié  cette  douce  parole,  et  pour  lui  elle  vaut  promesse  :  il  ne  veut  pas 
laisser  partir  cette  belle  fille  de  dix-huit  ans,  à  la  taille  élancée,  au  front  pur,  à  la 
voix  douce  et  onctueuse,  et,  dans  son  désespoir,  il  va  jusqu'à  l'assigner  devant  les 
juges  ecclésiastiques. 

Dieu  a  parlé  :  la  France  est  aux  abois  ;  il  faut  partir.  Jeanne  a  gagné  un  de  ses 
oncles,  un  pauvre  charron,  qui  consent  à  la  conduire  chez  le  seigneur  de  Vau- 
couleurs. Elle  n'ignore  pas  que  le  rude  capitaine  se  propose  de  renvoyer  à  son 
père  l'extravagante  «  bien  souffletée.  «  Qu'importe  une  humiliation  quand  on 
marche  au  martyre?  Elle  part  avec  son  oncle,  après  avoir  embrassé  toutes  ses  amies 
et  recommandé  à  Dieu  la  petite  Mengette.  Quant  à  Haumette,  celle  qu'elle  aime  le 
plus,  elle  craint  de  faiblir  en  la  voyant  pleurer,  et  préfère  s'éloigner  sans  la  voir. 
La  paysanne  «  avec  ses  gros  habits  ronges  »  est  bientôt  en  présence  du  sire  de 
Baudricourt  ;  elle  lui  parle  avec  une  fermeté  qui  l'étonné  et  le  subjugue.  Le  routier 
a  peu  de  foi  en  Dieu  ;  mais  il  craint  le  diable  et  soupçonne  une  diablerie;  il  ap- 
pelle son  curé,  qui  procède  à  l'exorcisme.  Celui-ci  s'attendait  également  à  quelque 
révolte  du  malin  esprit  ;  il  demeure  confondu  en  voyant  la  jeune  fille  écouter  les 
prières  de  l'église  dans  une  pieuse  extase.  Alors  un  vieux  gentilhomme,  qui  a 
observé  sans  mot  dire  toutes  ces  choses  étranges   se  sent  illuminé  tout  à  coup.  Il 


DE     LA    TRANCE.  (i) 

prend  dans  sa  main  la  main  de  Jeanne,  et  jure  par  sa  foi  de  la  conduire  an  roi 
Charles.  L'élan  est  donné  :  les  i>aysans  de  Vaucouleurs  se  cotisent  pour  équiper 
l'héroïne.  Il  lui  reste  encore  une  épreuve  à  subir,  la  plus  cruelle  de  loules.  A  l'in- 
stant du  départ,  son  père  désolé,  sa  bonne  vieille  mère,  le  frère,  les  deux  sœurs, 
toutes  les  amies,  et  sans  doute  le  fiancé,  font  les  derniers  efforts  pour  retenir  celle 
qui  est  tant  aimée.  Ils  supplient,  ils  ordonnent,  ils  menacent  en  vain.  L'ordre  est 
positif.  La  pauvre  victime  doit  partir,  îi  son  grand  regret,  car  elle  aimerait  l)ien 
mieux,  ce  sont  ses  propres  paroles,  les  gais  propos  de  la  veillée  que  le  fracas  de  la 
guerre,  et  une  quenouille  à  liler  auprès  de  sa  mère  qu'une  lourde  épée  tachée  de 
sang.  Elle  part  donc  sous  la  sauvegarde  du  vieux  chevalier  qui  s'est  voué  à  son 
service,  et  accompagnée  de  cinq  :\  six  hommes,  qui  la  suivent,  les  uns  par  sym- 
pathie, les  autres  par  curiosité,  tous  avec  respect.  Le  trajet  est  long  et  périlleux  : 
il  faut  traverser  en  plein  hiver  un  pays  sans  ressources,  parcouru  dans  tous  les  sens 
par  les  Anglais,  les  Bourguignons  et  des  brigands  sans  patrie,  plus  dangereux  en- 
core que  l'étranger.  Malgré  tout,  on  est  sans  crainte,  car  déjà  on  a  compris  que 
Dieu  veille  sur  un  peuple  qui  est  à  lui,  et  que  la  France  est  sauvée  ! 

Est-ce  une  fiction  que  nous  venons  d'analyser?  Ces  détails  touchants,  qui  font 
concourir  toute  une  population  à  l'effet  d'un  drame,  sont-ils  des  combinaisons  de 
romancier?  Non,  c'est  là  de  l'histoire  dont  chaque  trait  est  justifié  en  note  par  des 
témoignages  valables.  Notre  but,  en  résumant  quelques-unes  des  pages  consacrées 
à  Jeanne  d'Arc,  a  été  de  montrer  avec  quel  bonheur  M.  Michelet  sait  découvrir 
dans  le  bavardage  diffus  d'une  chronique,  dans  un  acte  juridique,  dans  l'écrit  le 
plus  insignifiant  en  apparence,  le  mot  qui  enferme  le  sentiment  sympathique, 
l'incident  qui  fait  tableau.  Il  y  a  dans  chaque  talent  une  nuance  aimée  du  public; 
si  on  veut  apprécier  celle  qui  a  fait  le  succès  de  M.  Michelet,  il  faut  lire  en  entier 
ce  bel  épisode  de  la  Pucelle,  qui  compose  la  moitié  du  cinquième  volume.  Il  se 
peut  qu'il  y  ail  des  taches  dans  une  pièce  de  cette  étendue;  mais  nous  avouons 
franchement  ne  les  avoir  pas  remarquées  :  nous  plaignons  les  criticpies  qui  peuvent 
résister  à  l'émotion  et  suspendre  une  lecture  entraînante  pour  constater  des  im- 
perfections de  détail. 

Chaque  historien,  en  prenant  son  point  de  vue,  choisit  dans  le  passé  un  aspect 
qu'il  préfère,  et  que  son  œuvre  rétléchit  avec  un  éclat  souvent  nuisible  aux  autres 
faces  du  sujet.  La  faculté  intuitive,  qui  domine  chez  M.  Michelet,  le  porte  à  péné- 
trer l'esprit  de  chaque  époque,  à  relléter  les  phénomènes  moraux.  Voué  à  une 
sorte  de  psychologie  historique,  il  analyse  l'idée  cachée,  selon  lui,  sous  chaque  évé- 
nement, avec  la  recherche  curieuse  qu'apporte  l'école  pittoresque  à  décrire  la  cise- 
lure d'une  tourelle  ou  les  blasons  d'un  tournoi.  A-t-il  un  procédé  qui  lui  soit 
propre  pour  dégager  la  i)ensée  de  l'acte  matériel?  C'est  ce  que  nous  n'avons  pas  pu 
découvrir.  Spiritualiste  en  théorie,  il  semble  devenir  matérialiste  dans  l'exécution. 
C'est  ordinairement  par  l'action  des  causes  locales  et  extérieures  qu'il  trouve  moyen 
d'expliquer  toutes  choses.  Il  est  évident  que,  dans  la  France  ancienne,  les  afiinités 
de  races,  d'intérêts  et  de  coutumes,  les  influences  topographiques,  la  difficulté  des 
communications,  ont  formé  des  groupes  reconnaissables  encore  à  des  caractères  mai 
effacés.  Mais  M.  Michelet  ne  se  contentera  pas  de  dessiner  ces  types  provinciaux;  il 
gaspillera  beaucoup  d'esprit  et  d'érudition  pour  démontrer  que  la  Bretagne  doit 
nécessairement  produire  des  hommes  d'opposition  intrépide,  opiniâtre,  aveugle;  le 
Lyonnais,  des  hommes  mystiques;  la  Picardie,  des  hommes  rusés  et  goguenards  : 
autant  de  terres,  autant  de  fruits.  L'auteur  découvre  toujours  quelque  relation 


50  HISTORIENS    MODERNES 

mystérieuse  entre  les  sites,  les  provenances  naturelles,  les  monuments,  les  costumes 
et  les  usages.  Par  exemple,  «  il  y  a  entre  le  Languedoc  et  la  Guyenne  la  même 
différence  qu'entre  les  montagnards  et  les  girondins,  entre  Fabre  et  Barnave(l), 
entre  le  vin  fumeux  de  Lunel  et  le  vin  de  Bordeaux.  »  Les  noms  même  ne  sont 
pas  sans  influence  :  «  Ce  drôle  de  cardinal  Dubois  était  de  Brives-la-Gaillarde.  » 

Si  celte  idée  fixe  est  tolérable  dans  une  agaçante  causerie,  comme  le  voyage 
pittoresque  dans  l'ancienne  France  qui  ouvre  le  second  volume;  elle  a  des  incon- 
vénients graves  dans  les  appréciations  philosophiques.  L'auteur  qui  sait  exposer 
habilement  les  doctrines  et  les  suivre  dans  leurs  conséquences,  a  le  tort  de  légi- 
timer les  tendances  des  théologiens  et  des  philosophes  parles  instincts  intellectuels 
qu'il  attribue  à  leur  race.  Le  défenseur  du  moi  humain.  Pelage,  procède  en  vertu 
de  l'individualisme  helléno-celtique.  Le  rationalisme  destructeur  des  Vaudois  a  dii 
prendre  naissance  parmi  les  montagnards  des  Alpes,  «  gens  raisonneurs  et  froids 
sous  le  vent  des  glaciers.  «  Le  mysticisme,  qui  annule  l'individu,  est  une  contagion 
d'origine  germanique,  et  toujours  ainsi.  M.  Michelet  ne  remarque  pas  qu'en  faisant 
à  chaque  philosophe  une  nécessité  de  son  opinion,  il  l'affranchit  de  la  responsabilité 
de  ses  erreurs,  et  qu'il  s'interdit  à  lui-même  le  droit  de  condamner  ces  révoltes 
contre  les  principes  sociaux,  ces  maladies  morales  qui  éclatent  toujours  dans  les 
époques  tourmentées,  et  qui  se  traduisent  dans  la  pratique  par  de  grands  désor- 
dres. IVIais  on  aurait  tort,  avec  lui,  de  batailler  longtemps  sur  le  terrain  des  prin- 
cipes. Nous  inclinons  à  croire  que  souvent  ce  qui  parait  dans  sa  bouche  une  asser- 
tion dogmatique  n'est  qu'une  forme  habituelle  de  son  langage,  et  que,  dans  ses 
derniers  volumes  surtout,  les  réminiscences  de  son  ancienne  philosophie  sont  invo- 
lontaires. 

Malgré  le  grand  nombre  des  opinions  ainsi  hasardées,  l'appréciation  des  idées  et 
des  mœurs  forme  la  [)artie  saillante  et  originale  de  ïllistoire  de  France.  Il  n'y  a 
pas  à  craindre  avec  M.  Michelet  l'ennuyeuse  symétrie  qui  a  une  case  étiquetée  pour 
chaque  ordre  de  faits.  Études,  croyances,  arts,  industrie,  usages,  modes,  travers, 
anecdotes,  tout  ce  qui  occupe  le  monde  lui  fournit  des  fils,  qu'il  conduit  avec  une 
merveilleuse  adresse  dans  sa  trame  aux  mille  nuances.  On  croirait,  comme  dans  un 
journal,  trouver  au-dessous  du  grave  exposé  politique  le  capricieux  feuilleton.  Une 
peinture  de  la  société  féodale  et  chevaleresque  nous  transporte  au  milieu  d'une 
fourmilière  de  moines,  divers  par  la  couleur  comme  par  les  instincts;  vous  distin- 
guez surtout  les  franciscains,  «  ces  apôtres  efiïénés  de  la  grâce,  courant  partout 
pieds  nus,  jouant  tous  les  mystères  dans  leurs  sermons,  traînant  après  eux  les 
femmes  et  les  enfants,  riant  h  Noël,  pleurant  le  vendredi-saint,  développant  sans 
retenue  tout  ce  que  le  christianisme  a  d'éléments  dramatiques.  »  Pendant  ce  temps, 
les  universités  discutent  jusqu'à  la  fureur,  les  cathédrales  s'élèvent,  les  donjons 
s'embellissent,  le  négoce  s'organise,  la  poésie  court  le  monde,  représentée  par  les 
troubadours.  Mais  cette  vitalité  exubérante  engendre  la  fièvre,  une  fièvre  mortelle. 
L'atmosphère  s'assombrit,  l'abattement  décompose  toutes  les  figures;  chacun  s'isole, 
les  passions  politiques  font  silence.  C'est  la  peste  noire,  qui  entasse  des  morts  par 
toute  la  chrétienté.  Le  monde  féodal  croit  à  sa  fin  prochaine.  A  qui  s'en  prendre 
<le  ce  fléau?  On  se  jette  avec  fureur  sur  les  juifs,  sur  les  lépreux;  on  verse  à  grands 
Ilots  le  sang  impur,  sans  que  Dieu  suspende  sa  colère.  Le  peuple  au  désespoir  tourne 
sa  rage  contre  lui-même;  des  processions  de  fhtgellanls,  dépouillés  jusqu'à  la  cein- 

(1)  Bariiave  olail  Dauphinois. 


DK    LA    rnANCE.  ÎJl 

turc,  traînaiU  des  croix  rouges,  vont  de  ville  en  ville  en  chantant  des  cantiques 
Iiii^ubres,  et  en  s'arrètanl  sur  les  places  pour  se  déchirer  l'un  l'autre  avec  des  fouets 
armés  de  pointes  de  l'er.  Le  lléau  s'apaise  enfin,  après  avoir  dévoré  un  tiers  de  la 
population  européenne.  Pour  ceux  qui  restent  et  se  sentent  vivants,  «  c'est  une  joie 
sauvage  de  vivre,  une  orgie  d'héritiers.  »  En  gaspillant  ainsi  la  dépouille  des  morts. 
on  a  contracté  le  goût  du  luxe  et  de  la  jouissance  effrénée.  11  faut  de  l'or  et  de  la 
puissance  pour  ne  pas  déchoir;  on  se  donne  au  diable  pour  en  obtenir  :  époque  de 
ralchiniie,  de  la  sorcellerie,  des  crimes  bizarres  et  incroyables.  C'est  ainsi  qu'à 
cha(iue  siècle  un  nouvel  aspect  de  la  société  morale  change  la  décoration  de  la  scène 
politique. 

Si,  dans  cette  peinture  du  moyen  âge,  le  fond  est  ordinairement  sombre,  c'esî 
la  faute  de  l'iiisloire,  et  non  de  l'historien.  Qu'un  rayon  de  soleil  vienne  à  luire,  et 
il  s'en  empare  aussitôt  pour  adoucir  sa  perspective.  Il  laissera  volontiers  aux  prises 
les  Armagnacs  et  les  Bourguignons  pour  passer  en  Angleterre,  et  écouter,  au  pied 
d'une  tour,  comme  Blondel,  les  douces  chansons  que  soupire  un  gracieux  poète. 
le  prince  Charles  d'Orléans,  prisonnier  des  Anglais.  Dans  la  foule  sans  nom  où  il 
aime  à  se  glisser,  M.  Michelet  découvre  parfois  des  héros  pour  lesquels  il  se  pas- 
sionne. Qu'on  se  figure,  au  xv''  siècle,  la  féodalité  frappée  au  cœur,  mais  faisant 
encore  bonne  contenance.  Le  plus  puissant  prince  du  temps,  ce  duc  de  Bourgogne 
«  qui  semble  moins  duc  qu'empereur,  »  tient  le  banquet  solennel  de  l'ordre  de  la 
Toison-d'Or,  assis  à  une  table  de  velours  étincelanle  de  pierreries,  entouré  des  plus 
grands  seigneurs,  qui  le  servent  humblement.  Tout  à  coup  «  un  petit  homme  en 
noir  jupon,  qui  se  trouve  là,  on  ne  sait  comment,  présente  au  prince....  une  sup- 
plique? non,  un  exploit  en  forme  du  parlement  de  Paris,  un  ajournement  en  i»er- 
sonne  pour  lui  et  toute  la  haute  baronie  qui  se  trouve  là!  »  N'admirez -vous  pas  le 
ver  de  terre  qui  se  glisse  ainsi  sous  le  talon  du  géant,  au  risque  d'être  broyé?  Te! 
était  l'huissier  du  \\°  siècle,  qui  devait  signifier  au  seigneur  arrogant  et  brutal  le 
mandat  qui  l'appelait  devant  des  juges  roturiers,  l'arrêt  en  vertu  duquel  son  donjon 
allait  être  démoli.  Pour  remettre  l'exploit  en  personne,  l'huissier  devait  s'intro- 
duire furtivement,  ordinairement  déguisé  en  marchand  ou  en  valet.  «  Il  fallait  que 
sa  figure  ne  le  fit  pas  deviner,  qu'il  eût  mine  plate  et  bonasse,  dos  de  fer  et  cœur 
de  lion.  »  D'où  venait  à  ces  gens-là  tant  d'audace?  C'est  qu'ils  se  sentaient  les 
champions  du  droit  contre  la  force  brutale:  c'est  qu'ils  étaient  fiers  de  représenter 
la  loi,  dont  le  règne  commençait.  Les  petits  hommes  au  noir  jupon  n'ont-ils  pas  joué 
un  grand  rôle  dans  l'histoire  de  la  civilisation,  et  n'était-ce  pas  justice  que  d'écrire 
0  l'histoire  héroïque  des  huissiers?  » 

Le  mouvement  et  la  variété,  tels  sont  en  résumé  les  plus  séduisants  caractères 
de  VHistoire  de  France.  C'est  une  piquante  nouveauté  que  cette  réaction  conti- 
nuelle et  réciproque  des  mœurs  sur  les  événements,  des  principes  sur  la  passion, 
de  l'imprévu  sur  la  logique.  C'est  le  pèle  mêle  de  la  vie.  L'impression  du  lecteur 
à  ce  spectacle  est  l'agréable  ébahissement  du  voyageur  qui,  traversant  un  pays  in- 
connu, subit  plusieurs  sensations  en  même  temps,  et,  s'il  ne  se  rend  pas  bien  compte 
de  ce  qu'il  éprouve,  est  du  moins  vivement  intéressé. 

Nous  nous  étions  promis,  en  commençant,  de  suivre  dans  toutes  ses  évolutions 
un  esprit  mobile,  et  souvent  dissemblable  à  lui-même,  afin  de  l'étudier  sous  ses 
aspects  divers.  Nous  voudrions  pouvoir  résumer  franchement  nos  impressions  ;lem- 
barras  que  nous  éprouvons  à  cet  égard  correspond  à  ces  constraslcs  d'opinions 
que  nous  avons  remarqués  dans  le  public.  Ce  qui  manque  au  talent  de  M.  Michelet, 


52  HISTORIENS    MODERNES 

c'est  précisément  un  caractère  net  et  décidé,  un  développement  normal.  Il  s'est 
modifié  continuellement,  et  il  subit  présentement  encore  une  transformation  dont 
on  ne  doit  pas  préjuger  les  résultats  :  ce  talent  n'est  donc  pas  de  ceux  qu'on  puisse 
définir  d'un  mot  et  classer  régulièrement  dans  la  hiérarchie  des  intelligences.  Il  y 
a  en  M.  Michelet  plusieurs  personnes,  sur  lesquelles  il  faudrait  se  prononcer  suc- 
cessivement :  il  y  a  le  philosophe,  le  savant,  l'écrivain,  le  poète,  et  enfin  l'historien. 
Comme  philosophe,  le  disciple  de  Vico  semble  avoir  fait  justice  de  lui-même  en 
sacrifiant  beaucoup  moins,  dans  ses  derniers  volumes,  aux  doctrines  décevantes  qui 
ont  faussé  le  premier  essor  de  sa  pensée.  Considéré  comme  savant,  l'historien  de 
la  France  a  été  jugé  trop  sévèrement  peut-être  par  ceux  qui  ont  pour  spécialité  les 
recherches  scientifiques;  son  érudition,  capricieuse  et  insuflisan te  sur  plusieurs 
points  importants,  n'en  est  pas  moins  riche  de  vingt  ans  de  lectures;  elle  a  éclairé 
abondamment  certaines  parties  de  nos  annales,  et  surtout  l'histoire  morale  des 
populations.  En  qualité  d'écrivain.  M.  Michelet  doit  être  rangé  parmi  les  plus  ha- 
biles, dans  une  époque  dont  la  principale  vertu  littéraire  est  la  contexture  de  la 
phrase  et  le  maniement  des  mots.  Quoiqu'il  ait,  au  besoin,  de  l'ampleur  et  de  la 
dignité,  il  s'affranchit  sans  scrupule  de  cette  gravité  officielle  qui  dégénère  chez  la 
plupart  des  narrateurs  en  une  insupportable  monotonie.  Quelques  passages  de  mau- 
vais goût,  quelques  témérités  grammaticales,  disparaissent  dans  le  grand  nombre 
des  pages  remarquables.  En  général,  M.  Michelet  est,  dans  son  style,  clair,  alerte, 
varié,  spirituel;  il  excelle  dans  l'anecdote,  et  lance  le  trait  avec  une  vivacité  vol- 
tairienne.  Si  par  poésie  on  entend  la  faculté  de  concevoir  des  types  pour  caractériser 
une  époque,  de  faire  revivre  des  personnages  historiques  avec  leur  physionomie 
propre  et  le  reflet  de  leur  entourage,  d'ouvrir  dans  le  passé  des  perspectives  nou- 
velles, M.  Michelet  doit  tenir  un  rang  très-honorable  parmi  les  poètes.  Malheureu- 
sement cette  diversité  d'aptitudes,  cette  prétention  de  tout  expliquer  et  de  tout 
dépeindre,  semble  avoir  été  nuisible  à  l'historien  proprement  dit.  Toujours  dominé 
par  son  imagination,  incapable  de  résister  à  l'inspiration  du  moment,  M.  Michelet 
a  travaillé  sans  pl.in  général  et  sous  des  influences  diverses;  il  n'a  pas  su  donner 
au  monument  qu'il  élevait  la  majesté  qui  résulte  d'une  harmonieuse  composition; 
il  a  ignoré  le  grand  art  de  proportionner  les  développements  à  leur  importance, 
de  distribuer  les  faits  de  manière  à  ce  que  le  lecteur  puisse  saisir  les  impressions 
reçues,  et  conserver  de  ses  études  un  souvenir  profitable;  c'est-à-dire  qu'en  prodi- 
guant les  nuances  brillantes,  M.  Michelet  a  négligé  jusqu'ici  les  qualités  essentielles 
qui  font  la  noblesse  et  l'utilité  du  genre  historique. 

On  peut  donc  trouver  plaisir  aux  récits  de  M.  Michelet;  il  y  aurait  danger  à  les 
prendre  pour  modèles.  S'il  a  rencontré  des  effets  séduisants  que  nous  avons  si- 
gnalés avec  impartialité,  c'est  que  sa  manière  est  instinctive,  et  qu'elle  se  combine 
chez  lui  avec  d'heureux  dons  naturels  qui  en  corrigent  le  vice;  mais  celte  manière 
réduite  en  système  n'aboutirait  qu'à  une  effervescence  désordonnée,  au  ridicule 
sans  compensation.  A  défaut  de  l'autorité  qui  manque  à  nos  paroles,  c'est  pour 
nous  une  bonne  fortune  de  pouvoir  citer  quelques  lignes  où  on  sentira  cette  gra- 
vité magistrale,  ce  bon  sens  éprouvé,  qui  ne  permettent  pas  la  réplique.  Ces  lignes, 
nous  les  copions  dans  le  dernier  ouvrage  de  M.  Augustin  Thierry  (1).  «  Il  peut  .se 
rencontrer  un  homme  que  l'originalité  de  son  talent  absolve  du  reproche  de  s'être 
fait  des  règles  exceptionnelles,  et  qui,  par  des  études  consciencieuses  et  de  rares 

(1)  nécits  des  temps  mérovingiens,  partie  criliquc,  t.  Jc",  p.  215. 


DE    LA    FRANCE.  -J^ 

qualités  d'intelligence  ait  le  privilège  de  contribuer  àl'agrandissemenide  la  science, 
quelque  procédé  qu'il  emploie  pour  y  parvenir  :  mais  cela  ne  prouve  pas  qu'en  his- 
toire toute  méthode  soit  légitime.  La  synthèse,  l'intuition  historique  doitêtre  laissée 
à  ceux  que  la  trempe  de  leur  esprit  y  porte  invinciblement  et  qui  s'y  livrent  par 
sentiment,  à  leurs  risques  et  périls  :  elle  n'est  point  le  chemin  de  tous;  elle  ne 
saurait  l'être  sans  conduire  à  d'insignes  extravagances.  » 

Il  nous  reste  à  déclarer,  pour  être  juste,  que  le  genre  d'investigation  adopté,  à 
l'égard  de  M.  Michelet,  dans  le  but  de  le  faire  connaître  pleinement,  lui  est  très- 
défavorable  ;  peu  d'écrivains  perdent  autant  que  lui  à  une  analyse  minutieuse.  11  y 
a  des  livres  qu'il  faut  lire  d'une  haleine  et  juger  dans  leur  ensemble,  de  même 
qu'il  faut  voir  certains  tableaux  à  distance.  Pourquoi  ne  prendrait-on  pas  le  point 
de  vue  de  l'écrivain  comme  du  peintre?  On  trouve,  dans  toutes  les  galeries  et  même 
aux  premiers  rangs,  des  maîtres  dont  les  toiles,  vues  de  trop  près,  sont  choquantes 
comme  un  démenti  donné  aux  règles  du  bon  goût  :  on  n'y  distinguerait  pas  un 
Irait  arrêté,  pas  un  détail  irréprochable;  la  couleur  semble  jetée  grossièrement, 
comme  dans  les  hasards  d'une  première  ébauche  :  cependant,  dès  qu'on  s'est  placé 
à  une  distance  convenable,  les  tons  criards  se  trouvent  fondus  dans  une  séduisante 
harmonie  ;  on  oublie  la  sèche  analyse  pour  se  prêter  à  cette  fascination  qui  fait  le 
charme  des  arts,  et  que  ne  causent  pas  toujours  des  œuvres  méthodiques  dont 
toutes  les  parties  soutiendraient  l'examen.  Les  maîtres  dont  nous  parlons  sont  ceux 
que  l'école  appelle  des  coloristes.  M.  Michelet  est  un  artiste  de  cette  famille;  il 
est  coloriste  en  son  genre,  et  de  premier  ordre.  Ainsi  doit  être  expliquée  la  diver- 
sité des  jugements  dont  il  a  été  l'objet.  Décomposer  son  œuvre  pour  la  soumettre 
partiellement  à  la  discussion,  c'est  en  faire  évanouir  tout  le  prestige.  Les  lecteurs 
superficiels  qui  se  livrent  à  un  auteur  sans  lui  demander  compte  de  ses  principes 
et  de  ses  moyens,  se  trouvent  transportés,  par  M.  Michelet,  dans  un  monde  où  tout 
est  spectacle  et  sensation,  où  ils  ne  connaissent  pas  le  doute,  et,  dans  leur  éblouis- 
sement,  ils  conçoivent  pour  l'enchanteur  une  admiration  emphatique.  M.  Michelet, 
qui  n'est  pas  homme  à  se  satisfaire  d'un  succès  contestable,  a  compris  heureuse- 
ment que  la  précision  et  le  coloris,  la  logique  et  le  sentiment,  peuvent  être  conci- 
liés. Déjà,  il  a  pris  de  lui-même  une  prudente  direction;  il  est  dans  la  vigueur  de 
l'âge  et  du  talent;  puisse-t-il  parvenir  enfin  à  mettre  d'accord  tous  ses  juges! 

A.    COCHUT. 


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PAR  MADEMOISELLE  LOUISE  BERTIN. 


On  dit  que  ce  volume  de  poésies  a  été  jusqu'à  la  fin  un  mystère  pou.  ceux  qui 
pouvaient  en  être  le  mieux  informés,  et  qui  passaient  le  plus  habituellement  leur 
vie  auprès  de  l'auteur.  Pour  moi,  il  ne  m'a  point  surpris.  Connu  déjà  par  son  grand 
essai  de  musique  sévère  et  haute,  l'auteur,  ce  me  semble,  a  dû  naturellement  cher- 
cher à  ses  intimes  pensées  une  expression  plus  précise  et  plus  voisine  encore  de 
l'âme.  La  plainte,  le  désir  infini,  l'espoir,  en  cette  vie  humaine  toujours  gênée, 
avaient  besoin  de  se  raconter  au  cœur,  de  s'articuler  plus  nettement  que  par  de 
purs  sons  qui  trop  vite  échappent.  Du  moment  qu'elle  avait  le  choix  entre  plusieurs 
muses.  M""  Bertin  devait,  un  jour  ou  l'autre,  aborder  celle-ci.  Artiste,  cette  nou- 
velle forme  en  crédit  autour  d'elle  avait  de  quoi  la  tenter;  femme,  cette  confidence, 
à  demi  parlée,  à  demi  murmurée,  devait  lui  sourire. 

Ce  volume  est  né  aux  Roches,  c'est-à-dire  en  un  lieu  riant  et  champêtre  qui  a 
eu  .son  influence  sur  l'école  poétique  moderne,  et  dans  lequel  cette  école  à  son  tour 
a  trouvé  des  échos  aussi.  Il  y  a  là,  dans  la  jolie  vallée  de  Bièvre,  tout  un  coin,  un 
foyer  d'action,  qui  mériterait  sa  place  dans  la  chronique  poétique  des  dernières 
années.  Les  Roches,  telles  que  je  les  ai  vues,  ce  n'était  pas  la  campagne  du  Journal 
des  Débats  ni  d'aucun  journal  :  on  n'y  parlait  point  de  ces  choses.  C'était  le  loisir, 
les  vacances,  la  liberté  pour  tous,  la  gaieté  pour  les  uns,  le  rêve  et  l'étude  calme 
pour  les  autres.  Vers  1828,  l'école  nouvelle  perçait  avec  vivacité,  avec  ensemble; 
la  politique  sous  M.  de  Martignac  faisait  trêve.  On  pensa  à  introduire  une  part  du 
jeune  romantisme  aux  Débats.  La  quarantaine  qu'on  fait  ainsi  subir  aux  talents  nou- 

(1)  Chez  René,  rue  de  Seine,  52. 


CRITIQUE    LITTERAIRE.  îîlj 

veaux,  avant  de  les  accepter  et  de  les  louer,  cause  des  impatiences,  comnje  toutes 
les  quarantaines;  elle  a  son  utilité  aussi.  Les  Débats  l'ont  applicpiée en  général  avec 
prudence;  on  songeait,  dès  1828,  à  la  lever  pour  quelques-uns.  Les  Ruches,  terrain 
neutre,  asile  hospitalier,  prêtèrent  leurs  beaux  ombrages,  leurs  allées  tournantes, 
leur  gaie  rivière  et  leur  île  des  Conférences,  h  ces  essais,  bientôt  désintéressés  et 
plutôt  affectueux,  qu'on  fit  des  esprits  et  des  personnes.  Comme  il  arrive  aisément 
dans  les  lieux  (jui  plaisent,  on  eut  le  chemin  plutôt  que  le  but;  et,  au  lieu  de  la  cri- 
tique qu'on  chcrch;iit  d'abord,  la  poésie  naquit. 

Elle  était  née  déjà  dans  plus  d'un  cœur,  dans  plus  d'un  talent  qui  la  cultivait  de 
ce  côté  en  silence.  Je  me  rappelle  encore  la  position  bien  dessinée  du  groupe  dès 
ces  premiers  jours  :  M""  Berlin,  l'âme  du  lieu,  préludant  à  ses  hymnes  élevées,  son 
frère  Edouard  qui  est  devenu  le  paysagiste  sévère,  Antony  Deschamps,  alors  en  train 
de  passer  du  dilettantisme  de  Mozart  au  commerce  du  Dante,  et  qui  y  portail  toutes 
les  nobles  ferveurs.  Cela  formait  le  côté  romantique  des  Roches,  si  j'ose  l'appeler 
ainsi;  mais  en  face,  mais  à  travers,  les  classiques,  et  des  plusjeuncs,  des  plus  alertes, 
ne  manquaient  pas.  M.  Alfred  de  ^Yailly,  M.  Saint-Marc  Girardin,  tempéraient  sou- 
vent l'éloge  par  un  demi-sourire.  Une  femme  d'un  talent  délicat,  M""'  de  Bawr,  ra- 
menait quelquefois,  comme  conseil  bienveillant,  les  mots  de  goût  et  de  grâce. 
Dois-je  nommer  encore  M.  Nisard,  qui,  bien  jeune  alors,  appartenait  peut-être 
plutôt  au  premier  groupe,  ou  qui  du  moins,  détaché  du  second  comme  en  éclai- 
reur,  promenait  de  l'un  à  l'autre  ses  doutes  consciencieux?  Au  milieu  de  tous, 
M.  Bertin  père,  sage  et  arbitre,  intelligent  et  affectueux,  gardait  le  ton  du  vieux  et 
vrai  bon  sens,  sans  pourtant  dire  non  aux  nouveautés,  .sans  s'étonner  des  accents 
qui  montent. 

Le  projet  de  conciliation  et  d'infusion  graduelle  ne  se  réalisa  pas  tout  à  fait 
comme  on  l'avait  conçu.  La  cristallisation  régulière  fut  troublée;  elle  l'est  toujours 
dans  la  vie,  dans  la  grande  histoire  comme  dans  la  petite.  L'orage  politique  vint  à 
la  traverse.  Le  ministère  Polignac  ajourna  la  littérature  nouvelle,  el,  renvoyant  les 
rêveurs  à  leur  rêve,  ramena  les  politiques  à  leur  œuvre.  Chacun  des  conviés,  ou  de 
ceux  qui  allaient  l'être,  alla  où  il  put.  Mais  les  relations  particulières  se  suivirent. 
M.  Victor  Hugo  les  a,  depuis  longtemps,  consacrées  par  l'opéra  de  la  Esmémlda, 
surtout  par  les  quatre  beaux  chants  qui,  dans  ses  quatre  derniers  recueils  de 
poésies,  à  partir  des  Feuilles  d'Automne,  se  sont  venus  rattacher  au  nom  et  à  la 
pensée  de  M"*^  Bertin. 

Ce  volume  en  fait  la  réponse  naturelle,  très  en  harmonie  avec  les  accords  qui 
l'ont  provoquée;  il  est,  après  dix  ans,  l'expression  en  poésie  de  ces  saisons  déjà  an- 
ciennes, décorées  et  embellies  encore  par  le  souvenir. 

Oui,  quoique  beaucoup  de  ces  pièces  nous  arrivent  datées  depuis  1840,  on  en 
peut  dire,  comme  de  certaines  poésies  lentes  à  s'écrire,  qu'elles  sont  d'une  rédac- 
tion postérieure  au  sentiment  primitif  d'où  elles  sont  nées.  Le  litre  modeste  les  a 
réunies  sous  le  nom  de  Glanes  (j'aimerais  mieux  Glanures)  :  c'est  dire  que  la  mois- 
.son  est  faite;  mais  beaucoup  de  ces  épis,  tant  ils  sont  mûrs,  auraient  pu  être  des 
premiers  moissonnés. 

Quoique,  certes,  la  fraîcheur  el  la  grâce  n'y  manquent  pas,  ce  volume  a  peu  les 
caractères  d'un  début.  La  forme  atteste  une  main  habile  et  presque  virile  d'artiste; 
le  fond  exprime  une  âme  de  femme  délicate  et  ardente,  mais  quia  beaucoup  pensé, 
et  qui  ne  prend  guère  l'harmonie  des  vers  comme  un  jeu.  Ainsi  dans  la  pièce  au 
jeune  Charles  Hugo,  pour  lui  conseiller  de  rester  enfant  bien  longtemps  et  de  ne 


o6  CniTIQUE    LITTÉRAIRE. 

pas  s'ëniaiici|)er  aux  chants  trop  précoces,   l'auteur,  livrant  son   propre  secrol, 
nous  dit  : 

Oh!  pour  chanter,  crois-moi,  Charles,  il  n'est  pas  l'heure; 
Le  temps  n'a  pas  appris  à  Ion  front  qu'il  effleure 
Ce  que  son  aile  apporte  et  de  nuits  et  d'hivers. 
Enfanl,  c'est  la  douleur  qui  chanic  dans  les  vers! 
Il  faut  souffrir  longtemps  pour  savoir  hien  redire 
L'hymne  mystérieux  que  noire  âme  soupire  ! 
Il  faut  qu'un  long  travail  éclaire  notre  esprit 
Pour  deviner  l'orage  en  un  ciel  qui  sonril! 

Une  pensée  religieuse  élevée,  sincère,  parfois  combattue  et  finalement  triom- 
[ihante,  a  inspiré  un  bon  nombre  de  pièces,  qui  ne  sont  pas  un  indigne  pendant, 
ni  une  contre-partie  dérogeante  de  ces  graves  rêveries  que  M.  Victor  Hugo  a  lui- 
même  adressées  à  M"''  Bertin  sous  le  titre  de  Pensar,  Dudar,  et  de  Saycssc.  Une 
des  questions  qu'elle  se  pose  le  plus  habituellement  est  celle-ci  : 

Si  la  mort  est  le  bul,  pourquoi  donc  sur  les  routes 
Est-il  dans  les  buissons  de  si  charmantes  fleurs  ; 
El,  lorsqu'au  vcnl  d'automne  elles  s'envolent  loulcs, 
Pourciuoi  les  voir  partir  d'un  œil  mouillé  de  pleurs? 

Si  la  vie  est  le  but,  pourquoi  donc  sur  les  routes 
Tant  de  pierres  dans  l'herbe  et  d'épines  aux  fleurs. 
Que,  pendant  le  voyage,  hélas!  nous  devons  toutes 
Tacher  de  notre  sang  et  mouiller  de  nos  pleurs  ? 

A  cette  contradiction  inévitable  ici-bas,  et  à  laquelle  se  heurte  toute  sérieuse 
pensée,  le  poète,  à  ses  heures  meilleures,  répond  par  croire,  adorer  sans  com- 
prendre, et  surtout  aimer.  Je  voudrais  pouvoir  citer  tout  entière  la  pièce  intitulée 
Prière,  qui  joint  à  l'essor  des  plus  belles  harmonies  une  réalité  et  une  intimité  de 
sentiments  tout  à  fait  profonde.  En  voici  du  moins  le  motif  et  le  début  : 

0  Seigneur  !  accordez  à  ceux  qui  vous  blasphèment 
La  place  à  votre  droite  au  sublime  séjour  ; 
Donnez-leur  tout.  Seigneur,  donnez  :  ceux  qui  vous  aimenl 
Ont  bien  assez  de  leur  amour  ! 

Ôuand,  aux  portes  du  ciel  par  l'archange  gardées, 
Ils  se  présenteront,  oh  !  qu'ils  entrent,  mon  Dieu  I 
De  ces  blasphémateurs  aux  Ames  attardées 
Écartez  le  glaive  de  feu  ! 

Nous  resterons  dehors,  souffrant,  loin  de  l'enceinte. 
Et  le  froid  de  la  nuit  et  la  chaleur  du  jour; 
Ah!  du  céleste  abri  bannissez-nous  sans  crainte  : 
Il  nous  suflit  de  notre  amour! 

Pour  eux  n'épargnez  rien  ;  mettez  à  toute  branche 
Et  l'ombre  de  la  feuille,  et  la  fleur,  et  le  fruit. 
El  l'ivresse  à  la  coupe  où  leur  lèvre  se  penche. 
Sans  la  tristesse  qui  la  suit  ! 


CRITIQUE  littéraire:.  57 

Nous,  pour  r'trc  abrciivc's  (riiiellalilcs  dciliccs, 
Pour  soiUir  sous  vos  mains  nos  cœurs  se  parfumer. 
Nos  Ames  s'abriu-r  à  des  ombres  propices, 
Il  nous  sulUl  de  vous  aimer!... 

Et  tout  co  qui  suit  et  qui  de  plus  en  i)lus  moule.  11  faut  peu  de  ces  pièces  pour 
assigner,  je  ne  dis  pas  le  rang  du  poêle,  mais  la  qualité  et  la  portée  de  l'inspiration, 
et  ce  qui  s'appelle  la  région  d'un  esprit. 

Ce  que  je  préfère  pourtant  dans  le  volume,  ce  que  j'y  ai  cherché  d'abord  avec 
une  curiosité  pleine  d'intérêt,  c'est  ce  qui  louche  à  la  femme  et  à  ses  propres  émo- 
tions, aux  tristesses  voilées,  si  distinctes  de  tant  d'autres  aujourd'hui  qui  s'affectent 
et  vont  s'aflichant.  Dans  la  pièce  à  Mimi,  comme  dans  celle  à  Charles  Hugo,  res- 
pire une  touchante  .sollicitude  et  comme  un  instinct  maternel.  Faut  il  dire  à  cet  en- 
fant qui  joue,  quelque  chose  de  cet  avenir  qu'on  sait  pour  lui  et  qu'il  ignore?  Gray, 
dans  son  ode  du  Collège  d'Eton,  se  le  demandait;  M""  Berlin  se  le  demande  éga- 
lement : 

Chère  enfant,  lu  n'as  plus  ton  aile  ! 
Du  sort,  s'il  faut  fuir  le  courroux, 
Tu  peux,  hélas!  malgré  mon  zèle, 
En  tombant  meurtrir  les  genoux! 
Ton  sourire  raconte  encore  : 
Hientôt  il  interrogera. 
Ne  peut-on  cacher  à  l'aurore 
La  nuit  qui  la  dévorera? 

Je  ne  fais  qu'indiquer  dans  cet  ordre  intime,  et  à  des  degrés  difl'érenls,  les 
Rayons,  Tentation,  Fragilité.  Après  ces  variations  du  jour,  après  ces  orages,  la  der- 
nière pièce,  intitulée  Nuit,  ramène  un  peu  ce  que  M.  Hugo  a  qualifié  le  sourire 
triste,  ineffable  et  calmant  ;  la  fin  en  est  très-belle,  très-idéale,  et  offre  un  mélange 
de  résignation  conlristée  et  qui  tout  d'un  coup  s'éclaire  d'une  image  antique  : 

0  Nuit!  dans  ce  beau  lieu  parc 
De  tes  plus  charmantes  étoiles. 
Cache  mon  âme  ;  elle  a  pleuré  ; 
Couvre-la  bien  de  tes  loujjs  voiles! 

Et  toi,  morne  Tranquillité, 

Sans  douleur,  mais  aussi  sans  charme, 

Pose  sur  ce  cœur  agité 

Ta  main  qui  sèche  toute  larme  ! 

Écarte  d'un  front  déjà  las 
La  pensée  aux  ardentes  ailes, 
Qu'éveillent  du  bruit  de  leurs  pas 
Les  Muses  qui  dansent  entre  elles! 

Je  nai  rien  dit  encore  des  pièces  purement  d'art  et  tout  à  fait  désintéres.sées.  Il 
en  est  plusieurs  remarquables.  Je  veux  moins  parler  des  ballades  qui  terminent  le 
volume  et  y  font  appendice;  elles  prouvent  de  l'habileté,  et  ont  même  de  la  grâce, 
mais  l'accent  y  est  moins  original .  Deux  grandes  pièces  dans  le  volume  donnent  une 


58  CRITIQUE    LITTERAIRE. 

plus  liante  idée  du  souille  et  de  la  faculté  du  poète  dans  les  sujets  extérieurs  :  le 
FrcKjmcnt,  qui  nous  montre  les  chrétiens  aux  lions,  et  surtout  le  morceau  intitulé 
le  Poêle,  c'est-à-dire  Homère. 

Il  était  diflicile,  il  pouvait  sembler  téméraire,  après  André  Chénier,  d'aborder 
dans  un  même  cadre  le  mendiant  sublime;  car,  chez  M"''  Berlin  comme  chez 
André,  c'est  tout  simplement  l'antique  légende,  l'Aveugle  harmonieux,  errant,  ar- 
rivant dans  quelque  ville  ou  bourgade,  et  payant  l'hospitalité  par  des  chants.  Cette 
donnée  de  la  tradition  a  été  surtout  empruntée  par  Chénier  à  la  fabuleuse  Vie 
d'Homère,  attribuée  à  Hérodote,  et  à  l'hymne  d'Apollon,  attribué  à  Homère  lui- 
même.  En  ce  bel  hymne,  à  propos  des  fdles  de  Délos  si  gracieuses  à  charmer,  on 
lit  ce  ravissant  passage  :  «  ...  Elles  savent  imiter  les  chants  et  les  sons  de  voix  de 
tous  les  hommes;  et  chacun,  à  les  écouter,  se  croirait  entendre  lui-même,  tant 
leur  voix  s'adapte  mélodieusement!  Mais  allons,  qu'Apollon  avecDianenous  soit  pro- 
pice, et  adieu,  vous  toutes!  Et  souvenez-vous  de  moi  dorénavant,  lorsqu'ici  viendra, 
après  bien  des  traverses,  quelqu'un  des  hôtes  mortels,  et  qu'il  vous  demandera  : 
«  0  jeunes  fdles,  quel  est  pour  vous  le  plus  doux  des  chantres  qui  fréquentent  ce 
u  lieu,  et  auquel  de  tous  prenez-vous  le  plus  déplaisir?  »  Et  vous  toutes  ensemble, 
répondez  avec  un  doux  respect  :  «  C'est  un  homme  aveugle  ;  et  il  habite  dans 
Chio  la  pierreuse;  c'est  lui  dont  les  chants  l'emportent  à  présent  et  à  jamais!  n 
Et  nous,  en  retour,  nous  porterons  votre  renom  aussi  loin  que  nous  pourrons 
aller  sur  la  terre  à  travers  les  villes  populeuses;  et  l'on  nous  croira,  parce  que 
c'est  vrai.  >i 

Dans  l'Aveugle  de  Chénier,  le  procédé  composite,  que  j'ai  tant  de  fois  signalé, 
se  décèle  parliculièremenl.  Il  se  ressouvient  donc  à  la  fois  de  l'arrivée  à  Chio  chez 
Glaucus  (1),  il  se  ressouvient  de  l'injure  des  habitants  de  Cymé.  Dès  le  début,  ces 
aboiements  des  molosses  dévorants  nous  reportent  aussi  à  l'arrivée  d'Ulysse  chez 
Eumée;  plus  loin,  /e  jj»ZHtJer  t/e  la/one,  auquel  il  compare  les  gracieux  enfants, 
nous  ramène  vers  Ulysse  naufragé,  s'adressanl  en  paroles  de  miei  à  Nausicaa.  Par- 
tout, enfin,  chez  lui.  c'est  une  réminiscence  vive,  entrecroisée,  puissante;  c'est,  si 
je  l'ose  dire,  un  riche  reyain  en  pleine  terre  antique.  M"''  Berlin,  on  le  comprend, 
a  serré  de  moins  près  les  souvenirs  classiques,  et  quelquefois,  dans  celle  plus  libre 
façon,  elle  ne  les  a  pas  moins  bien  exprimés.  Sa  petite  Chloé  surtout  est  char- 
mante; celte  jolie  enfant,  pendant  qu'Homère  chante  et  que  tous  se  taisent,  ne 
peut  s'empêcher  d'interrompre  et  d'interroger ,  de  demander  si  tous  ces  grands  com- 
bats sont  vrais,  si  le  vieil  aveugle  les  a  vus  jadis  de  ses  yeux  : 

«  Connaissais-tu  Priam.  Paris,  son  frère  Hector, 
>>  Et  le  fils  de  Laërte  et  le  sage  Nestor? 
h  U'Adiillcau  pied  léger  habilais-tu  la  tenle? 
»  Quand  on  a  rapporté  la  dépouille  sanglante 
»  De  son  ami  Palrocle,  Homère,  clais-tu  là? 
»  Oh!  mon  père,  réponds,  as-lu  vu  tout  cela?  » 

Mais  c'est  surtout  la  comparaison  suivante  qui,  pour  l'idée  du  moins  et  le  jet,  me 
semble  ressaisir  à  merveille  la  grâce  homérique  : 

Parfois,  quand  un  ruisseau  courant  dans  la  prairie 
Sépare  encor  d'un  champ,  où  croît  l'herbe  fleurie, 

(1)  Vie  d'Homère,  altribuéc  à  Hérodote. 


CniTIQUE    LITTÉnAIRE.  J)9 

Un  iroupcaii  voyageur  aux  appétits  gloutons, 
Laissant  so  consulter  entre  eux  les  vieux  moutons, 
On  voit,  pour  le  franchir,  quelque  agneau  moins  timide 
Choisir  en  hésitant  un  caillou  qui  le  ride. 
S'avancer,  reculer,  revenir  en  tremblant, 
Poser  un  de  ses  pieds  sur  ce  pont  chancelant, 
Et  s'effrayer  d'abord  si  cette  onde  bouillonne. 
En  frôlant  au  passage  une  fleur  qui  frissonne, 
Si  le  buisson  au  vent  dispute  un  fruit  vermeil, 
Ou  si  le  flot  s'empourpre  aux  adieux  du  soleil. 
Puis  reprendre  courage  et  gagner  l'autre  rivc; 
Alors  tout  le  troupeau  sur  ses  traces  arrive; 
Dans  le  gras  pâturage  il  aborde  vainqueur. 
Il  s'y  roule  en  bêlant  dans  les  herbes  en  fleur. 
Tandis  que  seul  au  bord  le  berger  le  rappelle, 
Et  trop  tard  sur  ses  pas  lance  son  chien  fidèle. 

De  même,  de  Chloé  lorsqu'on  entend  la  voix. 

En  mille  questions  tous  parlent  à  la  fois  : 

On  dirait  une  ruche  où  chaque  travailleiise 

A  la  tâche  du  jour  mêle  sa  voix  joyeuse  : 

Un  jeune  homme  s'approche  et  s'informe  au  vieillard 

Comment  enMéonie  on  attelait  le  char; 

Tout  bas  la  jeune  fille  en  rougissant  demande 

Ce  qui  rendait  Vénus  favorable  à  l'offrande  ; 

Si  l'épouse  d'Hector  portait  de  longs  manteaux; 

Si  dans  Milet  déjà  l'on  tissait  les  plus  beaux; 

Où  Briséis  posait  l'agrafe  de  son  voile, 

Et  si  de  Pénélope  il  avait  vu  la  toile. 

Dans  le  détail  de  la  comparaison,  toutefois,  je  regrette  de  trouver  un  peu  de 
manière  moderne,  un  peu  de  mignardise,  et  ce  mot  frôler,  par  exemple,  que 
j'aimerais  mieux  dans  quelque  ballade  à  un  sylphe  lutin  que  dans  cette  largeur  de 
ton  homérique. 

M""  Berlin  a  moins  bien  réussi,  ce  me  semble,  pour  le  chant  même  qu'elle  prête 
à  Homère  :  c'est,  en  strophes  régulières,  un  résumé  peu  entraînant  des  événements 
de  l'Iliade  : 

La  plaine  attristée  et  déserte 
De  tentes  est  bientôt  couverte, 
Et  l'une  d'elles,  entr'ouverte, 
Doit  laisser  partir  Briséis. 

Que  ce  dernier  vers  est  lent,  sans  un  c  muet  final,  sans  une  voyelle  commençante  ! 
Comment  une  oreille  aussi  musicale  l'a-t-elle  pu  laisser  tomber?  En  général,  la  lé- 
gèreté de  touche  fait  défaut  en  plus  d'un  endroit.  La  grâce,  encore  une  fois, 
ne  manque  pas;  mais,  au  besoin,  c'est  plus  volontiers  la  force  qui  devient  sensible. 
J'en  suis  aux  critiques;  car  moi  aussi  j'en  veux  faire,  et  par  là,  non  moins  que 
par  mes  éloges,  prouver  mon  sérieux  respect  pour  le  talent  de  M""  Derlin.  Je  n'es- 
saierai pas,  comme  un  juge  très-spirituel  et  infiniment  agréable  jusqu'en  ses  chi- 
canes, de  faire  dans  ces  vers  double  part,  celle  de  la  manière  nouvelle  et  celle  de 
l'ancienne  :  la  nouvelle  ainsi  porte  le  mauvais  lot.  Tous  les  vers  de  ce  volume  me 


60  CRITIQUE    LITTERAIRE. 

semblent  tenir  de  cette  manière  nouvelle;  seulement  les  uns  ont  mieux  réussi. 
Avec  les  avantages  et  les  richesses  de  l'école  moderne,  les  défauts  s'y  marquent.  Il 
y  a  des  mots  qui  détonnent;  des  aspérités  sortent  de  la  trame;  toutes  les  couleurs 
ne  s'y  fondent  pas.  Par  exemple  : 

Après,  viennent  les  pleurs,  l'ennui,  puis  la  vieillesse 
Aux  désirs  muselés  par  la  pâle  faiblesse. 

Ce  mot  muselés  implique  un  effort.  C'est  une  main  pesante  qui  miisèle,  ce  n'est 
pas  une  main  faible,  c'est  encore  moins  une  faiblesse  pâle.  Et  puis  cette  expression 
muselé  est  bien  forte,  bien  matérielle  ;  autrefois  on  eût  dit  enchaîne.  Des  désirs 
muselés  appartiennent  un  peu  trop  à  cette  langue  qui  force  les  choses  et  les  noms, 
qui  dit  un  cœur  fêlé  au  lieu  d'un  cœur  brisé.  Je  ne  comprends  pas  que  la  pensée  y 
gagne.  On  entrevoit  le  sens  de  mes  critiques. 

Il  est  souvent  un  grand  charme,  et  inexprimable, résultant  d'une  image  discrète, 
d'un  tour  simple,  d'un  enchaînement  facile,  d'une  cadence  coupée  à  temps,  avec 
un  sentiment  vrai  sous  tout  cela  :  c'est  l'atticisme  de  la  poésie.  On  le  néglige  trop, 
il  semble  qu'à  présent  on  l'ignore.  M"^  Bertin,  artiste  et  femme,  est  faite  pour  le 
sentir. 

Il  y  a  de  ces  mots  que  je  n'aime  pas  à  la  lin  des  vers,  gloutons,  béant,  infâme, 
mots  trop  crus,  trop  bruyants  et  claquants,  pour  ainsi  dire,  qui  sont  faits  pour 
déplaire,  à  moins  qu'il  n'y  ait  nécessité  expresse  dans  le  sens  de  la  pensée,  et 
qu'on  ne  veuille  à  toute  force  insister  dessus  :  mais,  quand  on  ne  les  emploie  qu'à 
litre  d'épithète  passagère  et  courante,  ou  d'utilité  de  rime,  ils  me  font  l'effet  d'un 
cahotement,  d'une  détonation. 

Un  certain  besoin  de  composition  et  d'art,  une  certaine  volonté  et  préoccupa- 
lion  de  lyrisme,  font  quelquefois  qu'on  prèle  à  l'observation  naturelle  plus  qu'elle 
ne  donne  et  ne  renferme.  Après  une  charmante  pièce,  et  toute  vive,  toute  d'allé- 
gresse, sur  le  Printemps  : 

Le  voilà  !  c'est  bien  lui  ;  de  ses  ailes  de  fleurs 
Tombent  sur  le  gazon  de  joyeuses  couleurs..  ; 

après  ce  premier  chant  que  tout  le  monde  comprend  et  volontiers  répète,  en  vient 
un,  comme  pendant,  sur  V Automne  et  sur  la  mélancolie.  Très-bien.  L'automne  a 
sa  tristesse  à  coup  sûr,  et  dispose  aux  langueurs  mourantes.  Mais  cette  tristesse 
de  l'automne  est  voluptueuse  encore;  tous  ces  fruits  qui  mûrissent  et  ^tombent, 
et  cette  grappe  qui  rit,  n'ont  rien  de  chastement  mystique,  ni  qui  appelle  natu- 
rellement la  séraphique  extase.  C'était  le  temps  des  Bacchanales  et  des  orgia- 
ques amours  dans  l'antiquité.  Le  Seigneur  (au  sens  spiritualiste  et  chrétien)  n'est 
dans  l'automne  plus  que  dans  le  printemps,  que  parce  qu'on  le  veut  bien.  Il  ré- 
sulte de  ces  interprétations  voulues  une  impression  contestable  dans  l'esprit  du 
lecteur,  ce  qu'il  ne  faut  jamais. 

Mais  c'est  assez  payer  ma  dette  de  critique.  Ces  vers  qui,  en  somme,  rendent 
plusieurs  des  qualités  éminentes  de  la  poésie  moderne  et  n'en  ont  que  les  défauts 
modérés;  ces  vers  qui,  bien  que  venus  tard,  se  rattachent  au  beau  moment  de 
l'école,  à  son  berceau  même,  et  nous  reportent  à  bien  des  années  en-deçà,  nous 
sont  une  occasion  peut-être  assez  naturelle  d'en  repasser  d'un  coup  d'œil  toute  la 
carrière. 


CUITIQUE    LITTÉRAIRE.  ()1 

Dès  1811),  l'école  nouvelle  en  poésie  éelot  et  s'essaie;  de  grands  noms  se  dessi- 
nent déjà.  Mais  ce  n'est  que  vers  1828  que  celle  école  (  j'enj|)loie  souvent  ce  vilain 
mot  pour  abréger)  a  pleine  conscience  et  science  d'elle-même,  qu'elle  s'organise 
avec  plus  d'étude  et  de  sérieux,  qu'elle  marche  en  avant  d'un  air  d'ensemble, 
chacun  sur  son  point,  et  plusieurs  avec  originalité.  Voilà  donc  à  peu  près  quinze 
ans.  terme  moyen,  ({u'elle  se  développe  en  plein  air  et  vit  au  soleil.  Depuis  quel- 
que temps,  il  devient  presque  évident  qu'elle  subsiste  et  dure,  mais  ne  se  renou- 
velle plus.  Les  Ibrmcs  sont  trouvées  :  les  louables  productions,  comme  celle  que 
nous  avons  annoncée,  y  rentrent  plus  ou  moins.  Les  disciples,  les  maîtres  même 
qui  ont  voulu  sortir  et  agrandir  en  partant  du  milieu  existant,  n'ont  guère  réussi  : 
on  peut  dire  que  pour  cette  école  et  son  développement  la  formule  de  la  courbe 
est  donnée. 

Quelle  est  aujourd'hui  l'apparence  d'ensemble,  la  classiflcation  des  personnes, 
des  individus  marquants,  telle  qu'elle  s'observe  assez  bien  au  regard?  Et  quant 
aux  choses,  quel  est  le  produit  net,  le  bilan  probable  que,  grâce  à  Dieu  1  on  n'a  pas 
encore  déposé  ? 

Quant  aux  personnes,  je  fais  trois  groupes  de  poètes  parmi  ceux  de  ce  temps, 
c'est-à-dire  parmi  ceux  des  \ingt  dernières  années.  J'entends  surtout  parler  en  ceci 
des  poètes  lyriques  ou  du  moins  non  dramatiques;  je  laisse  le  théâtre  à  part;  on 
verra  tout  à  l'heure  pourquoi. 

Chateaubriand  donc  régnant  au  fond  et  apparaissant  dans  un  demi-lointain 
majestueux  comme  notre  moderne  buste  d'Homère,  on  a  : 

1°  Hors  ligne  (et  je  ne  prétends  constater  ici  qu'une  situation),  Lamartine,  Hugo, 
Déranger,  —  par  le  talent,  la  puissance,  le  renom  et  le  bonheur  ; 

2"  Un  groupe  assez  nombreux,  artiste  et  sensible,  dont  il  serait  aisé  de  dire  bien 
des  noms,  même  plusieurs  de  femmes  ;  de  vrais  artistes  passionnés,  plus  ou  moins 
originaux,  mais  qui  n'ont  pas  complètement  réussi,  qui  n'ont  pas  été  au  bout  de 
leurs  promesses,  et  qu'aussi  la  gloire  publique  n'a  pas  consacrés.  J'en  nommerais 
bien  quelques-uns  si  je  ne  craignais  (ô  vanité  humaine  !  ô  susceptibilité  poétique  !) 
de  fâcher  presque  autant  les  nommés  que  les  omis.  Mais  c'est  sur  eux,  la  plupart, 
que  nous  vivons  dans  cette  série  dès  longtemps  entreprise;  ce  sont  eux  qui  forme- 
ront en  définitive  le  corps  de  réserve  et  d'élite  de  la  poésie  du  xix*'  siècle  contre  le 
choc  du  formidable  avenir,  et  qui  montreront  que  les  gloires  de  quelques-uns  n'ont 
pas  été  des  exceptions  ni  des  accidents.  Je  dirai  d'un  seul,  M.  Alfred  de  Musset, 
que  s'il  jetait  souvent  à  la  face  du  siècle  d'étincelantes  satires  comme  la  dernière 
sur  la  Paresse,  que  s'il  livrait  plus  souvent  aux  amis  de  l'idéal  et  du  rêve  des  mé- 
ditations comme  sa  Nuit  de  Mai,  il  serait  peut-être  en  grande  chance  de  faire 
infidélité  à  son  groupe,  et  de  passer,  lui  aussi,  le  plus  jeune  des  glorieux,  à  l'auréole 
pleine  et  distincte. 

5°  Je  fais  un  troisième  groupe,  et  de  poètes  encore  :  ceux  que  j'y  place,  je  les 
nommerai  ici  bien  moins,  quoiqu'ils  ne  soient  pas  à  mépriser.  Voici  comment  je  les 
définis  :  gracieux  et  sensibles,  mais  plus  faibles  et  imitants  ;  ou  habiles,  mais  de 
pure  forme;  ou  assez  élevés,  et  même  ambitieux,  mais  sans  art. 

Après  cela  vient  le  gros  de  l'armée,  et  plus  de  groupe;  la  foule  des  rimeurs, 
parmi  lesquels,  certes,  bien  des  cœurs  sincères,  quelques  caporaux,  et  de  bons 
soldats. 

Mais  vous,  dans  cette  armée,  vous  vous  faites  le  commissaire  ordonnateur  des 
livres;  et  de  quel  droit?  dira  un  plaisant.  —  J'accepte  le  ridicule  du  rôle,  et  j'arrive 


62  CRITIQUE    LITTÉRAIRE. 

aux  choses.  A  la  manière  dont  le  corps  de  bataille  m'apparait  rangé  et  comme  en 
si  bel  ordre  après  la  lutte,  il  est  évident  que  je  ne  considère  point  la  bataille  elle 
même  comme  perdue.  N'est-il  pas  temps  en  eflfet  que  nos  vieux  adversaires,  bon 
gré,  mal  gré,  le  reconnaissent?  l'école  poétique  moderne  a  réussi.  Hélas!  on  peut 
l'accorder;  assez  d'échecs  et  d'ombres  tempèrent  son  triomphe,  et  en  doivent  rendre 
le  Te  Deum  modeste. 

Et  d'abord  elle  n'a  rien  fait  en  art  dramatique  qui  ajoute  à  notre  glorieux  passé 
littéraire  des  deux  siècles  :  Corneille,  Molière,  Racine,  sont  demeurés  debout  de 
toute  leur  hauteur  et  hors  d'atteinte.  Je  sais  ce  que  de  dignes  successeurs,  et  à  la 
fois  novateurs  habiles  et  prudents,  ont  pratiqué  de  louable  pour  soutenir  et  pro- 
longer l'héritage.  Je  sais  aussi  les  nobles  audaces  premières,  et  les  témérités  qu'on 
aimait,  et  la  verve  ou  l'intention  persistante  de  quelques-uns.  Mais  la  comédie  du 
temps,  chacun  le  dira,  s'il  fallait  la  personnifier  dans  un  auteur,  ne  se  trouverait 
point  porter  un  nom  sorti  des  rangs  nouveaux.  Quant  à  la  tragédie,...  il  n'en  est 
qu'une;  Romains,  montons  au  Capitole  ;  retournons  à  Polycucte,  et  allons  demain 
applaudir  Ghimène. 

Serait-ce  qu'aujourd'hui  une  certaine  élévation  d'idées,  chez  le  poète,  se  prête 
moins  qu'autrefois  à  la  pratique  et  aux  conditions  du  drame?  Pour  y  réussir,  il  ne 
faut  pas  tant  marchander  peut-être,  ni  avoir  d'abord  des  visées  si  hautes,  si  calculées? 
Un  génie  naturel  décidé  se  tirerait  de  là,  je  le  crois  bien.  Toujours  est-il  qu'à  cet 
égard,  les  hautes  espérances  des  débuts  ont  peu  donné. 

L'école  moderne  n'a  pas  non  plus  résolu  celte  question  de  savoir  s'il  est  possible 
on  français  de  faire  un  poème  de  quelque  étendue,  un  poème  sérieux  et  qui  ne  soit 
pas  ennuyeux;  malgré  Jocelyn,  qui  était  si  digne  et  si  près  de  la  résoudre,  la  ques- 
tion demeure  pendante. 

Voilà  les  échecs  que  je  ne  crois  pas  amoindrir  ni  dissimuler.  On  a  réussi  pourtant: 
où  donc?  On  a  réussi  dans  le  hjrique,  c'est-à-dire  dans  l'ode,  dans  la  méditation, 
dans  l'élégie,  dans  la  fantaisie,  dans  le  roman  même,  en  tant  qu'il  est  lyrique  aussi 
et  individuel,  je  dirai  plus,  en  tant  qu'il  rend  l'àme  d'une  époque,  d'un  pays  :  mais 
ceci  s'éloigne.  A  ne  prendre  que  l'ensemble,  on  a  véritablement  créé  le  lyrique  en 
France,  non  plus  par  accident,  mais  par  une  production  riche  et  profonde.  On  a, 
en  bien  des  sens,  comme  redonné  la  main  au  \yi''  siècle,  par-delà  les  deux  précé- 
dents. Le  côté  par  où  ces  deux  derniers  avaient  fait  défaut  est  précisément  celui 
où  l'on  a  repris  l'avantage.  Une  chaîne  imprévue  s'est  renouée.  On  n'a  pas  été  tout 
à  fait  indigne,  à  son  tour,  de  ces  grands  contemporains,  Goethe,  Byron.  Une  branche 
nouvelle  et  toute  fleurie  s'est  ajoutée  à  notre  vieil  arbre  régulier  qui  la  promet- 
tait peu. 

d  J'étais  sorti  le  matin  pour  chasser  le  sanglier,  et  je  suis  rentré  le  soir  ayant 
pris  beaucoup  de  cigales.  » 

Mais  les  cigales  sont  harmonieuses.  — •  Eh  bien!  l'école  poétique  moderne,  au 
pire,  peut  se  dire  comme  ce  chasseur-là.  Après  tout,  le  succès  humain  n'est  guère 
jamais  mieux. 

Quant  à  l'avenir  Httéraire  prochain,  quel  est-il  ?  11  y  aurait  témérité  à  le  vouloir 
préjuger.  Dans  une  brochure  récente  imprimée  à  Berlin  et  sur  notre  propre  poésie, 
M.  Paul  Ackermann,  qui  est  très-Français  malgré  la  tournure  germanique  de  son  nom, 
et  qui,  à  cette  distance,  s'occupe  à  fond  de  l'école  et  de  la  question  poétique  moderne 
comme  pourrait  faire  sur  une  phase  accomplie  un  érudit  systématique  et  ingénieux, 
M.  Ackermann  conclut  en  terminant  :  «  Pour  nous,  nous  croyons  fermement  qu'un 


CniTIQUE    LlTTÉnAIRE.  Oô 

>^  nouveau  xvii°  siècle  est  réservé  h  la  littéralure  française;  mais  il  faut  le  préparer 
»  par  les  idées,  par  la  force  morale  et  la  science  artiale.  L'époque  de  transition, 
».  le  second  xvi°  siècle,  oîi  nous  nous  trouvons,  a  commencé  par  un  llonsard, 
«  il  faut  prendre  garde  qu'il  ne  finisse  par  un  Du  Bartas  et  un  Malherbe  (1).  » 

Laissons  ces  noms,  ces  rapprochements,  toujours  inexacts,  et  qui  resserrent.  Moi 
aussi,  j'aimerais  de  grand  co'ur  à  croire  à  un  xvn°  siècle  futur  plutôt  qu'à  un  Du 
Bartas;  mais  il  n'est  pas  en  nous  que  cela  finisse  de  telle  ou  telle  manière.  Le  ha- 
sard du  génie  y  pourvoira.  Et  puis  l'humble  poésie  est  à  bord,  après  tout,  du  grand 
vaisseaude  l'Ëlat,  et  telles  seront  les  destinées  de  l'ensemble,  telles  aussi  un  peu  les 
siennes  en  particulier.  Ce  que  je  sais  bien,  c'est  que  la  renommée  finale  des  poètes 
actuels,  leur  classement  définitif  dépendra  beaucoup  de  ce  qui  viendra  après.  Et 
ils  ont  intérêt,  chose  singulière!  à  ce  qu'il  vienne  quelque  chose  de  plus  grand,  de 
meilleur  qu'eux.  Un  bel  âge  littéraire  complet,  ou  du  moins  une  vraie  gloire  de 
poète  de  premier  ordre,  serait  un  bonheur  et  un  coup  de  fortune  pour  tous  ceux 
de  valeur  qui  l'auraient  précédé.  Qu'il  vienne  donc,  qu'il  soit  né  déjà,  celui  de  qui 
dépendent  nos  prochaines  destinées!  L'originalité,  à  mon  sens,  serait  qu'il  fiit 
épique  ou  dramatique,  c'est-à-dire  qu'il  portât  la  main  là  où  on  a  manqué,  là  où 
les  grandes  moissons  se  conquièrent.  A  lui  ensuite  de  régler  les  rangs!  S'il  est  équi- 
table en  même  temps  que  vrai  génie,  s'il  est  généreux,  il  dira  à  qui  il  doit  le  plus, 
et  ce  qui  lui  en  semble  parmi  ceux  qui  lui  auront  frayé  la  route,  qui  lui  auront 
préparé  la  langue  poétique  continue;  et  sa  parole  fera  foi. 

Nous  voilà  bien  loin  de  notre  point  de  départ  et  des  Glanures  qui  nous  ont  mis  en 
train.  Si  ce  volume  avait  paru  il  y  a  dix  ans,  il  n'y  aurait  pas  de  doute  sur  le  rang 
qui  lui  devrait  être  assigné.  Aujourd'hui,  bien  que  venu  tard  et  dans  une  littéra- 
lure encombrée  de  pastiches  et  de  contrefaçons  spécieuses,  il  s'en  distingue  d'abord 
et  se  rattache  à  la  franche  veine  d'inspirations;  sa  vraie  date  reparaît.  Suivant 
une  expression  de  M"'^  Bertin,  elle  aussi,  elle  est  arrivée  à  la  onzième  heure  de 
poésie;  j'espère  que  de  même  elle  aura  sa  part,  et  elle  la  mérite  à  côté  de  plus 
d'un  qui  a  devancé. 

Sainte  Beuve. 


(1)  DuPrincipe  de  la  Poésie  et  de  l'Éducation  du  Poêle  (1841,  Paris,  Brockhaus,  rue 
Richelieu,  60). — M.  Ackenuann  a  publié  en  1859  Vllluslralion  de  Du  Bellay,  avec  une 
préface  où  il  commençait  l'expose  de  ses  vuesliuéraires;  il  lésa  reprises  el  poussées  depuis 
dans  la  préface  d'un  volume  intitulé  Chants  d'Amour  (Crozel,  1841).  Les  objcclions  qu'on 
peut  faire  à  l'auleur,  à  chaque  pas,  sont  de  loulcs  sortes  el  des  plus  considérables;  mais  il 
est  instruit,  il  est  ingénieux,  il  fait  ])enscr.  Et  puis  rien  n'est  singulier  pour  l'école  moderne 
comme  de  se  voir  dansée  miroir-là,  cjui  est  déjà,  à  certains  égards,  celui  du  philologue  c( 
du  scholiaste  opérant  sur  une  langue  morte.  Cela  donne  à  réfléchir. 


SOUVENIllS 


DES  ACORES. 


Les  Açores  se  coniposeiil  de  neuf  îles  qui  se  divisent  en  trois  groupes  séparés 
par  une  mer  orageuse.  Au  sud  s'étend  i'ile  de  Saint-Michel,  la  plus  riche  et  la  plus 
peuplée  de  toutes;  la  petite  île  de  Sainte  Marie  est  son  satellite.  A  l'ouest  et  au 
nord,  on  rencontre  Fayal,  le  Pic,  Saint-George,  Gracieuse  et  Terceire.  Les  deux  îlots 
de  Florès  et  de  Corvo  se  perdent  dans  l'Océan  à  plus  de  soixante-dix  lieues  à 
l'ouest.  Ces  différentes  îles,  qui  sont  évidemment  le  produit  d'éruptions  volcani- 
ques, se  lient,  dit-on,  par  une  suite  de  rochers  sous-marins  aux  îles  de  Madère  et 
de  Porto-Santo,  et  de  Madère  vont  rejoindre  le  continent  africain.  Suivant  cette 
opinion,  qui  est  à  la  fois  celle  des  savants  et  du  peuple,  les  Açores  seraient  un  pro- 
longement de  la  chaîne  de  l'Atlas,  proviendraient  de  la  même  convulsion  de  la  na- 
ture, et  devraient  compter  parmi  les  archipels  de  l'Afrique. 

Je  ne  saurais  rendre  l'impression  agréable  que  j'éprouvai  à  la  vue  de  l'île  de 
Saint-Michel.  C'était  au  milieu  d'un  hiver  froid  et  pluvieux  que  j'avais  quitté  la 
France,  et,  quinze  jours  après  mon  départ,  je  me  trouvais  sous  un  ciel  pur,  jouis- 
sant d'une  délicieuse  chaleur.  Nous  côtoyions  la  partie  méridionale  de  l'île  ;  les 
grosses  vagues  uniformes  que  roule  POcéan,  quand  un  calme  subit  succède  à  la 
tempête,  avaient  conservé  le  bleu  foncé  de  la  haute  mer  ;  le  ciel  était  de  la  même 
couleur.  Entre  les  rochers  du  rivage  et  les  montagnes  couvertes  d'oliviers  sauvages 
se  dessinaient  une  multitude  de  petites  maisons  blanches  qu'entouraient  des  oran- 
gers et  des  arbustes  qui  m'étaient  inconnus.  Pour  la  première  fois,  j'étais  charmé 
par  le  spectacle  de  la  vive  végétation  du  midi  ;  j'admirais  la  largeur  des  feuilles, 
leur  verdure  foncée;  mes  yeux  étaient  éblouis  de  la  multitude  infinie  des  fleurs  de 
toutes  nuances.  Mais  les  beautés  de  la  nature  causent  une  émotion  plus  vive  que 
prolongée,  et,  une  fois  débarqué  à  Punta  del  Gada,  tout  occupé  à  examiner  la  ville, 
à  regarder  les  maisons,  à  observer  les  habitants,  leurs  attitudes  et  leurs  physiono- 
mies, j'oubliai  la  mer,  le  soleil  et  tous  les  végétaux.  .le  me  trouvais  dans  une  ville' 


SOUVENIUS    «ES    AÇORES.  015 

grande,  riche,  propre  et  pleine  ile  grâce.  Au  centre  de  la  ville,  le  long  de  la  mer, 
était  une  place  de  marché  couverte  de  patates,  d'ignames,  d'oranges  et  de  limons. 
Des  paysans  grands  et  forts,  bien  vêtus,  mais  sans  chaussures,  le  cou  et  les  épaules 
protégés  contre  l'ardeur  du  soleil  par  des  basques  de  drap  (jui  pendent  de  leurs 
coiffures,  parcouraient  la  place  en  tous  sens,  un  long  bâton  blanc  à  la  main.  J'étais 
frappé  de  la  lenteur  des  démarches  et  de  la  vivacité  des  gestes.  Ma  curiosité  fut 
surtout  attirée  vers  les  rues  étroites  et  tortueuses  qui  de  toutes  parts  viennent 
aboutir  à  ce  large  quai.  Mes  regards  se  portaient  sur  ces  petites  jalousies  à  treil- 
lages minces  et  serrés  qui  entourent  tous  les  balcons.  Chacun  des  panneaux,  pas 
plus  large  qu'un  petit  carreau  de  vitre,  s'ouvrait  et  se  fermait  rapidement  sous  la 
main  des  jeunes  lilles  de  la  maison,  accourues  pour  voir  passer  un  étranger.  Les 
doigts  agiles  semblaient  presser  les  touches  d'un  clavier  et  faisaient  bien  un  peu 
vibrer  mon  cœur.  Celte  petite  jalousie  se  lève  et  se  baisse  d'une  façon  si  capri- 
cieuse, cet  œil  noir  pai'aît  et  disparaît  avec  une  telle  intermittence,  qu'à  vingt  ans 
on  a  peine  à  ne  pas  se  croire  le  héros  de  quelque  aventure  ;  mais  votre  maîtresse 
inconnue  disparaît  tout  à  coup,  et  ce  rêve  d'un  instant  s'envole  avec  elle. 

Saint-Michel  a  vingt-cinq  lieues  de  long,  et  sa  largeur  varie  entre  deux  et  quatre 
lieues  ;  une  arête  de  montagnes  qui  tient  tout  le  milieu  de  l'île  court  de  l'est  à  l'ouest, 
et  s'abaisse  seulement  vers  le  centre,  entre  Punta  del  Gada  et  Ribeira-Grande,  que 
rapproche  la  seide  roule  transversale  praticable  aux  voilures.  Aux  deux  extrémités, 
l'île  s'élargit  un  peu,  et  les  montagnes,  dans  leur  renflement,  cachent  de  profondes 
vallées.  Du  côté  de  l'est,  il  en  est  une  si  bien  couverte  par  les  cimes  qui  l'entou- 
rent, qu'on  se  croirait  sur  un  continent.  On  n'entend  plus  le  murmure  de  la  mer 
ni  le  sifflement  des  vents.  Si  ce  n'était  l'éclat  du  ciel  et  la  vigueur  delà  végétation, 
on  dirait  une  gorge  des  Alpes.  Ce  lieu,  appelé  Furnas,  jouit  dans  Saint-Michel  d'une 
juste  réputation.  Il  est  rempli  de  sources  sulfureuses  si  abondantes,  qu'elles  for- 
ment un  ruisseau  qui  s'échappe  par  une  gorge  pour  se  jeter  dans  la  mer,  et  mérite 
son  nom  delà  Rivière  Chaude.  Le  sol  est  partout  couvert  de  soufre;  souvent  il 
brûle  les  pieds,  et  la  chaleur  des  eaux  sulfureuses  est  si  grande,  que  plusieurs 
d'entre  les  soufces  servent  aux  habitants  à  faire  cuire  leurs  ignames.  Auprès  de  ces 
eaux  sulfureuses  coulent  des  ruisseaux  ferrugineux,  et  tout  à  côté  une  source, dont 
l'eau  a  la  saveur  de  l'eau  de  Seltz,  se  répand  en  cascades.  Le  chemin  pour  alleraux 
Furnas  est  on  ne  peut  plus  agréable;  il  suit  pendant  cinq  lieues,  jusqu'à  la  petite 
ville  de  Villa  Franca,  le  rivage  méridional  de  l'île,  tantôt  tournant  des  écueils,  tantôt 
se  rapprochant  de  la  mer.  Celte  côte  est  semée  de  ces  petites  maisons  blanches  dont 
j'ai  déjà  parlé;  elles  se  déroulent  en  gracieux  chapelets,  se  réunissent  en  hameaux, 
et  forment  des  villages  que  sépare  une  admirable  culture.  Après  Villa  Franca,  on 
commence  à  gravir  la  montagne  inculte,  et  l'on  parcourt  pendant  quatre  heures 
des  bois  agrestes  jusqu'au  moment  où  la  vallée,  avec  sa  riche  verdure,  s'ouvre  de- 
vant vous.  A  l'autre  extrémité  de  l'île,  à  onze  lieues  de  Punta  del  Gada,  on  ren- 
contre des  sites  à  peu  près  semblables  à  ceux  des  Furnas;  mais  la  nature  est  là  plus 
sauvage,  les  montagnes  sont  plus  escarpées,  et  leurs  flancs  défendent  des  lacs  pro- 
fonds contre  les  invasions  de  l'Océan.  —  Les  chemins  sont  si  mauvais  et  les  côtes 
si  raides,  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  faire  ces  courses  autrement  que  sur  des  ânes  ;  ceux 
de  Saint-Michel  .sont  grands  et  forts,  el  cette  modeste  monture,  bien  qu'elle  soit 
sans  selle  ni  bride,  n'est  pas,  à  tout  prendre,  trop  désagréable.  On  s'assied  de  côté  sur 
une  espèce  de  bât,  les  jambes  pendantes,  et  libre  de  tout  souci.  Un  petit  garçon, 
avec  un   bâton   muni  d'un  aiguillon,  conduit  voire  bête  et  l'anime  par  ses  cris 


66  SOUVENIRS    DES    AÇORES. 

répétés;  l'âne  et  l'enfant  peuvent  ainsi  courir  cinq  à  six  lieues  sans  s'arrêter,  et  on 
irait  passablement  son  chemin,  si  tout  le  long  de  la  route  votre  guide  n'apprenait, 
à  ceux  qu'il  rencontre,  que  ce  seigneur  qui  est  là  sur  son  àne  est  un  étranger,  un 
Français,  qui  veut  toujours  aller  au  galop. 

Le  territoire  de  Saint-Michel,  ainsi  que  celui  de  toutes  les  Açores,  se  partage  en 
deux  zones  bien  distinctes.  Le  rivage  est  fertile  et  peuplé;  tout  ce  qui  s'éloigne  de 
la  mer  est  aride  et  montueux.  Il  est  cependant  quelques  lieux  intermédiaires  coupés 
de  vallons  qui  offrent  un  aspect  véritablement  enchanteur.  De  ces  points  seulement 
on  peut  apprécier  toute  la  grâce  du  paysage,  et  reconnaître  la  richesse  de  cette  vé- 
gétation exubérante.  Ailleurs,  les  murs  élevés  qui  protègent  les  orangers  et  les  ba- 
naniers contre  le  vent  de  mer  interceptent  la  vue,  et  donnent  un  aspect  sombre  à 
cette  terre  si  fertile.  Il  faut  planer  sur  un  grand  espace,  ou  bien  pénétrer  dans  l'in- 
térieur des  Quintas  au  milieu  des  bouquets  d'orangers.  L'oranger  est  la  providence 
de  l'île,  sa  richesse  et  sa  parure.  J'ai  vu  des  bois  d'orangers  sous  lesquels  on  pou- 
vait se  promener  à  cheval,  et  l'on  m'a  dit  qu'un  de  ces  arbres  avait  produit  dans 
la  saison  vingt-deux  mille  oranges.  Chaque  année,  trois  cents  navires  chargés  de 
fruits  partent  pour  l'Angleterre. 

La  population  de  Punta  del  Gada,  bien  que  cette  ville  soit  la  seule  place  de  com- 
merce de  l'île,  est  uniquement  nobiliaire  et  agricole  ;  à  peine  si  l'on  aperçoit  dans 
les  rues  quelques  boutiques  de  mince  apparence;  le  commerce  extérieur  se  fait  par 
des  Anglais  qui,  la  plupart,  sont  fort  riches,  et  le  consul-général  de  sa  majesté  bri- 
tannique, grâce  aux  oranges,  se  considère  comme  le  seigneur  châtelain  de  Saint- 
Michel.  Ce  personnage  ne  sort  jamais  qu'en  uniforme,  boutonné  jusqu'au  menton 
malgré  la  chaleur;  il  est  poudré  à  blanc,  et  porte  sur  la  tête  un  chapeau  à  cornes 
orné  d'une  grande  plume  noire.  Pour  témoigner  de  son  empire,  il  se  pose  solennel- 
lement sur  le  petit  belvédère  de  sa  maison,  et  semble,  avec  sa  longue  lunette,  vou- 
loir gouverner  la  mer.  Dans  toutes  les  possessions  portugaises,  les  agents  anglais 
prennent  des  airs  de  grandeur  insupportables,  et  affectent  une  importance  qui, 
pour  être  l'éelle,  n'en  est  pas  moins  fort  ridicule;  ils  ont  sans  cesse  à  la  bouche  le 
mot  de  sa  majesté  britannique,  et  le  moindre  sujet  anglais  se  croit  une  émanation 
de  la  divinité  lointaine.  Tous  ces  Anglais,  même  ceux  qui  sont  nés  sur  cette  terre 
douce  et  hospitalière,  vivent  en  étrangers  au  milieu  de  ceux  qui  les  entourent;  ces 
marchands  grossiers  n'ont  pas  de  patrie  réelle,  et  se  renferment  dans  leur  égoïsme, 
leur  dédain  et  leur  cupidité.  Laissons  là  les  Anglais,  que  l'on  rencontre  partout,  et 
parlons  des  véritables  habitants  de  l'île. 

La  noblesse  réside  dans  la  capitale,  où  l'on  trouve  une  société  qui  n'est  pas  sans 
intérêt.  Par  exemple,  pour  en  jouir,  il  faut  savoir  la  prendre  comme  elle  est,  ac- 
cepter les  prétentions  et  passer  largement  sur  le  chapitre  des  ridicules.  Toutes  les 
vanités  de  province  sont  portées,  dans  les  îles,  à  un  degré  ailleurs  inconnu.  Le 
hobereau  qui  règne  sans  contestation  sur  le  monde  étroit  qui  l'entoure,  s'exalte 
dans  son  importance,  et  s'il  s'incline  devant  le  capitaine-général  ou  le  grand  sei- 
gneur de  Lisbonne,  c'est  toujours  avec  un  arrière-soupçon  de  valoir  au  fond  beau- 
coup mieux  qu'eux.  Il  est  curieux  d'entendre  l'habitant  de  Saint-Michel  dire  avec 
sa  feinte  humilité  :  «  Je  ne  suis  jamais  sorti  de  ma  petite  île,  je  ne  sais  pas  comment 
vont  les  choses  sur  le  continent,  mais  il  me  semble  qu'ici  tout  .se  passe  fort  bien  !  » 
Le  fait  est  qu'à  l'abri  des  commotions  politiques  qui  ont  désolé  la  métropole,  ces 
nobles,  d'une  race  peu  illustrée,  mènent  une  vie  fort  douce,  et  jouissent  d'un  bien- 
être  depuis  longtemps  inconnu  au  Portugal.  Leur  luxe  discordant  ne  manque  pas 


SOUVENIRS    DES    AÇORES.  07 

(le  magninccnce.  Les  maisons  ont  assez  grand  air;  les  salons  de  réception  sont 
vastes;  d'épais  rideanx  de  soie  tranchent  sur  les  maigres  et  longs  canapés  de  jonc. 
Les  grands  ramages  et  les  franges  pendantes  font  un  pou  oublier  la  niidilé  de  l'ap- 
partement. Au  milieu  d'immenses  chambres  h  coucher  toutes  dégarnies,  s'élèvent 
de  riches  baldaquins,  et  les  draps  et  les  oreillers  sont  bordés  de  dentelles.  Partout 
on  voit  de  lourds  plateaux  d'argent  ciselé,  et  quelques  personnes  ont  des  services 
entiers  de  vaisselle  plate.  Quant  au  paysan,  il  manque  de  beaucoup  d'objets  qui 
seraient  indispensables  au  plus  pauvre  habitant  de  nos  campagnes.  Les  murs  inté- 
rieurs de  sa  chaumière,  si  jolie  et  si  proprette  au  dehors,  sont  entièrement  nus; 
les  fenêtres  sans  vitres  laissent  passer  le  vent;  il  ne  possède  pas  même  un  lit,  mais 
la  famille  entière  s'étend  avec  volupté  sur  une  natte  de  joncs,  elle  respire  un  air 
embaumé.  Le  climat  supplée  à  tout,  et  nulle  part  je  n'ai  vu  une  population  de  meil- 
leure apparence.  Cette  tiède  atmosphère  engourdit  voluptueusement  les  sens  en  ré- 
veillant les  facultés  sensibles  de  l'âme.  Je  voudrais  envoyer  respirer  un  air  si  doux 
et  si  balsamique  à  toutes  ces  personnes  chagrines,  qui  jugent  leur  prochain  avec  sé- 
vérité, et  n'ont  pas  plus  d'indulgence  pour  les  fautes  du  cœur  que  de  commisération 
pour  ses  peines. 

L'amour,  quand  il  n'est  pas  la  plus  .sérieuse  des  choses  de  ce  monde,  est  la  plus 
amusante;  aucune  de  ses  formes  n'est  indiiTérente;  ses  fantaisies  nous  charment,  et 
ses  mille  détails  nous  captivent.  Aussi,  en  arrivant  dans  un  pays  méridional,  élais-je 
fort  empressé  de  connaître  la  vérité  sur  ce  que  se  plaisent  à  raconter  tant  d'au- 
teurs dans  le  genre  espagnol,  et,  à  ma  grande  surprise,  je  trouvai  que  les  appa- 
rences étaient  à  peu  près  telles  qu'ils  les  dépeignent;  mais  leur  exactitude  s'arrête 
à  la  description  du  matériel  de  l'amour,  ils  blessent  la  réalité  des  sentiments,  et 
donnent  sur  les  femmes  du  Midi  des  idées  bien  étranges.  Sans  doute,  il  est  une 
coquetterie  que  les  Françaises  ne  savent  pas,  et  qui  a  besoin,  pour  éclore,  de  la 
clialenr  du  soleil.  Coquetterie  pour  coquetterie,  celle-là  en  vaut  bien  une  autre,  et 
l'ignorance  des  subtilités  de  l'esprit  ne  la  rend  pas  plus  grossière  ;  au  moins  s'a- 
dresse-t-elle  à  l'imagination,  qui  est  la  droite  route  du  cœur.  Derrière  les  obstacles 
matériels  où  elle  est  retranchée,  la  jeune  fille  se  montre  agaçante  et  hardie,  sans 
cesser  d'être  modeste,  et  peut  impunément  sourire  au  jeime  homme  qui  lui  jette 
une  rose  en  passant  et  lui  souhaite  le  bonheur.  Dans  les  pays  chauds,  l'habitude  de 
vivre  en  plein  air  rend  très-sociable;  on  cause  avec  tous  ceux  qu'on  rencontre;  la 
rue  devient  un  salon,  et  cette  galanterie  répandue  dans  toute  l'atmosphère  ne  pa- 
raît qu'un  délicat  hommage  offert  à  la  beauté.  Après  tout,  ces  fantaisies  du  cœur 
jouent  le  rôle  de  la  conversation  chez  nous,  et  comme  elle,  pas  plus  qu'elle,  sont 
tantôt  innocentes  et  tantôt  criminelles.  Quelquefois  elles  conduisent  à  de  sérieuses 
passions;  souvent  elles  servent  des  intrigues.  D'ordinaire  cette  coquetterie  à  vue 
est  sans  conséquence  ;  elle  n'atteint  pas  la  pureté  des  sentiments  des  femmes,  et  peut 
durer  des  années  entières,  sans  que  de  part  et  d'autre  on  y  attache  la  moindre  impor- 
tance. C'est  que,  si  l'oisiveté  des  hommes  et  la  stérilité  de  leur  esprit  les  portent  là 
plus  qu'ailleurs  à  la  galanterie,  ils  sont  peut-être  moins  qu'en  d'autres  pays  capables 
de  passion.  Les  longues  factions  sous  une  fenêtre,  et  la  mince  faveur  d'y  être  souffert, 
emploient  le  temps  et  suffisent  à  la  vanité.  Le  pire  est  que  les  manières  des  hommes 
s'imprègnent  d'une  coquetterie  toute  féminine,  et  l'on  voit  dans  les  rues  de  jeunes 
fats  minaudant  avec  l'affectation  puérile  des  jolies  femmes  surannées.  Ces  galants,  les 
jambes  raides  et  piquées  sur  les  étriers,  le  corps  serré  et  la  tête  penchée  en  arrière, 
font  agréablement  caracoler  leurs  rosses,  et  dirigent  sur  tous  les  balcons  des 


g8  SOUVENIRS    DES    AÇORES. 

regards  plus  suppliants  que  téméraires.  Ils  passent  ainsi  innocemment  la  matinée 
à  distribuer  leurs  œillades  languissantes,  et  n'ont  certes  aucune  des  allures  des 
héros  de  Lope  de  Vega.  Le  Midi  est  le  pays  des  contrastes  ;  on  y  rencontre  de  tout. 
La  valeur  la  plus  téméraire  brille  à  côté  de  la  dernière  lâcheté;  le  dévouement 
chevaleresque  apparaît  au  milieu  du  grossier  égoïsme.  Peut-être  quelques  âmes 
sont-elles  encore  susceptibles  d'éprouver  des  passions  fortes  et  exclusives,  mais  il 
ne  faut  pas  généraliser  ces  très-rares  exceptions,  pas  plus  que  donner  aux  grandes 
dames,  qui  ne  se  montrent  jamais  aux  fenêtres,  des  façons  de  grisetles.  Deux  choses 
seulement  sont  vraies  :  toutes  les  femmes  ont  une  tournure  d'esprit  romanesque: 
presque  toutes  au.ssi  ont  une  grâce  naturelle,  une  dignité  dans  le  port  et  un  lan- 
gage du  cœur,  qui  rendent  possible  à  un  homme  dislingué  d'éprouver  un  attache- 
ment sérieux  et  délicat  pour  une  femme  de  la  condition  la  plus  commune.  La  res- 
semblance des  manières  dans  toutes  les  classes  est  ce  qui  frappe  avant  tout  un 
étranger.  Les  dames  de  la  meilleure  compagnie  jetteront  leur  manteau  sur  l'épaule 
de  la  même  façon  qu'une  paysanne.  Bien  qu'un  peu  plus  raffinée,  leur  conversation 
sera  la  même.  Elles  ont  les  mêmes  plaisirs,  la  même  poésie,  et  leur  cœur  vibre 
sous  l'impulsion  de  sentiments  analogues. 

On  est  accoutumé  en  France  à  exiger  beaucoup  des  personnes  qui  se  vouent  à 
Dieu  ;  on  les  isole  complètement  du  monde,  et  notre  indifférence  ne  permet  pas  un 
seul  instant  de  relâche  à  leur  ascétisme.  Ce  fut  donc  avec  surprise  que  je  vis  toutes 
les  pieuses  nonnes  de  Punta  del  Gada,  ainsi  que  de  jeunes  fliles  folâtres,  accourir  à 
leurs  fenêtres  grillées,  se  pressant  les  unes  les  autres,  pour  voir  passer  les  soldats, 
et  suivre  ensuite,  à  l'aide  d'une  longue  vue,  la  manœuvre  des  troupes.  Un  spectacle 
bizarre  est  celui  de  ces  religieuses,  les  jours  de  grandes  fêtes,  accompagnant  les 
chants  de  l'église  avec  des  instruments  à  vent,  soufflant  à  l'envi  dans  des  cors  d'har- 
monie, des  clarinettes,  des  cornets  à  piston,  des  ophicléides  et  autres  instruments 
nullement  féminins.  Dans  la  ferveur  de  leur  enthousiasme,  elles  font  un  vacarme 
épouvantable.  Les  poitrines  sont  haletantes,  les  joues  pourpres  et  gonflées,  la  sueur 
découle  de  tous  les  fronts.  Sans  le  prêtre  qui  est  à  l'autel,  on  croirait  plutôt  assister 
à  une  fête  païenne  qu'à  l'office  du  Seigneur. 

En  somme,  le  climat  de  Saint-Michel  est  délicieux,  cette  île  est  très-fertile  et 
extrêmement  pittoresque  :  il  ne  lui  manque  que  d'avoir  un  port.  La  rade  de  Punta 
del  Gada  est  complètement  ouverte,  et  les  navires  restent  quelquefois  deux  mois 
sans  pouvoir  communiquer  avec  la  terre.  Lorsque  soufflent  les  vents  du  sud,  de 
l'ouest  et  de  l'est,  ils  sont  forcés  d'appareiller  pour  n'être  pas  jetés  sur  les  rochers 
de  la  côte;  ils  laissent  alors  filer  leurs  câbles,  et  gagnent  à  grand'peine  la  haute 
mer.  Suivons-les  et  partons  pour  Fayal. 

L'île  de  Fayal  forme  un  large  croissant  au  fond  duquel  est  posée  la  petite  ville 
d'Horta.  Les  rues  parallèles  à  la  mer  s'élèvent  successivement  avec  les  espaliers  de 
grenadiers  sur  la  pente  d'une  colline  escarpée.  Les  maisons  et  les  fleurs  forment  un 
gracieux  ensemble,  d'où  l'on  peut  admirer  à  l'aise  la  splendeur  du  tableau  qui  se 
déroule  devant  les  yeux.  En  face  est  l'île  du  Pic  ;  son  extrémité  pénètre  dans  la  baie 
de  Fayal,  et  elle  l'ombrage  de  sa  cime  majestueuse.  Au  pied  de  la  montagne,  près 
de  la  mer,  croissent  les  orangers  et  les  plantes  des  tropiques;  à  mesure  que  le  ter- 
rain s'élève,  on  distingue  l'olivier,  la  vigne;  puis,  les  arbres  du  nord  de  l'Europe; 
enfin  les  neiges  éternelles.  A  gauche  s'avance  la  pointe  de  Saint-George,  et  l'on  en- 
trevoit le  canal  long  et  resserré  qui  sépare  cette  troisième  île  de  l'île  du  Pic;  entre 
ces  terres  si  rapprochées  roulent,  sous  un  ciel  brillant,  les  vagues  agitéesde  l'Océan 


SOtVEINIUS    DES    AÇORES.  09 

Atlanlique.  Une  navigation  aclive  anime  cette  rade  magnilique.  l'ajal  étant  le  seul 
point  des  Açores  où  les  vaisseaux  puissent  jeter  l'ancre  sans  danger,  ils  y  accourent 
en  grand  nombre.  Des  baleiniers  américains  y  viennent  déposer  leurs  cargaisons, 
renouveler  leurs  agrès,  et  se  procurer  des  vivres.  Les  bûlinients  du  Maragnon,  que 
le  vent  force  à  faire  ce  long  détour  pour  se  rendre  à  Rio-Janeiro,  relâchent  à  Horta, 
et  des  navires  anglais  cliargcnt  le  vin  du  Pic,  qui,  à  l'aide  d'un  peu  d'eau-de-vie, 
passe  pour  du  vin  de  Madère.  Le  mouvement  du  commerce  influe  sur  les  mœurs 
des  habitants,  et  donne  à  la  population  d'Horla  une  physionomie  européenne  qui 
n'est  celle  d'aucune  autre  ville  des  Açores.  Dans  l'Ile  fertile  de  Saint-Michel,  où  il 
n'existe  pas  de  port,  la  noblesse  territoriale  domine  sans  partage.  L'île  de  Fayal, 
au  contraire,  est  peu  féconde,  et  son  commerce  fort  actif.  Les  négociants  y  jouent 
nécessairement  le  premier  rôle,  tandis  qu'à  Terceire,  où  le  sol  est  ingrat  et  le  rivage 
inhospitalier,  on  ne  rencontre  ni  nobles  fastueux,  ni  riches  négociants,  mais  des 
hommes  rudes,  ignorants  et  difficiles  à  gouverner. 

Les  Portugais,  à  cause  de  leurs  défauts  et  aussi  de  leurs  qualités,  ont  toujours 
été  peu  propres  aux  affaires  commerciales,  et  l'on  doit  s'attendre  à  trouver  dans 
une  place  maritime  aussi  bien  située  qu'Horta  une  nombreuse  colonie  de  négociants 
anglais.  Ceux-ci  vivent  d'une  façon  beaucoup  plus  sociable  que  leurs  compatriotes 
de  Punta  del  Gada.  Ils  aiment  à  recevoir  et  à  fêter  les  étrangers.  Des  rapports  fré- 
quents avec  les  officiers  des  bâtiments  de  guerre  anglais  leur  ont  donné  l'habitude 
de  la  bonne  compagnie,  et  plus  encore  le  désir  de  paraître  vrais  gentlemen.  Satis- 
faits d'une  importance  financière  qui  n'est  pas  contestée,  ils  la  font  peu  sentir  aux 
Portugais  qui  les  entourent.  Ces  derniers,  généralement  fort  pauvres,  rabattent  de 
leur  fierté  et  se  mêlent  aux  étrangers.  Anglais,  Brésiliens,  citoyens  des  États-Unis 
d'Amérique  et  Portugais,  tous  vivent  en  parfaite  intelligence  et  forment  une  petite 
société  piquante  par  ses  contrastes  et  agréable  par  la  vivacité,  l'entrain  et  le  bon 
accord.  Aucun  Français  n'a  formé  aux  Açores  d'établissement  commercial,  et  nos 
agents  consulaires  eux-mêmes  sont  des  négociants  portugais.  Cependant  les  gens 
instruits  savent  notre  langue,  et  quelques  jeunes  filles  balbutient  des  mots  fran- 
çais avec  leur  accent  lent  et  harmonieux.  Là  comme  partout,  la  France  excite  une 
vive  curiosité,  et  elle  est  souvent  le  sujet  des  conversations;  mais  ce  n'est  qu'un 
murmure  flatteur,  un  écho  vague  et  lointain,  qui  ne  produit  rien  de  sérieux  et  ne 
laisse  aucune  idée  précise.  L'aimable  hôtesse  de  la  maison  où  je  demeurais,  une  des 
personnes  les  plus  considérables  de  Fayal,  eut  l'attention  de  faire  mettre  dans  ma 
chambre  un  bouquet  de  lis,  qu'elle  appelait  des  fleurs  de  juillet. 

On  donne  fréquemment  dans  la  ville  d'Horta  des  soirées  et  des  fêtes.  Les  réunions 
sont  fort  animées  et  bien  supérieures  à  ces  bals  d'Anglaises  qui  font  retentir  les 
greniers  des  hôtels  garnis  de  la  place  Vendôme.  D'abord,  si  chaque  femme  continue 
à  s'habiller  comme  c'était  la  mode  lorsqu'elle  quitta  le  continent,  toutes  ont  pris 
des  Portugaises  les  souliers  coquets  et  les  jolis  bas  de  soie.  De  même  qu'à  Paris, 
on  entremêle  les  valses  et  les  quadrilles.  Le  galop  est  surtout  à  la  mode;  c'est  avec 
les  demoiselles  anglaises  qu'il  faut  le  danser  :  les  jeunes  filles  portugaises  ont  trop 
de  réserve  et  en  craignent  l'abandon.  Ainsi,  celle  qui  le  matin  était  hardie  à  son 
balcon,  comme  le  sont  d'ordinaire  sous  le  masque  les  personnes  timides,  devient 
au  milieu  du  monde  sérieuse  et  contrainte,  tandis  que  la  jeune  Anglaise  dispense 
ses  sourires  autour  d'elle  et  jouit  de  son  teint  couleur  de  rose.  Les  races  rappro- 
chées par  le  hasard  conservent  leur  cachet  primitif.  Les  négociants  anglais  .sont 
toujours  actifs,  précis,  ne  faisant  de  questions  que  pour  atteindre  un  but;  les  vieux 

TOIIE  I.  ïi 


70  SOUVENIRS    DES    AÇORES. 

Portugais  racontent  sans  cesse,  prennent  des  airs  capables,  se  complaisent  dans 
leurs  histoires  de  gloire  nationale,  dans  leur  admiration  pour  la  nature,  et  vous 
ennuient  sans  profit  pour  eux-mêmes.  Les  femmes  également  diffèrent  plus  par  les 
sentiments  et  la  manière  d'être  que  par  les  traits  et  la  coloration  du  visage.  Auprès 
des  jeunes  Anglaises,  gaies,  pleines  de  santé,  sûres  d'elles-mêmes  et  comptant  pour 
l'avenir  sur  leur  adresse  ou  leur  bonne  étoile,  on  voit  les  Portugaises  (car  elles  no 
ressemblent  en  rien  aux  dames  espagnoles)  mélancoliques,  concentrées,  aspirant  à 
éprouver  un  sentiment  qu'elles  redoutent,  et  n'ayant  d'autre  vie  que  celle  du  cœur. 
Une  jeune  demoiselle,  fille  d'un  pauvre  gentilhomme,  se  distinguait  plus  qu'aucune 
autre  par  le  contraste  de  sa  physionomie  et  le  calme  de  .ses  manières  au  milieu  de 
ces  Anglaises  agitées.  Toute  sa  personne  portait  l'empreinte  du  malheur  noblement 
supporté,  et  l'on  voyait  qu'une  tristesse  habituelle  pesait  sur  son  âme.  Bien  qu'elle 
parlât  peu,  on  était  sûr  qu'elle  savait  tout  comprendre  et  sentir.  Sa  simplicité  si 
gracieuse  et  avenante  embellissait  une  dignité  naturelle  qu'on  eût  prise  pour  de  la 
fierté,  si  la  résignation  n'était  une  qualité  meilleure  et  plus  complète.  Il  semblait 
choquant,  sous  l'impres.sion  de  cette  mer,  de  ces  montagnes,  de  cette  nature  si 
pleine  de  grandeur,  de  s'en  aller  courir  avec  de  petites  Anglaises  et  de  leur  répéter, 
à  la  clarté  d'un  soleil  brûlant,  des  banalités  ossianiques;  ou  bien  de  rester  à  la 
ville  pour  débiter  des  fadeurs,  dans  un  autre  style,  à  quelques  jeunes  espiègles  pen- 
chées sur  leurs  balcons;  ou,  pis  encore,  de  boire  le  vin  du  Pic  avec  le  vice-consul 
de  sa  majesté  britannique.  N'importe  les  disparates,  les  habitants  d'Horta  sont  ai- 
mables, pleins  de  cordialité,  le  site  est  enchanteur,  et  c'est  avec  peine  que  je  vis 
arriver  le  moment  du  départ. 

Pour  aller  de  Fayal  à  Terceire,  on  double  la  pointe  occidentale  de  la  baie  d'Horta. 
et  l'on  s'engage  dans  le  canal  que  resserrent  à  l'ouest  l'île  Saint-George,  à  l'est 
l'île  du  Pic.  Cette  dernière,  la  plus  grande  des  Açores,  a  soixante  lieues  de  tour.  La 
montagne,  sur  presque  tous  les  points,  s'élève  à  pic  du  rivage,  et  l'île  entière  n'est  que 
la  base  d'un  cône  gigantesque.  Les  terres  les  plus  fertiles  sont  situées  en  face  d'Horta 
et  appartiennent  aux  habitants  de  cette  ville,  ce  qui,  joint  à  lâpreté  du  terrain  dans 
les  autres  parties  du  Pic,  fait  qu'on  n'y  rencontre  guère  que  de  petits  villages,  desmai- 
sonséparses,  des  huttes  habitées  par  de  pauvres  laboureurs  ou  de  sauvages  chevriers. 

L'île  Saint-George  a  une  longueur  de  dix-huit  lieues  sur  une  demi-lieue  de 
large.  Elle  semble  être  la  crête  escarpée  d'une  chaîne  de  montagnes  dont  les  rami- 
fications vont  se  perdre  dans  les  profondeurs  de  l'Océan.  Les  bords  de  cette  île, 
beaucoup  moins  élevée  que  sa  voisine,  ont  des  formes  encore  plus  abruptes,  et  ses 
rochers  sont  posés  perpendiculairement;  elle  doit  à  la  proximité  du  Pic  une  ferti- 
lité que  celle-ci  ne  possède  pas  elle-même  :  le  sommet  de  la  montagne  retient  les 
nuages  qui  accourent  à  travers  l'Océan,  poussés  par  les  vents  d'ouest  ;  ils  se  ré- 
pandent sur  Saint-George  en  pluies  fécondantes.  Son  territoire,  ainsi  fertilisé, 
nourrit  de  nombreux  bestiaux  et  fournit  de  bœufs  et  d'ignames  Fayal,  Terceire  et 
toutes  les  Açores.  Sur  le  haut,  dans  les  fentes  des  rochers,  partout  où  il  y  a  quelque 
vestige  de  terre,  des  herbes  parasites  et  des  plantes  grimpantes  poussent  avec  pro- 
fusion, et  de  cet  amas  de  verdure  s'échappent  des  ruisseaux  qui  tombent  et  se  pré- 
cipitent en  cascades  dans  la  mer. 

Le  détroit  du  Pic  et  de  Saint-George  est  très-dangereux  pour  la  navigation;  la 
mer  brise  avec  une  violence  égale  sur  les  deux  rives;  les  courants  sont  rapides,  et 
les  vaisseaux  atteints  par  la  tempête  dans  cet  étroit  pas.sr.ge,  où  s'engouffre  le  vent, 
ne  peuvent  nulle  i)art  rencontrer  un  refuge. 


SOUVEISmS    DES    AÇORES.  71 

Ce  canal  si  resserré,  ces  rochers  à  pic,  celte  montagne  couverte  de  neiges,  rap- 
pellent le  lac  des  Quatre-Cantons,  la  merveille  de  la  Suisse;  mais  quelle  différence 
dans  la  couleur  de  l'eau,  la  teinte  du  ciel  et  la  magnificence  de  la  végétation!  Cette 
superbe  nature  porte  l'empreinte  des  rayons  d'un  soleil  tropical. 

Peu  à  peu  l'Ile  du  Pic,  dont  la  forme  est  elliptique,  s'éloigne  de  Saint-George. 
Bientôt  on  dépasse  l'extrémité  de  celle-ci  ;  on  aperçoit  alors  Gracieuse,  qui,  toute 
petite  et  parfaitement  ronde,  sort  de  la  mer  comme  une  corbeille  de  fleurs,  et 
l'on  a  devant  soi  Terceire,  avec  ses  rochers  nus  et  ses  montagnes  nuageuses. 

Terceire,  chef-lieu  du  gouvernement  des  Açores,  fut  découverte  la  troisième  de 
ces  îles,  comme  l'indique  son  nom.  Elle  n'a  ni  la  population  de  Saint-Michel,  ni 
l'étendue  du  Pic;  elle  n'est  pas  fertile  comme  Saint-George  et  ne  possède  pas,  ainsi 
que  Fayal,  une  rade  hospitalière.  En  lui  refusant  ses  dons  précieux,  la  nature  a 
rendu  Terceire  plus  célèbre  qu'aucune  des  îles  qui  l'entourent.  Dernier  boulevard 
de  l'indépendance  de  la  nation  portugaise,  elle  vient  d'être  le  berceau  de  sa  liberté. 
Mais  celte  gloire  appartient  aux  écueils  de  Terceire,  non  à  ses  habitants  grossiers. 
L'île  entière  est  une  forteresse  inaccessible;  nulle  part  les  vaisseaux  ne  s'en  appro- 
chent sans  danger,  et  sur  deux  points  seulement  les  barques  peuvent  atteindre  le 
rivage;  jamais  elles  n'y  trouvent  un  abri. 

Le  mont  Saint-Sébastien  couvre  au  sud  la  baie  d'Angra;  il  forme  à  l'extrémité 
d'une  petite  presqu'île  un  promontoire  élevé;  sur  le  penchant  de  la  montagne,  entre 
les  roches  et  les  broussailles,  ressort  une  vieille  forteresse  dont  les  canons  défen-. 
dent  l'entrée  de  la  rade.  Du  côté  opposé  s'avance  une  falaise  escarpée,  et,  à  cent 
brasses  de  la  côte,  un  îlot  qui,  de  loin,  .se  confond  avec  le  rivage,  surgit  à  une 
grande  hauteur  et  fait  le  pendant  du  mont  Saint-Sébastien.  La  capitale,  Angra,  est 
au  fond  de  cet  entonnoir,  ouvert  au  vent  du  sud-est;  comprimé  par  les  flancs  des 
montagnes,  ce  vent  parcourt  la  baie  avec  une  violence  toujours  croissante,  et  atteint 
une  puissance  irrésistible.  On  le  nomme  le  Charpentier,  à  cause  de  la  promptitude 
avec  laquelle  il  renverse  les  mâts  et  brise  les  agrès  des  navires. 

Une  petite  jetée  vermoulue  sert  de  débarcadère.  Les  vagues  s'élancent  avec  force 
sur  les  marches  rompues  et  verdâtres,  et  c'est  à  grand'peine  qu'on  atteint  le  ri- 
vage. On  passe  ensuite  sous  une  porte  peu  élevée,  dont  les  pierres  sont  rongées 
par  le  temps,  et  on  se  trouve  dans  Angra  avant  de  l'avoir  aperçu.  Cette  triste  capi- 
tale est  resserrée  par  une  montagne  nue,  qui  la  force  de  s'étendre  dans  des  pro- 
portions informes.  Les  maisons  basses  et  les  chaumières  sont  souvent  isolées  les 
unes  des  autres  par  des  roches  sans  grandeur.  Toute  la  ville  a  un  air  terne  et  maus- 
sade, que  n'égaie  pas  la  largeur  des  rues,  balayées  par  le  vent  de  mer,  et  encore 
moins  la  multitude  des  boutiques  sombres  où  des  brocanteurs  étalent  leurs  sales  et 
misérables  marchandises.  Ce  grand  nombre  de  boutiques  tient  à  l'accumulation 
des  Juifs,  qui,  exilés  du  Portugal,  furent  autorisés  à  se  fixer  à  Terceire;  ils  y  exer- 
cent l'industrie  habituelle  de  leur  race  et  suppléent  les  Anglais,  dont  on  ne  ren- 
contre qu'un  seul  dans  toute  l'île;  encore  est-ce  un  vice-consul,  marié  à  une  Por- 
tugaise de  Terceire. 

On  comprend  que  la  société  d'Angra  ne  doit  pas  être  brillante.  Au  milieu  de 
cet  amas  de  pierres,  aussi  pauvre  en  humains  qu'en  végétaux,  que  devenir  ?  Que 
peuvent  faire  les  ofBciers  d'une  garnison  nombreuse  ?  On  périrait  d'ennui  sans  le 
voisinage  hospitalier  du  couvent  de  Saint-(ionsalve;  ce  monastère  est  l'unique 
ressource  de  société  qu'offre  Angra  ;  il  est  toute  la  distraction  et  la  consolation 
peu  orthodoxe  des  malheureux  exilés  à  Terceire. 


7:2  souvENins  des  açores. 

Aucune  muraille  ne  défend  l'accès  de  Saint-Gonsalvc;  on  peut,  de  la  terrasse 
qui  borde  la  mer,  causer  avec  les  sœurs  qui  passent  la  journée  assises  nonchalam- 
ment à  leurs  fenêtres  basses  et  non  grillées.  On  peut  entrer  à  toute  heure  dans  la 
salle  destinée  à  distribuer  aux  pauvres  les  aumônes  du  couvent  ;  celte  pièce  n'est 
séparée  de  l'intérieur  que  par  une  mince  cloison  en  bois,  dont  la  partie  supérieure 
se  replie  comme  celle  des  loges  de  nos  portiers,  et  il  ne  reste  qu'une  petite  bar- 
rière à  hauteur  d'appui  très  favorable  aux  épanchements  de  la  conversation.  Enfin, 
que  ne  peut-on  pas  à  Saint-Gonsalve?— Mais  il  ne  faut  rien  calomnier,  pas  même  le 
mal;  c'est  le  vice  de  la  vertu  rigide  et  en  même  temps  de  la  débauche  de  tout  con- 
fondre et  de  dédaigner  les  sentiments  du  cœur.  Toutes  deux  se  plaisent  trop  sou- 
vent à  méconnaître  les  combats  elles  souffrances.  Pauvres  filles  de  Saint-Gonsalve, 
si  douces  et  si  affligées,  on  doit  les  plaindre!  La  langueur  des  démarches,  la  tris- 
tesse des  regards,  peignent  les  misères  de  leur  âme,  et  prient  d'abord  pour  elles. 
Livrées  dès  l'enfance  à  la  contagion  de  l'exemple,  le  cœur  ouvert  aux  tendres  im- 
pressions, l'esprit  oisif,  sans  autre  défense  que  la  chaîne  qui  les  meurtrit,  est-il 
surprenant  qu'elles  succombent?  Elles  s'arrêtent  cependant  sur  celte  pente  qu'on 
prétend  si  rapide,  et,  après  avoir  brisé  le  lien  sacré  qui  devait  les  retenir,  elles 
respectent  celui  de  leur  passion.  Elles  ne  peuvent  connaître  ni  la  vie,  ni  les  actions, 
ni  les  sentiments  de  celui  auquel  elles  s'abandonnent,  et  sont  bien  malheureuses 
Retenues  prisonnières  dans  le  cloître,  l'âme  vagabonde  et  toujours  pressées  par 
«ne  foi  ardente,  il  ne  leur  reste  bientôt  que  l'amertume  et  l'humilialion  de  la  dou- 
leur. Saint-Gonsalve  m'a  laissé  un  souvenir  plus  triste  que  sévère,  el  je  n'en 
aurais  pas  parlé  sans  la  célébrité  que  ce  couvent  doit  aux  mémoires  de  M.  de 
Ségur. 

Le  territoire  de  Terceire  est  presque  partout  inculte.  Au  nord  comme  à  l'ouest, 
la  mer  bat  les  flancs  décharnés  des  hautes  montagnes.  Le  centre  est  également 
montueux  et  stérile  ;  ces  lieux  sont  d'un  aspect  morne  et  sauvage  ;  sur  les  hau- 
teurs, des  buissons  épineux  et  de  larges  fougères  recouvrent  à  peine  des  pierres 
volcaniques  noirâtres  et  poreuses,  et,  dans  le  creux  des  vallons,  la  mousse  jaunie 
qui  remplit  le  lit  des  torrents  desséchés,  attristé  encore  les  regards.  Une  nuée  de 
petits  oiseaux  au  plumage  brillant  et  varié  distrait  seule  des  sombres  préoccupa- 
tions, ils  s'envolent  sous  chacun  de  vos  pas  et  tourbillonnent  autour  de  vous. 
Comme  notre  âme  vibre  au  gré  des  émotions  diverses  que  crée  la  vue  de  la  nature! 
tout  ce  qui  rappelle  seulement  un  souvenir  prend  à  nos  yeux  une  teinte  poétique. 
Un  jour,  après  avoir  marché  au  milieu  d'un  dédale  de  murs  de  pierres  sèches, 
j'arrivai  près  d'un  gros  village,  dégoûté  d'une  roule  fastidieuse;  mais,  à  dix  minutes 
de  distance,  était  une  fontaine  qu'ombrageaient  quelques  grands  arbres.  Les  filles 
du  village  allaient  el  venaient,  portant  sur  la  tète  des  vases  remplis  d'eau  ;  elles 
posaient  légèrement  leurs  pieds  nus  sur  le  roc  luisant.  Ces  femmes  furent  pour 
moi  un  tableau  vivant  des  traditions  de  la  Bible;  le  plus  petit  brin  d'herbe,  une 
jolie  fleur,  un  peu  de  fraîcheur,  le  charme  eût  été  rompu. 

Les  habitants  de  Terceire  ne  ressemblent  pas  à  ceux  des  autres  îles,  qui  sont 
doux  et  communicatifs  ;  tout  étranger,  et  par  étranger  j'entends  le  Portugais  qui 
n'est  pas  né  à  Terceire,  est  pour  eux  nn  ennemi.  Ils  fixent  sans  cesse  sur  vous  des 
regards  inquiets  et  soupçonneux.  Quand  on  leur  parle,  ils  semblent  croire  qu'on 
veut  les  piller  ou  les  outrager;  ce  n'est  pas  sans  raison  :  le  gouvernement  portu- 
gais ne  paie  ses  innombrables  employés  qu'en  tolérant  leurs  exactions,  et  c'est  un 
douloureux  privilège  pour  Terceire  d'être  le  centre  de  l'administration  des  Açores. 


SOUVENIRS  i)i:s  Açoniis.  75 

Une  f^arnisoii  oi,sivi\  à  l'abri  do  tout  coiilrùle,  pèse  cnielleiiieiil  siii'  ce  peuple  luisé- 
lable,  et  le  torture  de  plus  d'uiu;  t'aron.  Si  Saiul-donsalve  est, dans  l'île,  le  rendez- 
vous  de  la  liiie  lleur  de  la  galanterie,  une  eoiruption  plus  grossière  menace  les  (;hau- 
mières,  elle  inonde  la  raniille  du  pauvre.  Le  soldai,  avee  un  tour  d'esprit  vraimenl 
portugais,  nomme  sa  cigarette  de  papier  le  messager  de  Onpidon.  Ce  triste  mes- 
sager, à  demi  brfiié,  est  d'ordinaire  placé  sur  l'oreille  d'une  façon  peu  galante,  qui 
ra|)pelle  la  plume  noircie  dont  est  ornée  la  tète  des  gens  de  bureau.  La  cigarette 
n'en  est  pas  moins,  pour  parler  le  langage  méridional,  une  épée  et  un  bouclier. 
Sous  prétexte  de  demander  du  l'eu,  le  soldat  s'insinue  dans  les  maisons,  et  quand 
il  est  surpris  par  queUiue  homme  de  la  famille,  ce  facile  stratagème  sert  encore  à 
couvrir  sa  retraite.  Les  mères  et  les  lilles  recherchent  avidement  les  maigres  lar- 
gesses du  dernier  caporal  et  du  plus  pauvre  matelot,  et  les  pères,  les  maris  et  les 
frères  sont  toujours  sur  leurs  gardes  et  i)rompts  à  se  venger.  De  là  cette  lutte 
sourde  et  constante  qui  anime  le  paysan  contre  l'autorité;  de  là  cet  esprit  hargneux 
qui  le  caractérise;  il  devient  belliqueux  par  haine  de  la  force  militaire.  Le  senti- 
ment de  la  vengeance  doit  être  bien  profondément  enraciné  en  lui  pour  que,  dans 
une  île  dont  le  diamètre  n'a  que  huit  lieues,  une  guérilla  de  trois  cents  hommes 
ait  pu,  pendant  deux  ans,  échapper  aux  forces  qui  ont  depuis  conquis  le  Portugal. 
Le  chef  de  la  bande  venait  hardiment  vendre  son  gibier  au  marché  d'Angra  ;  tous  les 
paysans  le  connaissaient,  et  il  était  aussi  en  sûreté  que  sur  les  montagnes.  Les  .soli- 
tudes sont  si  profondes,  que  dans  les  vallées  écartées  des  taureaux  revenus  à  l'étal 
sauvage  errent  librement,  se  propagent,  et  forment  une  guérilla  qui  elle  aussi  .se 
maintient  contre  la  civilisation.  Il  serait  puéril  de  soupçonner  d'aucun  principe  po- 
litique le  paysan  révolté  de  Terceire;  il  a  pour  mobile  la  haine  instinctive  de  qui  le 
foule,  l'amour  du  brigandage,  et  l'attrait  de  la  vie  errante.  Celte  vie  ne  ressemble 
en  rien  à  celle  du  sauvage  de  l'Amérique  du  Nord,  qui,  pressé  par  la  faim,  .sans 
cesse  courbé  sous  le  poids  de  la  fatigue,  et  brisé  par  l'intempérie  des  saisons,  traîne 
dans  de  larges  espaces  son  existence  monotone  et  misérable.  Le  guérillero,  au  con- 
traire, est  le  fils  pervers  de  la  civilisation.  C'est  dans  ses  vices  qu'il  puise  les  élé- 
ments de  la  force  qu'il  tourne  ensuite  contre  elle  ;  elle  est  sa  pourvoyeuse,  il  l'ex- 
ploite tour  à  tour  et  simultanément  par  le  vol,  la  contrebande  et  la  politique.  Vivant 
en  plein  air  sous  un  ciel  pur,  le  joyeux  guérillero  sent  à  peine  le  besoin;  il  peut 
toujours  échanger  les  privations  qu'il  redoute  contre  le  danger  qu'il  aime. 

L'île  de  Terceire,  si  dépourvue  de  ce  qui  fait  d'ordinaire  l'intérêt  cl  le  charme 
de  la  vie,  séparée  de  tout,  même  de  la  mer,  par  les  rochers  qui  l'entourent,  est 
poétique  à  force  de  tristesse,  et  plus  encore  par  ses  souvenirs  glorieux;  elle  ne 
possède  que  deux  villes,  et  quelles  misérables  villes!  Mais  toutes  deux  ont  un  nom 
dans  l'histoire.  Angra  fut  jadis  célèbre  par  la  résistance  qu'elle  opposa  en  1585  à 
la  domination  espagnole,  et  Villa-da-Praya  a  élé  illustrée  en  1829  par  la  courageuse 
défense  du  comte  de  Villaflor.  Le  nom  français  est  associé  aux  deux  époques  de 
la  gloire  des  Açores;  le  comte  de  Brissac  conduisit  dans  ces  îles  six  mille  hommes, 
qui  longtemps  résistèrent  aux  armées  de  Philippe  II,  et  cinq  cents  de  ces  Français, 
cantonnés  à  Terceire,  s'y  maintinrent  |)endant  plus  d'une  année.  Dans  les  derniers 
temps,  un  bataillon  de  nos  compatriotes,  d'un  nombre  à  peu  près  égal,  est  venu  se 
joindre  à  l'expédition  de  don  Pedro,  et  a  pris  une  part  ellicace  à  son  succès.  C'est 
ainsi  qu'à  deux  siècles  de  dislance  se  relie  dans  ce  lieu  écarté  la  chaîne  des  services 
honorables  que  la  France  a  rendus  à  la  liberté  portugaise.  Aujourd'hui  Villa-da- 
Prayu  n'est  plus  qu'une  ruine;  un  affreux  tremblement  de  terre  l'a,  celte  année 


74  SOUVENIRS    DES    AÇORES. 

même,  détruite  de  fond  en  comble.  Angra  a  perdu  son  unique  attrait.  Les  cortès 
ont  abaissé  les  barrières  des  cloîtres,  et  les  nonnes  de  Saint-Gonsalve  se  sont  dis- 
l)ersées.  Bien  peu  des  cinquante-quatre  couvents  qui  existaient  dans  ces  îles  lors 
de  mon  séjour  en  i832,  renferment  encore  leurs  habitants  ;  cependant  deux  choses 
si  différentes  l'une  de  l'autre,  qu'on  ose  à  peine  les  nommer  ensemble,  sont  néces- 
saires à  la  physionomie  des  Açores,  les  monastères  et  les  fontaines.  Des  aqueducs 
construits  avec  art  conduisent  l'eau  dans  les  plus  petits  villages;  sur  le  bord  des 
routes,  et  même  dans  les  lieux  écartés,  on  découvre  des  abreuvoirs  el  des  fontaines 
entretenus  soigneusement  et  parés  avec  amour.  Ce  culte  des  eaux  a  une  façon  d'hos- 
pitalité arabe  el  rappelle  l'origine  des  mœurs  de  ce  peuple  si  chrétien,  tandis  que 
les  hautes  murailles  des  couvents  et  les  églises  élevées  sont  l'expression  frappante 
des  sentiments  qui  dominent  ces  natures  africaines. 

Que  dirai-je  des  trois  petites  îles  dont  je  n'ai  pas  encore  parlé,  sinon  qu'à  Sainte- 
Marie  il  y  a  beaucoup  de  perdrix  rouges  et  de  superbes  tortues?  Un  vieux  capitaine 
d'infanterie  qui  en  est  gouverneur,  et  les  douze  hommes  de  garnison  s'y  plaisent 
fort.  L'honnête  capitaine  peut,  grâce  au  curé,  au  juge  et  à  un  habitant  de  l'île,  sa- 
tisfaire toutes  ses  passions,  qui  sont  le  wisth  et  la  chasse. 

Florès  et  Corvo  ont  par  leur  position  plus  d'importance  que  Sainte-Marie.  Si- 
tuées à  l'extrémité  nord-ouest  des  Açores,  elles  servent  de  point  de  reconnaissance 
aux  navires  qui  reviennent  des  Antilles.  Le  voyageur  fatigué  par  la  splendeur  mono- 
tone de  l'Océan  voit  en  elles  l'espérance  de  son  arrivée  prochaine  en  Europe  ;  il  les 
admire  et  les  bénit,  car  de  tous  les  plaisirs  du  voyage,  le  plus  doux  est  toujours 
celui  du  retour. 

Jules  dk  Lasteyuie. 


SAIM-ÉVREIOND. 


Il  y  a  des  fortunes  de  reuoniniée  bizarres,  des  noms  populaires  auxquels  il  ne  se 
rattache  aucun  souvenir,  ou  peu  s'en  faut;  des  hommes  célèbres  à  tout  prendre, 
puisque  tout  le  monde  les  connaît,  mais  dont  personne  ne  connaît  rien.  A  ceux-là, 
il  semble  que  la  postérité  n'ait  fait  les  honneurs  d'une  autre  vie  que  pour  la 
forme  :  elle  a  conservé  l'étiquette,  sans  se  soucier  de  ce  qui  était  dessous.  Ces  ré- 
flexions me  venaient  l'autre  jour  en  me  rencontrant  par  hasard  avec  un  de  ces 
hommes  dont  il  n'est  resté  que  le  nom.  Je  parcourais  de  l'œil  les  rayons  d'une  de 
ces  respectables  bibliothèques,  vieux  meubles  de  famille,  où  tant  de  livres  oubliés 
dorment  en  paix  sous  leur  reliure  rouge,  l'uniforme  littéraire  des  deux  derniers 
siècles,  quand  je  tombai  sur  une  rangée  de  douze  petits  volumes  in-dix-huit,  inti- 
tulés :  OEuvres  de  Saint-Evremond.  Le  faites-nous  du  Saint-Evrcvioiid  m'aL\:iH  tou- 
jours intrigué.  Je  fus  curieux  d'avoir  enfin  le  mot  de  cette  littérature  de  gentil- 
homme si  chère  à  Barbin,  près  de  laquelle  le  xyiii*^  siècle  avait  passé  en  l'honorant, 
comme  par  grâce,  d'un  regard  distrait,  et  dont  le  nôtre  ne  s'occupait  déjà  plus.  Il 
faut  le  dire,  le  goiit  un  peu  suspect  du  grand  siècle  en  matière  de  petites  produc- 
tions, et  l'admiration  trop  facile  de  la  cour  de  Louis  XIV,  en  extase  devant  les  son- 
nets de  M.  de  Benserade,  m'avaient  tenu  jusqu'alors  en  garde  contre  la  légitimité 
de  cette  vogue  passagère.  Derrière  Saint- Évremond.  il  semble  presque  qu'on  aper- 
çoive Balzac  et  Voiture,  et,  en  dépit  du  talent  réel  de  ces  deux  rois  du  bel  esprit,  ce 
sont  là  deux  parrains  littéraires  qui  donnent  à  penser.  L'alambiqué  est  passé  de 
mode  à  cette  heure,  et  l'ingénieux  n'a  plus  cours  qu'à  demi,  peut-être  bien  aussi 
parce  que  l'on  en  trouve  la  main  d'œuvre  trop  coûteuse  et  trop  difficile.  Bref,  sur 
la  foi  de  La  Harpe,  qui  parle  de  Saint-Évreniond  de  manière  à  n'engager  personne 
à  le  lire,  et  qui  finit,  en  confrère  dédaigneux,  par  le  proclamer  «  un  homme  de  fort 
bonne  compagnie,  »  je  m'apprêtais  à  feuilleter  en  courant  cette  série  formidable  de 
petits  volumes  :  je  n'eus  pas  besoin  d'aller  loin  pour  changer  d'avis.  Il  y  a  là  cer- 
tainement bien  du  fatras,  pour  nous  servir  de  l'expression  de  La  Harpe;  mais,  en 
mettant  de  côté  le  mauvais,  l'ennuyeux,  et  ce  qui  revient  aux  faiseurs  de  Saint- 
Evrcmond,  il  en  reste  encore  assez  pour  fournir  la  matière  d'une  des  éludes  litté- 
raires les  plus  curieuses  que  puisse  nous  offrir  le  xvii"  siècle. 

Charles  de  Saint  Denys,  sieur  de  Saint-h^vremond,  naquit  à  Saint  Denys-le-Ciuast, 
près  Coutances,  le  \"  avril  1613,  trois  ans  après  la  mort  de  Henri  IV.  C'était  le 


76  SAIIST-ÉVREMOND. 

troisième  des  six  fils  de  Charles  de  Saint-Denys  et  de  Charlotte  de  Rouville,  issus 
tous  deux  des  premières  familles  de  Normandie,  faisant  grande  figure  dans  le  pays, 
et  assez  haut  placés  pour  qu'un  siècle  plus  tard  le  père  Anselme  en  ait  parlé  dans 
son  Histoire  généalogique  et  chronologique  de  la  maison  royale  de  France  et  des 
grands  officiers  de  la  couronne.  Toute  cette  splendeur  ne  devait  guère  profiter  au 
jeune  Charles  de  Saint-Denys,  qui,  avec  son  nom  de  Saint-Évremond,  ou,  comme 
on  prononce  en  Normandie,  Saint -Ébremoni,  tiré  d'une  petite  terre  de  la  baronnie 
paternelle,  n'avait  en  perspective  d'autre  héritage  qu'une  modeste  légitime  de 
10,000  francs  en  argent  et  une  pension  de  200  écus,  <i  ce  qui  est  beaucoup  pour 
un  cadet  de  Normandie,  »  ajoute  avec  le  plus  grand  sang-froid  son  historien  Des- 
maizeaux.  «  Dans  ce  temps-  là,  dit  l'auteur  des  Mémoires  de  Grammont,  était  che- 
valier qui  voulait,  abbé  qui  pouvait,  j'entends  abbé  à  prébende.  »  Saint-Évremond, 
que  dans  sa  famille  on  avait  surnommé  l'Esprit,  fut  jugé  capable  d'être  mieux  que 
cela,  et  pour  l'arracher  h  ces  deux  professions  d'aventuriers,  l'unique  ressource  de 
tant  de  cadets,  on  le  destina  à  la  robe,  qui  dérogeait  moins  en  Normandie  que  par- 
tout ailleurs.  En  conséquence,  à  peine  âgé  de  neuf  ans,  on  l'envoya  commencer  ses 
études  à  Paris,  sous  les  pères  jésuites,  au  collège  de  Clerniont,  aujourd'hui  Louis- 
le-Grand,  où  il  eut  pour  professeur  de  rhétorique  le  père  Canaye,  qu'il  devait  plus 
tard  mettre  en  scène  dans  un  de  ses  plus  ingénieux  écrits.  A  quinze  ans,  Saint- 
Évremond  commençait  son  droit;  mais,  sur  le  point  de  devenir  candidat  sérieux  à 
l'honneur  de  siéger  sur  les  fleurs  de  lys,  une  autre  vocation  se  déclara  chez  le  jeune 
cadet.  Malgré  sa  précocité  intellectuelle,  l'Esprit  ne  se  sentait  pas  fait  précisément 
pour  la  vie  tranquille  et  studieuse  du  magistrat  :  en  même  temps  que  ses  profes- 
seurs le  vantaient  aux  autres  écoliers,  on  parlait  dans  les  salles  d'armes  de  la  hotte 
de  Saint-Évremond.  Bref,  il  ferma  bientôt  les  Inslitutes  et  le  Droit  Coutumier,  et 
remit  joyeusement  à  l'air  son  épée  de  gentilhomme.  C'était  alors  le  temps  du  règne 
de  Richelieu.  En  lutte  à  la  fois  contre  les  protestants,  contre  les  grands  duroyaume, 
contre  l'Autriche,  l'Espagne  et  la  Savoie,  la  fière  et  belliqueuse  érainence  ne  laissait 
point  les  gens  de  guerre  manquer  d'occasions.  Saint-Evremond,  qui  avait  débuté  à 
seize  ans  par  la  fameuse  campagne  de  Savoie,  où  nos  soldats  enlevèrent  à  la  course 
le  redoutable  Pas-de-Suze,  Saint-Ëvremond  fut  nommé  lieutenant  à  dix-neuf  ans. 
Cinq  ans  plus  tard,  on  lui  donna  une  compagnie.  Immédiatement  après  le  siège  de 
Landrecies. 

Tout  ceci  ne  ressemble  guère  à  l'apprentissage  d'un  homme  de  lettres,  et  celui 
qui  eût  annoncé  alors  au  brave  capitaine  des  armées  du  roi  que  la  critique  aurait 
quelque  jour  un  compte  à  régler  avec  lui,  celui-là  l'eût  assurément  trouvé  fort  in- 
crédule. Néanmoins  la  vie  brutale  des  camps  ne  pouvait  absorber  tout  entier  un  es- 
prit si  curieux,  si  ennemi  de  l'exclusion.  Il  arriva  que  cet  écolier  quelque  peu  bret- 
teur  fit  un  soldat  lettré.  Les  vieux  historiens,  les  vieux  philosophes  et  les  vieux 
poètes  avaient  suivi  Saint-Évremond  sous  la  tente,  et  sa  réputation  de  merveilleux 
causeur  groupait  autour  de  lui  les  plus  grands  seigneurs,  qui  le  traitaient  en  ami 
et  en  maître  bien  plutôt  qu'en  cadet  à  deux  cents  écus  de  pension. 

Pendant  ce  temps,  les  années  marchaient;  Richelieu  venait  de  descendre  dans  la 
tombe,  entraînant  bientôt  après  lui  son  pupille  couronné;  la  régence  d'Anne  d'Au- 
triche avait  commencé,  et  les  esprits  respiraient  plus  à  l'aise,  délivrés  du  maître 
impitoyable  qui  depuis  dix-huit  ans  tenait  tout  en  bride.  Des  scènes  nouvelles  se 
préparaient  qui  devaient  achever  l'éducation  pratique  du  jeune  philosophe  en  just- 
aucorps. Mais,  en  attendant  la  fronde,  il  fallait  obéir  quelque  temps  encore  à  Tim- 


SAlINT-KVnEMOND.  77 

pulsion  puissante  imprimée  aux  alFaires  par  le  grand  ministre.  La  période  française 
de  la  guerre  de  trente  ans  arrivait  alors  à  son  moment  décisif.  La  guerre  était 
partout,  aux  Alpes,  aux  Pyrénées,  sur  le  Rhin,  aux  Pays-F3as.  Saint-Kvremond 
n'avait  eu  garde  de  manquer  à  une  pareille  fête.  Il  servait  à  la  frontière  de  Cham- 
pagne, au  poste  d'honneur,  là  où  commandait  un  général  de  vingt-deux  ans,  senti- 
nelle avancée  du  siècle  de  Louis  XIV,  qui  en  était  encore  à  ses  premières  armes  et 
à  son  premier  nom,  et  que  l'on  appelait  alors  le  duc  d'Enghien.  A  tort  ou  à  raison, 
le  futur  grand  Condé  se  piquait  déjà  de  littérature;  il  avait  même  été  tout  récem- 
ment question  à  l'Académie  de  l'appeler  à  remplir  la  place  laissée  vacante  par  la 
mort  du  fondateur.  Avec  cet  instinct  qui  devait  en  faire  un  jour  l'hôte  de  Molière, 
de  Racine,  de  La  Fontaine,  et  l'ami  de  Bossuet,  instinct  peut-être  plus  moral  qu'in- 
tellectuel, le  jeune  duc  vint  droit  à  Saint-Évremond  dans  la  foule.  Pour  l'attacher 
de  plus  près  à  sa  personne,  il  lui  donna  la  lieutenance  de  ses  gardes,  à  laquelle  il 
joignit  une  autre  charge,  peu  compatible  en  apparence  avec  la  première  :  il  lui  con- 
fia la  direction  de  ses  lectures.  La  guerre  donnait  dans  ce  temps  moins  d'embarras 
qu'au  nôtre  à  ceux  qui  la  faisaient.  On  marchait  de  siège  en  siège,  posément,  avec 
mesure,  sans  tout  cet  attirail  d'études  topographiques  dont  s'entoure  aujourd'hui 
l'art  militaire,  sans  ces  préoccupations  continuelles  de  manœuvres  stratégiques  et 
de  marches  forcées  qui  absorbent  les  jours  et  les  nuits  de  nos  capitaines.  Il  ne 
restait  donc  que  trop  de  loisirs  aux  conducteurs  de  ces  armées  peu  exigeantes,  au 
duc  d'Enghien  surtout,  général  au  jour  le  jour,  tout  de  verve  et  de  spontanéité, 
qui  ne  songeait  à  prendre  son  parti  qu'en  face  de  l'ennemi,  tellement  habitué  à 
compter  sur  l'inspiration  du  moment,  qu'il  disait  un  jour  :  c  Ce  que  je  n'ai  pas 
trouvé  au  bout  d'un  quart  d'heure,  je  ne  le  trouverai  de  ma  vie.  »  Ce  n'était  donc 
pas  une  sinécure  que  la  fonction  dont  était  chargé  Saint-Ëvremond,  et  il  la  rem- 
plissait d'une  manière  qui  ne  serait  peut-être  plus  du  goût  de  nos  étals-majors. 
Pour  égayer  les  moments  perdus  de  son  général,  il  lui  expliquait  les  anciens,  en 
homme  de  sens  et  d'intelligence  il  est  vrai,  bien  supérieur  au  commentaire  pédant 
(jui  régnait  alors  dans  le  monde  encore  nombreux  des  savants  en  us.  Lui-même  a 
donné  quelque  part  un  exposé  de  sa  méthode,  qui  indique  un  esprit  plus  en  avance 
sur  son  siècle  que  ne  l'ont  laissé  croire  certains  juges  littéraires  mal  disposés  en  sa 
faveur.  «  Je  n'aime  pas,  écrivait-il  bien  longtemps  après  au  maréchal  de  Créqui,  je 
n'aime  pas  ces  gens  doctes  qui  emploient  toute  leur  étude  à  restituer  un  passage 
dont  la  restitution  ne  nous  plaît  en  rien.  Ils  font  un  mystère  de  savoir  ce  qu'on 
jiourrait  bien  ignorer,  et  n'entendent  iias  ce  qui  mérite  véritablement  d'être  en- 
tendu  Dans  les  histoires,  ils  ne  connaissent  ni  les  hommes  ni  les  affaires  :  ils  rap- 
portent tout  à  la  chronologie  ;  et  pour  nous  pouvoir  dire  quelle  année  est  mort  un 
consul,  ils  négligeront  de  connaître  son  génie  et  d'apprendre  ce  qui  s'est  fait  sous 
.son  consulat.  Cicéron  ne  sera  jamais  pour  eux  qu'un  faiseur  d'urciisons.  César  qu'un 
faiseur  de  commentaires.  Le  consul,  le  général,  leur  échappent  :  le  génie  qui  anime 
leurs  ouvrages  n'est  point  aperçu,  et  les  choses  essentielles  qu'on  y  traite  ne  sont 
point  connues    » 

Ce  fut  ainsi  que  Saint-Évremond  lit  la  campagne  de  Rocroy,  moitié  lieutenant, 
moitié  secrétaire  du  prince,  philosophant  de  compagnie  avec  le  duc  dans  l'iuler- 
valle  de  deux  rencontres,  et  commentant  César,  son  épée  entre  les  jambes. 

De  retour  à  Paris,  il  fit  enfin  le  premier  pas  dans  la  carrière  des  lettres,  mais  par 
manière  de  passe-temps,  pour  se  divertir  lui  et  ses  amis,  sans  la  moindre  préten- 
tion au  titre  d'auteur,  en  homme  au  contraire  qui  défendait  la  langue  des  honnêtes 


78  SALNT-EVREMOND. 

yens  contre  celle  des  écrivains  de  niélier.  Bientôt  il  courut  par  la  ville  une  satire 
manuscrite  intitulée  :  Comédie  des  Académistcs  pour  la  réformation  de  la  langue 
française.  Alors  comme  aujourd'hui,  le  fauteuil  académique  était  le  point  de  mire 
des  moqueurs  et  des  plaisants,  quoique  pour  d'autres  raisons.  Notre  Académie  à 
nous,  race  d'enfants  en  révolte  qui  se  prétendent  émancipés,  n'a  plus  guère  qu'une 
vie  de  convention.  En  dehors  des  représentations  quasi  solennelles  qu'elle  donne 
encore  de  temps  à  autre,  son  rôle  est  de  peu  d'importance;  et  si  elle  s'avisait  d'é- 
lever la  voix,  fût-ce  pour  hasarder  un  conseil,  elle  prêcherait  à  coup  sûr  dans  le 
désert,  maintenant  qu'il  n'est  plus  si  petit  auteur  qui  ne  dise  ne  relever  que  de 
Dieu  et  de  sa  plume,  quand  plume  il  y  a,  et  encore  Dieu  n'est-il  pas  toujours  de  la 
partie  !  Mais,  du  temps  des  acadéniistes ,  fraîchement  éclose  de  dessous  la  robe  rouge 
de  Richelieu,  dans  toute  la  verdeur  d'une  institution  nouvelle,  et  fière  encore  d'avoir 
soumis  le  Cid  à  sa  férule,  l'Académie  régentait  le  Parnasse  avec  la  morgue  et  la 
raideur  d'un  tribunal  sans  appel.  Elle  donnait  le  mot  d'ordre  à  l'hôtel  Rambouillet, 
qui  l'aidait  à  >•  purger  le  langage,  "  et  ses  décisions,  colportées  de  ruelles  en 
ruelles,  étaient  autant  d'arrêts  contre  celte  pauvre  langue  de  Rabelais,  de  Bran- 
tôme et  de  Montaigne,  qui,  laissant  aller  chaque  jour  quelque  débris  de  ses  grâces 
et  de  sa  naïveté  gauloises,  s'apprenait  à  se  tenir  bien  droite  et  bien  majestueuse 
pour  recevoir,  en  grande  dame,  le  grand  siècle  et  le  grand  roi. 

L'audacieuse  satire  des  Académistcs  attaquait  de  front  la  phalange  réformatrice, 
et  le  strict  incognito  que  gardait  l'auteur  aiguillonnait  encore  la  curiosité  publique, 
déjà  piquée  au  vif  par  un  vers  franc  d'allure,  une  raillerie  pleine  à  la  fois  de  sens 
et  de  sel,  par  je  ne  sais  quel  air  cavalier  qui  donnait  une  tournure  originale  à  toute 
la  pièce.  Les  uns  l'attribuèrent  au  compte  d'Ellan,  d'autres  à  Saint-Amand,  acadé- 
micien lui-même,  avec  son  rôle  dans  la  pièce,  mais  académicien  sans  ferveur,  qui 
commence  par  trouver  tout  mauvais,  et  qui  n'entre  en  scène  que  pour  troubler  la 
séance.  »  Quelques  autres  m'ont  assuré,  dit  Pélisson  dans  son  Histoire  de  l'Aca- 
démie, qu'elle  était  d'un  gentilhomme  normand  nommé  M.  de  Saint-Évremond.  » 

Il  ne  faut  pas  juger  la  comédie  des  Académistes  du  point  de  vue  scénique.  Elle 
ne  fut  jamais  destinée  au  théâtre.  Ce  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  satire  dialoguée,  ou 
plutôt  une  série  de  dialogues  satiriques,  allant  au  hasard,  sans  action,  sans  intrigue, 
sans  autre  lien  entre  eux  que  le  fond  même  du  sujet.  Celle  forme  dialoguée  lui  a 
valu  l'honneur  d'un  litre  aujourd'hui  lourd  à  porter,  dont  alors  le  sens  et  la  valeur 
n'avaient  pas  encore  reçu  de  la  langue  une  sanction  délinilive;  mais,  ceci  reçu,  on 
trouvera  peut-être  que,  comme  écrivain  et  même  comme  critique,  il  y  a  quelque 
gloire  à  avoir  fait,  en  se  jouant,  bien  avant  Boileau,  des  vers  tels  que  ceux-ci,  par 
exemple  : 

SAINT-AMAND. 

Oui,  mais  je  u'aime  pas  que  monsieur  de  Godcau, 
Exceplé  ce  qu'il  fait  ne  trouve  rien  de  beau  ; 
Qu'un  fal  de  Chapelain  aille,  en  chaque  ruelle, 
U'un  ridicule  ton  réciter  sa  Pucelle, 
Ou  que,  dur  et  contraint  en  ses  vers  amoureux, 
Il  fasse  un  sot  portrait  de  l'objet  de  ses  vœux  ; 
Que  son  esprit  stérile  el  sa  veine  forcée 
Produisent  de  grands  mots  qui  n'ont  sens  ni  pensée, 
.le  voudrais  que  Gombaud,  TEsloile  ut  Collelct, 
En  prose  comme  eu  vers  eussent  un  peu  mieux  fait; 


SAINT-ÉVREMOND.  79 

Que  des  Amis  Rivaux  Bois-Robert  ayant  honte 
Revînt  à  son  talent  de  faire  bien  un  conte. 

La  scène  suivante  appartient  à  l'histoire  littéraire  par  un  rapprochement  que 
personne  ne  s'avisera  de  contester,  et  pourtant  je  ne  sache  pas  d'édition  de  Molière 
où  l'on  ait  eu  l'idée  de  la  mettre  en  regard  de  la  fameuse  scène  de  Trissoliu  et  de 
Vadius,  qu'elle  a  précédée  de  trente  ans. 

GODEAU 

Itonjour,  cher  Colletcl. 

coLLETEï  se  jette  à  genoux. 

Grand  évêquc  de  Grasse, 
Dites-moi,  s'il  vous  plaît,  comme  il  faut  que  je  fasse  : 
Ne  dois-je  pas  baiser  votre  sacré  talon  ? 

GODE.iC. 

Nous  sommes  tous  égaux,  étant  fils  d'Apollon. 
Levez-vous,  Colletel. 

COLLETET. 

Votre  magnificence 
Me  permet,  monseigneur,  une  telle  licence? 

GODEAU. 

Rien  ne  saurait  changer  le  commerce  entre  nous  : 
Je  suis  évêque  ailleurs,  ici  Godeau  pour  vous. 

COLLETET. 

Très-révérend  seigneur,  je  vais  donc  vous  complaire. 

GODEAU. 

Attendant  nos  messieurs,  que  nous  faudrait-il  faire? 

COLLETET. 

Je  suis  prêt  d'obéir  à  votre  volonté. 

Ce  ne  sont  jusqu'ici  que  les  politesses  préliminaires.  La  différence  de  rang  entre 
\es  deux  enfants  d'ApoIloji,  la  condescendance  proiectrice  du  grand  cvêquc,  l'em- 
pressement servile  de  l'humble  CoUetet,  qui  courbe  jusqu'à  terre  sou  échine 
crottée,  composent  peut-être  une  donnée  plus  comique  au  fond  que  la  familiarité 
complaisante  des  deux  pédants  de  Molière,  qui  se  grattent  tranquillement  à  tour 
de  rôle,  de  prime-abord  et  du  même  air. 

Godeau  s'empare  ensuite  majestueusement  de  la  parole  : 

Oh  bien!  seul  avec  vous  ainsi  que  je  me  voi, 
Je  vais  prendre  le  temps  de  vous  parler  de  moi. 
Avez -vous  vu  mes  vers? 

El  le  voilà  qui  entonne  son  propre  éloge,  laissant  à  peine  à  CoUetet  le  temps 
d'approuver.  Mais  le  pauvre  diable  se  lasse  à  la  un  de  laisser  traîner  son  admira- 
lion  à  la  remorque,  au  profit  exclusif  de  son  interlocuteur.  Pour  varier  le  discours, 
il  essaie  à  son  tour  de  le  mettre  à  la  première  personne.  L'autre,  qu'on  interrompt 
brusquement,  change  aussitôt  de  ton.  Ce  n'est  point  par  une  méprise  que  se  fait  la 
rupture,  et  la  marche  n'en  est  que  plus  naturelle. 


80  SAIÎMT-EVREMOND. 

COLLETET. 

Mais,  sans  parler  de  moi  trop  à  mon  avantage, 
Suis-jc  pas,  monseigneur,  assez  grand  personnage? 

GODEAU. 

Collclel,  mon  ami,  vous  ne  faites  pas  mal. 

COLLETET. 

Moi,  je  prétends  traiter  tout  le  monde  d'égal, 
En  matière  d'écrits  :  le  bien  est  autre  chose; 
De  richesse  et  de  rang  la  Fortune  dispose. 
Que  pourriez-vous  encor  reprendre  dans  mes  vers? 

GODEAU. 

CoUetet,  vos  discours  sont  obscurs  ci  couverts. 

COLLETET. 

11  est  certain  que  j'ai  le  style  magnifique. 

GODEAU. 

CoUelet  parle  mieux  qu'un  homme  de  boutique. 

COLLETET. 

Ah!  le  respect  m'échappe.  Et  mieux  que  vous  aussi. 

GODEAU . 

Parlez  bas,  Collelet,  quand  vous  parlez  ainsi. 

COLLETET. 

C'est  vous,  monsieur  Godeau,  qui  me  faites  oulrag(!. 

GODEAU. 

Voulez-vous  me  contraindre  à  louer  votre  ouvrage  ? 

COLLETET. 

.l'ai  bien  loué  le  vôtre. 

GODEAU. 

Il  le  méritait  bien. 

COLLETET. 

,1e  le  trouve  fort  plat,  pour  ne  vous  celer  rien . 

GODEAU. 

Si  vous  en  parlez  mal,  vous  êtes  en  colère 

COLLETET. 

Si  j'en  ai  dit  du  bien,  c'était  pour  vous  complaire. 

GODEAU. 

CoUetct,  je  vous  trouve  un  gentil  violon. 

COLLETET. 

Nous  somrnes  tons  égaux,  étant  fils  d'Apollon. 

GODEAU. 

Vous,  enfant  d'Apollon'.  Vous  n'êtes  qu'une  bête. 

COLLETET. 

El  vous,  monsieur  Godeau,  vous  me  rompez  la  lélc. 


SAINT-ÉVREMOND.  Ki 

Certaineiuent  personne  n'ira  prétendre  que  la  scène  des  Femmes  Savantes  ait 
été  ce  qui  s'appelle  copiée  sur  celle-ci.  A  les  comparer  vers  par  vers,  elles  n'ont 
rien  de  commun  en  a|)pareuce,  et  cependant  il  est  bien  clair  que  l'une  contenait 
l'autre  en  germe.  Molière  avait  eu  connaissance  assurément  de  la  comédie  des 
Àcadcmistcs,  qui  était  encore  célèbre  de  son  temps,  et,  sans  lui  faire  injure,  on 
peut  dire  qu'en  dévelop|)ant  plus  savamment  l'idée  qu'il  emprunte,  il  n'écrase 
point  pourtant  son  modèle. 

Citons  encore  l'arrèl  si  gravement  comique  qui  résume  les  débals  grannnaticau\ 
de  la  docte  assemblée,  et  dans  lequel  le  malin  critique  a  trouvé  moyen  de  lancer  à 
chacun  son  trait,  dans  la  langue  la  plus  souple  et  la  plus  élégante. 


Grâce  à  Dieu,  compagnons,  la  divine  assemblée 
A  si  bien  travaillé,  que  la  langue  est  réglée. 
Nous  avons  retranché  ces  durs  et  rudes  mots 
Qui  semblent  introduils  par  les  barbares  Golhs; 
Et  s'il  en  reste  aucun  en  faveur  de  l'usage. 
Il  fera  désormais  un  mauvais  personnage. 
Or,  qui  fil  l'important,  déchu  de  tous  honneurs. 
Ne  pourra  plus  servir  qu'à  de  vieux  raisonneurs  ; 
Combien  que,  pour  ce  que,  font  un  son  incommode, 
Et  d'autant  et  parfois  ne  sont  plus  à  la  mode. 
Il  consie,  il  nous  appert,  sont  ternies  de  barreau; 
Mais  le  plaideur  françois  aime  un  air  plus  nouveau. 
//  appert  étoil  bon  pour  Cujas  et  Barthole  ; 
//  conste  ira  trouver  le  parlement  de  Dole, 
Où,  malgré  sa  vieillesse,  il  se  rendra  commun 
Par  les  graves  discours  de  l'orateur  Le  Brun. 
Du  pieux  Chapelain  la  bonté  paternelle 
Peut  garder  son  tombeau  pour  sa  propre  Pucelle. 
Aux  stériles  esprits,  dans  leur  fade  entretien. 
On  permet  à  ravir,  lequel  n'exprime  rien. 

Certes,  à  lire  ces  vers,  on  est  tenté  de  regretter  que  celui  qui  les  a  écrits  n'ait 
pas  été  le  fds  d'un  petit  greflîer  ou  d'un  pauvre  drapier  des  halles,  comme  d'autres 
plus  heureux  que  lui,  et  que  d'un  jeu  il  n'ait  pas  été  obligé  de  faire  une  occupation 
sérieuse.  Nous  ne  serions  pas  réduit,  à  l'heure  qu'il  est,  à  le  prendre  pour  sujet 
d'une  étude  de  découvertes,  et  de  nos  vieux  classiques  ce  serait,  à  coup  sûr,  un  de 
ceux  qui  se  ferait  accepter  le  mieux  des  écoles  nouvelles. 

Mais  à  chacun  son  lot  dans  ce  monde.  Pendant  que  les  éditions  à  la  main  de  la 
comédie  des  Académistes  se  multipliaient  dans  le  public,  le  gentilhomme  auteur 
était  déjà  loin.  Il  avait  suivi  le  duc  d'Enghien  sur  les  bords  du  Rhin,  et  prenait  lar- 
gement sa  part  de  ces  campagnes  glorieuses  qui  devaient  achever  l'œuvre  exté- 
rieure de  Richelieu.  A  Nordlingen,  Saint-Évremond,  placé  à  la  tète  de  son  esca- 
dron, juste  au  pied  d'une  éminence  qu'occupaient  les  ennemis,  y  soutint  sans 
broncher,  pendant  trois  heures,  le  feu  de  leur  monsquelerie  et  d'une  batterie  de 
quatre  pièces  de  campagne.  Presque  tout  son  monde  y  resta  ;  lui-même  fut  atteint 
au  genou  gauche  d'un  coup  de  fauconneau  qui  le  laissa  près  de  six  semaines  entre 
la  vie  et  la  mort.  A  peine  remis  sur  pied,  il  devint  garde-malade  à  son  tour.  Le 
duc  d'Enghien  ayant  été  forcé  de  prendre  le  lit,  à  la  suite  des  fatigues  de  la  cani- 


<S2  SAINT-ÉvnEMOND. 

pagne,  Saint-Évreniond  berça  sa  convalescence  avec  des  lectures  moins  sérieuses 
cette  fois  que  les  autres. Pantagruel  et  Gargantua  en  firent  d'abord  les  frais;  mais 
le  langage  parfois  plus  que  populaire  du  curé  de  Meudon  n'allait  pas  toujours 
à  l'oreille  princière  du  grand  Condé,  et  le  lecteur  intelligent  se  rabattit  sur 
Pétrone,  débauché  de  cour  dont  le  succès  ne  fut  pas  douteux. 

Quatre  années  s'écoulèrentainsi  au  bout  desquelles  cette  double  fraternité  d'armes 
et  de  lettres  entre  le  prince  de  la  maison  de  Bourbon  et  le  cadet  normand  vint 
tout  à  coup  à  se  rompre  d'une  façon  assez  bizarre,  a  M.  le  prince,  dit  Desmaiseaux, 
se  plaisait  à  chercher  le  ridicule  des  hommes,  et  il  s'enfermait  souvent  avec  le 
comte  de  Miossens  et  M.  de  Saint-Évremond,  pour  partager  avec  eux  ce  plaisir.  Un 
jour,  ces  messieurs  sortant  d'une  de  ces  conversations  satiriques,  il  échappa  à 
M.  de  Saint-Évremond  de  demander  à  M.  de  Miossens  s'il  croyait  que  son  altesse, 
qui  aimait  si  fort  à  découvrir  le  ridicule  des  autres,  n'eût  pas  elle-même  son  ridi- 
cule, et  ils  convinrent  que  celte  passion  de  chercher  le  ridicule  des  autres  lui  don- 
nait un  ridicule  d'une  espèce  toute  nouvelle.  Cette  idée  leur  parut  si  plaisante, 
qu'ils  ne  purent  résister  à  la  tentation  de  s'en  divertir  avec  leurs  amis.  M.  le  prince 
en  fut  informé,  et  donna  bientôt  des  marques  de  son  ressentiment.  Il  ôta  à  M.  de 
Saint-Évremond  la  lieutenance  de  ses  gardes,  et  ne  voulut  plus  avoir  de  liaison 
avec  le  comte  de  Miossens.  » 

Celui-ci  prit  bientôt  sa  revanche.  Deux  ans  après,  servant  à  la  fois  sa  rancune 
et  celle  du  Mazarin,  il  se  chargea  d'arrêter  Condé  et  son  frère,  et  les  emmena 
prisonniers  au  donjon  de  Vincennes.  Quant  à  Saint-Évremond,  il  alla  retrouver 
tranquillement  le  manoir  paternel,  en  Normandie,  où  il  arriva  juste  à  temps  pour 
assister  aux  premiers  troubles  de  la  fronde.  Nul  ne  semblait  devoir  faire  nn  meil- 
leur frondeur  que  ce  caustique  gentilhomme  dont  la  raillerie  indépendanle  venait 
de  narguer  jusqu'au  pied  de  sa  tente  le  vainqueur  de  Roeroy,  de  Fribourg  et  de 
Lens  ;  les  meneurs  du  parti  songèrent  donc  à  le  gagner  dès  l'abord. 

Mais  Saint-Évremond  n'était  pas  seulement  un  homme  d'esprit.  Ce  qui  dominait 
surtout  dans  cette  nature  fine  et  mordante,  c'était  un  admirable  bon  sens  que  rien 
n'influençait,  ni  l'opinion,  ni  l'entourage,  et  qui  allait  vile  au  fond  des  choses. 
Aussi  ne  prit-il  pas  un  moment  au  sérieux  celte  grande  mystification  de  la  fronde, 
qui  avait  peut-être  un  sens  dans  les  rues  de  Paris,  où  la  foule,  nn  peu  à  l'aventure 
il  est  vrai,  avait  accepté  pour  drapeau  le  rochet  brodé  d'un  Brulus  petit  maître 
et  tonsuré,  mais  non  dans  les  rangs  de  celte  noblesse  étourdie  jouant  à  la  révolte, 
en  Normandie,  à  la  suite  du  duc  de  Longueville.  Cette  soi-disant  émancipation  de 
la  noblesse,  cette  dernière  convulsion  de  la  féodalité  expirante,  comme  nous  disons 
nous  autres,  n'inspira  au  cadet  de  Saint-Denys  qu'un  fou  rire  qu'il  satisfit  tout  à 
l'aise  en  écrivant  sa  satire  intitulée  :  Retraite  du  duc  de  Longueville  en  Normandie. 
L'arme  nationale  du  ridicule  a  i-arement  été  maniée  avec  autant  d'adresse  et  de 
bonheur  que  dans  ce  petit  pamphlet  de  seize  pages,  à  la  hauteur,  pour  le  fond 
comme  pour  la  forme,  de  la  Satire  Ménippée.  Le  duc  de  Longueville  se  décide  à 
venir  haranguer  les  conseillers  du  parlement  de  Rouen,  après  avoir  fait  toutefois 
observer  par  précaution,  du  haut  d'une  tour,  la  contenance  du  peuple.  Le  peuple 
est  tout  à  la  joie;  le  parlement  entraîné  promet  autant  d'arrêts  que  l'on  voudra, 
sans  rien  examiner,  sous  la  condition  qu'on  supprimera  le  semestre,  et  le  duc,  en 
attendant  Tannée  qu'il  aura,  ne  songe  plus  qu'à  en  distribuer  les  charges.  Ici  se 
déroule  une  suite  de  malins  croquis,  dessinés  tous  de  main  de  maître.  Varicarville, 
l'esprit  fort,  se  refuse  d'abord  à  tout  emploi,  «  ayant  appris  de  son  Rabbi  que,  pour 


SAINT-ÉVREMOM).  80 

bien  entendre  le  vieux  Testament,  il  y  faut  une  application  entière,  et  même  so 
réduire  à  no  manger  que  dos  herbes,  pour  se  dégager  de  toute  vapeur  grossière.  » 
Il  accepte  pourtant  le  soin  de  la  police,  o  Mais,  comme  il  arrive  toujours  cent 
malheurs,  il  avait  oublié  à  Paris  un  manuscrit  du  comte  Maurice,  dont  il  eût  tiré 
(le  grandes  lumières  pour  l'artillerie  et  pour  les  vivres,  ce  qui  fut  cause  vraisem- 
blablement qu'il  n'y  eut  ni  munitions  ni  pain  dans  celle  armée-là.  »  Saint-lbal  ne 
demande  que  l'honneur  de  faire  entrer  les  ennemis  en  France;  on  lui  répond  que 
messieurs  les  généraux  de  Paris  se  le  réservent.  Pour  le  comte  de  Ficsque,  il  obtient 
c  une  commission  particulière  pour  les  enlèvements  de  quartier  et  autres  exploits 
brusques  et  soudains,  dont  la  résolution  se  peut  prendre  en  chantant  un  air  de  la 
Rarre,  et  dansant  un  pas  de  ballet.  »  Il  y  a  là  aussi  un  certain  marquis  d'Heclot. 
qui  se  fait  donner  le  commandement  de  la  cavalerie,  «  parce  qu'il  était  mieux 
monté  que  les  autres,  qu'il  était  environ  de  l'âge  de  M.  de  Nemours  lorsqu'il  la 
commandait  en  Flandre,  et  qu'il  avait  une  casaque  en  broderie  toute  pareille  à  la 
sienne.  »  Sur  la  même  ligne  se  placent  Hanerie  et  Caumenil,  qui  réclament  la 
charge  de  maréchaux  de  camp,  «  Hanerie,  fondé  sur  ce  qu'il  avait  pensé  être 
enseigne  des  gendarmes  du  roi;  Caumenil,  sur  ce  qu'il  s'en  était  peu  fallu  qu'il 
n'eût  été  mestre  -de-camp  du  régiment  de  Monsieur,  n  Campion  demande  seulement 
à  être  maréchal  de  bataille,  «■  pour  apprendre  le  métier,  avouant  ingénument  qu'il 
ne  le  savait  pas;  n  Boucaule  de  même.  «  Il  ne  pouvait  pas  dire  qu'il  eût  jamais 
vu  d'armée,  mais  il  alléguait  qu'il  avait  été  chasseur  toute  sa  vie,  et  que,  la  dutssc 
étant  une  image  de  la  guerre,  selon  Machiavel,  quarante  ans  de  chasse  valaient 
pour  le  moins  vingt  campagnes.  Il  voulut  être  maréchal  de  camp,  et  il  le  fut,  i. 

Sans  chercher  à  quitter  le  terrain  de  la  critique  littéraire,  observons  en  passant, 
à  titre  de  rapprochement  historique,  qu'hier  encore  les  derniers  rassemblements 
de  nos  gentilshommes  de  l'Ouest,  aussi  inoffensifs,  à  vrai  dire,  que  ceux  de  16i9, 
offraient  presque  le  pendant  de  ce  tableau  si  comiquement  vrai.  Au  témoignage  de 
quelques  hommes  de  sens  entraînés  là  par  une  de  ces  religions  qui  discutent  rare- 
ment, et  jamais  qu'après,  on  ne  trouvait  que  des  généraux  ;  les  plus  modestes  se 
faisaient  officiers,  toujours  en  raison  de  l'axiome  de  Machiavel,  si  ingénieusement 
appliqué  par  Boucaule.  Au  surplus,  l'écrivain  du  xvii^  siècle  a  parfaitement  saisi  le 
côté  général  des  ridicules  qu'il  avait  sous  les  yeux,  et,  laissant  de  côté  la  joyeuse 
raillerie,  il  donne  en  terminant,  avec  une  gravité  empreinte  de  tristesse  véritable, 
le  dernier  mot  de  toutes  les  frondes  passées,  présentes  et  futures,  c  Je  me  tiens 
heureux,  dit-il,  d'avoir  acquis  la  haine  de  tous  ces  mouvements-là,  plus  par  obser- 
vation que  par  ma  propre  expérience.  C'est  un  métier  pour  les  sots  et  pour  les 
malheureux,  dont  les  honnêtes  gens  et  ceux  qui  se  trouvent  bien  ne  se  doivent  point 
mêler.  Les  dupes  viennent  là  tous  les  jours  en  foule;  les  proscrits,  les  misérables 
s'y  rendent  des  deux  bouts  du  monde  :  jamais  tant  de  générosité  sans  honneur, 
jamais  tant  de  beaux  discours  et  si  peu  de  bon  sens;  jamais  tant  de  desseins  sans 
actions,  tant  d'entreprises  sans  elfets;  toutes  imaginations,  toutes  chimères  ;  rien 
de  véritable,  rien  d'essentiel  que  la  nécessité  et  la  misère.  »  Croyez-vous  bien  que 
ceci  ne  soit  pas  de  la  philosophie  à  l'usage  de  notre  temps?  Et  que  dites-vous  de 
cet  homme  de  furt  bonne  compagnie,  qui  trouve  au  bout  de  sa  plume  un  pareil 
enseignement  et  dans  une  langue  comme  celle-là? 

La  première  fronde  apaisée,  les  hauteurs  de  Condé  en  suscitèrent  bientôt  une 
seconde,  et  Saint-Évremond,  cette  fois,  ne  se  déclara  pas  seulement  le  champion 
littéraire  de  la  cour.  Pendant  que  son  ami  Miossens  le  vengeait  à  Yincennes  d'une 


8i  SAINT-EVREMOND. 

plaisanterie  mal  prise,  il  marchait  avec  l'armée  royale  en  Normandie,  contre  ces 
mêmes  gentilshommes  qu'il  avait  mis  si  plaisamment  en  scène.  Au  mois  de  sep- 
tembre 1652,  il  reçut,  en  récompense  de  son  zèle,  un  brevet  de  maréchal  de  camp, 
suivi  le  lendemain  d'une  pension  de  5,000  livres.  Il  servit  ensuite  avec  son  ami 
M.  de  Caudale,  le  Ois  du  duc  d'Ëpernon,  puis  en  Flandre,  sous  les  ordres  du  ma- 
réchal d'Hocquincourl,  et,  chemin  faisant,  il  exerçait  sa  verve  de  droite  et  de 
gauche,  en  Jionnête  homme  qui  prenait  ses  ébattements,  jetant  son  rire  de  tous  les 
jours  sur  le  papier,  sans  autre  but  que  d'en  faire  part  à  ses  amis.  Ce  fut  ainsi  qu'il 
6t  la  Conversation  du  maréchal  d'Hocquincourl  avec  le  j}ère  Canaye ,  écrite  au 
sortir  d'un  dîner  chez  le  maréchal. 

Déjà  avait  commencé  la  grande  querelle  des  jésuites  et  des  jansénistes,  et,  bien 
loin  derrière  ceux-ci,  pointait  la  secte  anathématisée  des  esprits  forts;  entre  les 
trois,  le  gros  des  gens  de  qualité  manœuvrait  au  hasard,  promenant  une  foi  cava- 
lière, peu  d'accord,  la  plupart  du  temps,  avec  les  idées  qu'on  se  forme  volontiers 
du  grand  siècle.  Nul  ne  l'a  mieux  vu,  ni  surtout  mieux  rendu  que  Saint-Évremond, 
et  cette  bluette  de  gentilhomme  bel  esprit  est,  à  coup  sûr,  une  des  pages  les  plus 
instructives  de  notre  histoire  religieuse.  »  A  qui  parlez-vous  des  esprits  forts,  dit 
le  maréchal,  et  qui  les  a  connus  mieu.x  que  moi?  Bardouville  et  Saint-lbal  ont  été 
les  meilleurs  de  mes  amis.  Ce  furent  eux  qui  m'engagèrent  dans  le  parti  de  mon- 
sieur le  comte,  contre  le  cardinal  de  Richelieu.  Si  j'ai  connu  les  esprits  forts!  Je 
ferois  un  livre  de  tout  ce  qu'ils  ont  dit.  Bardouville  mort,  et  Saint-lbal  retiré  en 
Hollande,  je  fis  amitié  avec  La  Frette  et  Sauvebœuf.  Ce  n'étoient  pas  des  esprits, 
mais  de  braves  gens.  La  Frette  étoit  un  brave  homme  et  fort  mon  ami.  Je  pense 
avoir  assez  témoigné  que  j'élois  le  sien  dans  la  maladie  dont  il  mourut.  Je  le  voyois 
mourir  d'une  petite  lièvre,  comme  auroit  pu  faire  une  femme,  et  j'enrageois  de 
voir  La  Frette,  ce  La  Frette  qui  s'étoit  battu  contre  Bouteville,  s'éteindre  ni  plus 
ni  moins  qu'une  chandelle.  Nous  étions  en  peine,  Sauvebœuf  et  moi,  de  sauver  l'hon- 
neur à  notre  ami,  ce  qui  me  fit  prendre  la  résolution  de  le  tuer  d'un  coup  de  pis- 
tolet, pour  le  faire  périr  en  homme  de  cœur.  Je  lui  appuyois  le  pistolet  sur  la  tète, 
quand  un  b....  de  jésuite,  qui  étoit  dans  la  chambre,  me  poussa  le  bras  et  détourna 
le  coup.  Cela  me  mit  dans  nne  si  grande  colère  contre  lui,  que  je  me  fis  jansé- 
niste. »  Mais  voilà  notre  janséniste  qui  devient  amoureux  de  M""'  de  Montbazon. 
«  Il  y  avoit  toujours  auprès  d'elle  un  certain  abbé  de  Rancé,  un  petit  janséniste, 
qui  lui  parloit  de  la  grâce  devant  le  monde,  et  l'entretenoit  de  toute  autre  chose 
en  particulier.  Cela  me  fit  quitter  le  parti  des  jansénistes.  Auparavant  je  ne  perdois 
pas  un  sermon  du  père  Desmares,  et  je  ne  jurois  que  par  messieurs  de  Port-Royal. 
J'ai  toujours  été  à  confesse  aux  jésuites  depuis  ce  temps-là,  et  si  mon  fils  a  jamais 
des  enfants,  je  veux  qu'ils  étudient  au  collège  de  Clermont,  sur  peine  d'être  dés- 
hérités. » 

Quant  aux  esprits  forts,  le  brave  maréchal  ne  saurait  dire  pourquoi  il  les  a  quittés. 
<i  Je  ne  l'ai  que  trop  aimée,  la  philosophie,  dit  le  maréchal,  je  ne  l'ai  que  trop  aimée, 
mais  j'en  suis  revenu,  et  je  n'y  retourne  pas.  Un  diable  de  philosophe  m' avoit  tel- 
lement embrouillé  la  cervelle  de  premiers  parents,  de  pomme,  de  serpent,  de  pa- 
radis terrestre  et  de  chérubins,  que  j'étois  sur  le  point  de  ne  rien  croire.  Le  diable 
m'emporte  si  je  croyois  rien.  Depuis  ce  temps-là  je  me  ferois  crucifier  pour  la  re- 
ligion. Ce  n'est  pas  que  j'y  voye  plus  de  raison,  au  contraire,  moins  que  jamais  ; 
mais  je  ne  saurois  que  vous  dire,  je  me  ferois  crucifier  sans  savoir  pourquoi.  » 
A  côté  de  cette  figure  insoucieuse  et  quelque  peu  brutale,  celle  du  père  Canaye, 


SAINT-EVREMONU.  bh 

l'œil  au  ciel,  et  sur  les  lèvres  un  sourire  éternel,  à  travers  toutes  les  épreuves  où  le 
l'ont  passer  les  boutades  du  vieux  seigneur,  forme,  par  le  contraste,  un  tableau  de 
genre  achevé.  Cetle  scène  délicieuse,  dans  sa  férocité  naïve,  où  le  malencontreux 
jésuite  intervient  si  fort  à  propos,  n'a  rien  qui  le  déconcerte.  »  Remarquez-vous, 
monseigneur,  remarquez -vous  comme  Satan  est  toujours  aux  aguets  :  Circuit  quœ- 
rcns  quem  devorct?  Vous  concevez  un  petit  dépit  contre  nos  pères,  il  se  sert  de 
cette  occasion  pour  vous  surprendre,  pour  vous  dévorer,  pis  que  dévorer,  pour  vous 
faire  janséniste.  Vicfilate,  vigilate;  on  ne  sauroit  être  trop  en  garde  contre  l'en- 
nemi du  genre  humain.  »  Le  bon  père  veut  ensuite  persuader  à  son  terrible  hôte 
qu'il  n'a  pas  convoité  lapins  belle  du  vionde  (1).  Le  maréchal,  qui  n'a  pas  appris 
dans  les  ruelles  «  à  aimer  comme  un  sot,  «  et  qui  tient  à  l'en  convaincre,  saisit  un 
couteau  :  «  Voyez-vous,  dit-il,  si  elle  m'avoit  commandé  de  vous  tuer,  je  vous  au- 
rois  enfoncé  le  couteau  dans  le  cœur,  j  Étourdi  par  cette  argumentation  peuscolas- 
lique,  le  père  se  laisse  aller  à  la  peur,  en  présence  du  couteau  qui  demeure  toujours 
levé  :  «  Il  s'éloignoit  insensiblement  du  maréchal  par  un  mouvement  de  fesse  im- 
perceptible. 11  Mais  il  se  remet  bientôt  en  selle.  Quancî  vient  l'épisode  de  l'abbé  de 
Rancé  :  «Oh!  que  les  voies  de  Dieu  sont  admirables!  s'écrie-t  il.  Que  le  secret  de  sa 
justice  est  profond  !  Un  petit  coquet  de  janséniste  poursuit  une  dame  à  qui  mon- 
.seigneur  vouloit  du  bien.  Le  Seigneur  miséricordieux  se  sert  de  la  jalousie  pour 
mettre  la  conscience  de  monseigneur  entre  nos  mains.  Jlinibilia  jadicia  tua.  Do- 
mine. »  Le  triomphe  du  saint  homme  est  complet,  à  cette  bizarre  déclaration  de 
foi  de  l'ancien  esprit  fort,  tout  prêt  maintenant  à  se  faire  crucifier  pour  la  religion 
sans  savoir  pourquoi.  «  Tant  mieux,  monseigneur,  reprit  le  père  d'un  ton  de  nez 
fort  dévot,  tant  mieux,  ce  ne  sont  point  mouvements  humains,  cela  vient  de  Dieu. 
Point  de  raison!  c'est  la  vraie  religion  cela.  Point  de  raison!  Que  Dieu  vous  a  fait, 
monsieur,  une  belle  grâce!  Estolo  sicut  infantes;  soyez  comme  des  enfants.  Les  en- 
fants ont  encore  leur  innocence,  et  pourquoi?  parce  qu'ils  n'ont  point  de  raison. 
Beati  puupcres  spiritu  ;  bienheureux  les  pauvres  d'esprit,  ils  ne  pèchent  point.  La 
raison?  c'est  qu'ils  n'ont  point  de  raison.  Point  de  raison.  Je  ne  sawois  que  vous 
dire.  Je  ne  suis  pourquoi.  Les  beaux  mots  !  Ils  devroient  être  écrits  en  lettres  d'or. 
Ce  n'est  pas  que  j'y  voye  plus  de  raison,  au  contraire,  moins  que  jamais.  En  vérité, 
cela  est  divin  pour  ceux  qui  ont  le  goût  des  choses  du  ciel.  Point  de  raison!  Que 
Dieu  vous  a  fait,  monseigneur,  une  belle  grâce  !  " 

Cela  peut  marcher  de  front,  pour  la  grâce  et  la  finesse,  avec  les  meilleurs  pas- 
sages des  Provinciales,  et,  de  plus,  Saint-Éviemond  a  sur  Pascal,  qu'il  a  précédé 
de  deux  ans  (2),  cet  avantage  immense,  qu'il  est  aussi  peu  janséniste  que  jésuite. 
Tout  à  l'heure  il  vient  de  faire,  rien  qu'avec  les  exclamations  enthousiastes  du  père 
Canaye,  le  procès  le  moins  Ihéologique  et  le  plus  serré  aux  doctrines  exagérées  de 
la  société  de  Jésus  sur  la  grâce.  Mais  ce  n'est  pas  là  qu'est  pour  lui  la  question.  Il 
voit  clair  au  fond  de  ces  controverses  furibondes,  et,  quitte  à  parler  pour  eux,  il 
faut  que  ses  personnages  lui  livrent  leur  secret.  «  Quelle  folie,  lui  dit  le  père  Canaye 
dans  un  tête-à-tête  conûdentiel,  trop  confidentiel  peut-être  pour  être  bien  histo- 
rique ;  quelle  folie  de  croire  que  nous  nous  haïssions  pour  ne  pas  penser  la  même 
chose  sur  la  grâce!  Ce  n'est  ni  la  grâce,  ni  les  cinq  propositions  qui  nous  ont  mis 
mal  en.semble  :  la  jalousie  de  gouverner  les  consciences  a  tout  fait.  » 

(1)  Surnom  de  M"""  de  Monlbazou. 

(2)  Les  Provinciales  ont  été  publiées  en  1656. 

To;.!E   1.  () 


86  SAINT-EVREMOND. 

Celle  indépendance  Uanquille,  ces  libres  allures  d'un  espril  moqueur  el  bien 
|)orlanl,  sans  préjugés,  mais  sans  fièvre,  fonl  de  Saint-Évremond  unoespècede  phi- 
losophe à  pari,  en  avance  réellement,  non  pas  d'un,  mais  de  deux  siècles,  el  qui 
irouverail  plutôt  sa  place,  s'il  fallait  le  classer  par  ordre  d'analogie,  dans  les  rangs 
de  l'école  critique  de  ce  temps  que  dans  ceux  de  la  phalange  belliqueuse  des  ency- 
clopédistes :  du  reste,  philosophe  d'inslinct  el  à  ses  heures,  comme  il  était  écrivain, 
prenant  avant  tout  le  temps  de  vivre,  el,  pour  le  dire  en  passant,  viveur  des  plus 
délicats  et  des  plus  rallinés.  On  connaît  ce  fameux  ordre  des  Coteaux  dont  parle 
Boileau  dans  son  repas  ridicule,  et  sur  lequel  Bois-Roberl  fil  la  satire  intitulée  : 
Les  Coteaux.  Or,  les  coteaux,  ou  mieux  les  trois  coteaux,  n'étaient  autres  que  Bois- 
Dauphin,  d'Olonne  et,  n'en  déplaise  aux  convenances  littéraires,  Saiul-Ëvremond 
en  personne.  Ils  formaient  à  cette  époque,  avec  le  commandeur  de  Souvré,  une 
bande  privilégiée  qui  tenait  le  haut  bout  de  la  table,  el  dictait  les  lois  de  la  bonne 
chère.  L'évèque  du  Mans,  M.  de  Lavardin,  qui  s'était  mis  aussi  sur  les  rangs,  avec 
autant  de  bonne  volonté  peut-être,  mais  moins  de  talent  el  de  succès,  se  laissa  aller 
un  jour,  au  beau  milieu  d'un  dîner,  ;i  une  crilique  jalouse  de  ses  heureux  rivaux. 
.<  Ces  messieurs,  s'écria-t-il  avec  dépit,  outrent  tout  à  force  de  vouloir  raffiner  sur 
tout  ;  ils  ne  sauraient  manger  que  du  veau  de  rivière  ;  il  faut  que  leurs  perdrix  vien^ 
nenl  d'Auvergne,  que  leurs  lapins  soient  de  La  Roche-Guyon  ou  de  Versine.  Ils  ne 
sont  pas  moins  difficiles  sur  le  fruit;  el,  pour  le  vin,  ils  n'en  sauraient  boire  que  des 
trois  coleaux  d'Ay,  d'Haut-Villiers  et  d'Avenay.  »  Les  trois  amis  relevèrent  le  mot 
el  plaisantèrent  si  longtemps  sur  les  coleaux  de  monsieur  du  Mans,  que  le  nom  leur 
en  resta. 

Les  préoccupations  culinaires  n'absorbaient  pas  cependant  Saint-Évremond  au 
point  de  faire  tache  dans  sa  vie.  Son  vrai  métier  était  toujours  la  guerre  ;  il  assista 
à  toutes  les  campagnes  de  Flandre  jusqu'à  la  suspension  d'armes  de  KiTiO.  Toute 
celte  période  qui  s'écoula  entre  la  fronde  el  le  traité  des  Pyrénées  fut  l'époque  la 
plus  heureuse  de  sa  longue  carrière.  Recherché  par  tout  ce  que  la  cour  avait  de 
plus  distingué,  entouré  d'amis  dévoués  et  puissants,  el  donnant  le  ton  par  l'éclat 
el  les  séductions  irrésistibles  de  son  esprit,  il  n'était  bruit  que  de  lui  dans  les  ruelles 
(|u'il  inondait  de  madrigaux,  de  dizains  el  de. sonnets,  aussi  mauvais,  il  faut  le  dire, 
(]ue  tout  ce  qui  se  faisait  alors  à  l'hôtel  de  Rambouillet. 

Mes  yeux,  mes  inutiles  yeux, 
Vous  savez  bien  que  dans  ces  lieux, 
Iris  f'ail  toujours  sa  demeure, 
El  si  proche  de  ses  appuis, 
Ingrats!  vous  souffrez  que  je  mourc 
Du  chagrin  de  ne  la  voir  pas. 

C'est  sans  doute  après  avoir  jeté  les  yeux  sur  cette  partie  des  œuvres  de  Saint- 
Évremond  que  le  savant  et  judicieux  Lemontey  l'a  rangé  au  nombre  de  «  ces  gens 
de  cour  el  gens  d'esprit  qui  daignaient  faire  des  vers  détestables.  "  Détestables! 
ceux-là  le  sont  assurément;  l'on  a  vu  cependant  que  le  chantre  malheureux  d'Iris 
avait  eu  un  jour  d'assez  bonnes  inspirations,  et  ce  n'est  pas  comme  faiseur  de  petits 
vers  qu'il  faut  apprécier  Saint-Evremond.  On  peut  croire  qu'il  sacrifia  sans  façon 
au  goùl  qui  régnait  alors,  mais  il  était  sans  doute  le  premier  à  rire  de  ses  vers  lan- 
goureux, si  peu  d'accord  avec  toutes  ses  habitudes  d'esprit.  Ceci  n'est  pas  une  ex- 


SAIIST-ÉVREMOND.  87 

dise  de  biographe  honteux,  car  quelques  pages  après  cette  excursion  poétique  clans 
le  /Jffijs  de  Tendre  vient  justement  une  espèce  de  satire  dirigée  contre  les  maîtresses 
du  genre,  contre  les  précieuses,  qu'il  déDnit  plaisamment,  d'après  Ninon  de  Len- 
clos,  les  jansénistes  de  l'amour.  Celle-là,  il  l'aimait  et  la  chantait  à  sa  manière,  en 
raison  de  cette  maxime  qui  commence  une  de  ses  lettres,  »  qu'il  n'y  a  rien  de  si 
honnête  qu'une  ancienne  amitié,  et  rien  de  si  honteux  qu'une  vieille  passion.  » 

Il  fniit  brûler  d'une  flamme  légère, 
Vivo,  briUanto,  et  toujours  passagère  ; 
Klre  inconstante  aussi  longtemps  qu'on  peut, 
Car  un  temps  vient  que  ne  l'est  pas  qui  vcul. 

Convenez  que  ce  n'est  plus  là  le  même  amoureux,  et  que  le  poêle  y  gagne. 

Notre  heureux  gentilhomme  s'en  allait  ainsi  devant  lui,  faisant  blanc  de  sa  plume 
et  de  son  épée,  jetant  au  vent  son  cœur  et  son  esprit,  coteau  renommé,  comme  il 
récrivait  en  170-i,  à  milord  Gallovvay,  poète  à  la  mode  et  philoso|)he  sans  système, 
ce  qui  est  l'être  deux  fois;  il  atteignait  sa  quarante-huitième  année,  sansavoir  es- 
suyé de  véritable  bourrasque,  à  travers  une  époque  toute  semée  de  troubles  et  de 
disgrâces,  et  pouvait  à  bon  droit  croire  sa  vie  fixée  pour  toujours;  mais  il  était 
loin  de  compte  avec  le  sort.  Tout  indulgente  et  modérée  que  fût  la  moquerie  de 
Saint-Évremond,  elle  était  trop  universelle,  trop  insoucieuse  des  personnes  pour  être 
sans  danger  à  cette  cour  de  France,  telle  que  l'avait  laissée  Richelieu.  Déjà  Condé 
lui  en  avait  appris  quelque  chose.  En  1654,  Mazarin  lui  avait  fait  sentir  par  une 
captivité  de  deux  ou  trois  mois  à  la  Bastille  l'inconvénient  de  certaines  plaisante- 
ries. L'incorrigible  railleur  ne  se  contente  pas  de  la  leçon.  En  1639,  il  suit  le  car- 
dinal aux  conférences  d'où  sortit  la  paix  des  Pyrénées,  et  pendantque  d'un  bout  du 
royaume  à  l'autre  les  joyeuses  volées  de  cloches  convoquent  la  France  entière  à  un 
Te  Deum  général,  lui  n'a  rien  de  plus  pressé  que  d'écrire  en  cachette  au  marquis 
de  Cn'qui  une  longue  lettre  dans  laquelle  il  couvre  de  ridicule  et  le  négociateur  et 
le  traité.  Jusque-là  tout  va  bien.  La  lettre,  après  avoir  passé  seulement  par  un  petit 
nombre  de  mains  sûres,  revient  bientôt  entre  les  mains  de  son  auteur,  qui  tient 
sous  clef  le  scandale,  et,  pour  plus  de  sûreté,  Slazarin  meurt  quelques  mois  après 
grand  ami  de  Saint-Évremond,  qu'il  avait  appelé  au  chevet  de  son  lit  de  mort  pour 
lui  lire  sa  fameuse  satire  des  troubles  de  Normandie.  Celui  ci  ne  pensait  déjà  plus 
à  rien  ;  mais  voici  que  le  roi  le  nomme  pour  être  de  ce  voyage  en  Bretagne  (1661), 
pendant  lequel  Fouquet  fut  arrêté,  et,  avant  de  partir,  il  laisse  de  confiance  la  cas- 
sette où  sont  ses  papiers  entre  les  mains  de  M™"  du  Plessis-Bellière,  intime  amie 
du  surintendant.  Arrive  la  catastrophe  de  Vaux;  les  gens  dn  roi  font  une  descente 
chez  tous  les  amis  de  Fouquet,  et  s'emparent  de  la  cassette  de  Saint-Évremond,  où 
Colberl  et  Le  Tellier  découvrent  la  fatale  lettre  sur  la  paix  des  Pyrénées.  Les  deux 
élèves  de  Mazarin,  jaloux  de  se  montrer  fidèles  à  la  mémoire  récente  encore  de  leur 
maître,  jettent  les  hauts  cris  auprès  du  roi,  et  intéressent  si  bien  sa  susceptibilité 
personnelle  dans  cette  affaire  posthume,  qu'ils  obtiennent  un  ordre  d'envoyer  Sainl- 
Evremond  à  la  Bastille.  Pendant  ce  temps,  le  satirique  correspondant  du  marquis 
de  Créqui,  peu  inquiet  de  son  crime  inédit  de  lèse-majesté,  s'en  revenait  à  petites 
journées  de  la  maison  de  campagne  du  maréchal  de  Clérembaut.  Un  des  gens  de 
Gourville,  envoyé  en  poste  à  sa  rencontre,  le  joignit  dans  la  forêt  d'Orléans,  et  lui 
apprilqu'il  marchait  droit  au-devant  delà  Bastille.  L'exemple  de  Bassompière  n'était 
pas  rassurant,  et  Saint-Évremond,  qui  avait  goûté  une   fois  déjà  du  régime  de  la 


88  SAINT-EVREMOND. 

prison,  ne  se  souciait  pas  île  faire  le  pendant  de  cette  longue  infortune.  11  alla  se 
cacher  d'abord  en  Normandie,  chez  ses  parents  ;  puis,  craignant  une  perquisition, 
il  mena  quelque  temps  une  vie  errante  à  travers  les  provinces  frontières,  marchant 
la  nuit,  et  ne  s'arrètant  qu'en  lieu  sur.  Las  enfin  de  tant  d'alarmes  et  de  précau- 
tions, il  sortit  furtivement  du  royaume  vers  la  fin  de  l'année,  et  se  réfugia  en  Hol- 
lande, l'asile  classique  des  proscrits  de  cette  époque. 

Il  n'y  avait  là  rien  de  fort  ell'rayant  pour  un  homme  qui  avait  passé  par  la  fronde 
et  par  Richelieu.  Une  fuite  était  un  cas  prévu  dans  la  série  des  chances  qui  alten 
daient  tout  homme  de  cour.  Du  reste,  api'ès  Gaston  d'Orjéans  et  tant  d'illustres 
personnages,  à  finir  par  le  grand  Condé,  il  était  bien  permis  à  un  .simple  maréchal 
de  camp  de  passer  la  frontière,  sinon  en  partie  de  plaisir,  du  moins  comme  une 
chose  assez  naturelle,  et  avec  l'espoir  légitime  de  revenir  bientôt. 

Saint-Evremond  passa  donc  gaiement  les  premiers  jours  de  l'exil.  11  emportait 
avec  lui  assez  d'argent  comptant  pour  être  de  longtemps  à  l'abri  du  besoin,  sans 
compter  une  rente  de  deux  cents  écus  que  lui  avait  faite  le  maréchal  de  Créqiii,  et 
sa  légitime  de  Normandie.  Il  laissa  bientôt  la  Hollande  pour  l'Angleterre,  où  l'ap- 
pelaient de  nombreux  amis  qu'il  s'y  était  faits  l'année  précédente,  lors  de  l'ambas- 
sade du  comte  de  Soissons,  venu  à  Londres  avec  l'élite  de  la  cour  de  France  pour 
fêter  la  restauration  des  Stuart.  Bel  esprit,  savant  viveur,  et  par-dessus  tout  causeur 
plein  de  sens  et  de  séduction,  Saint-Évremond  avait  eu  le  même  succès  à  Londres 
qu'à  Paris.  A  peine  reparut-il  à  la  cour  joyeuse  de  Charles  II,  qu'il  se  vit  entouré 
de  tout  ce  qu'elle  possédait  d'esprits  sérieux  ou  aimables  et  de  seigneurs  distingués, 
Cowley,  Waller,  Hobbes,  le  chevalier  Digby,  le  duc  d'Osmond,  milord  Crofiz,  les 
comtes  de  Saint -Albans  et  d'Arlington.  Déjà  avait  commencé  pour  les  Anglais  cette 
réputation  de  libres  penseurs  qui  sonnait  si  mal  aux  oreilles  du  grand  roi,  élevé  au 
bruit  de  leur  brutale  révolution.  La  philosophie  calme  et  indépendante  de  Sainl- 
Évremond  put  respirer  à  l'aise  dans  cette  atmosphère  de  tolérance  universelle.  Ni 
princes,  ni  ministres,  ni  jésuites,  ni  jansénistes,  n'avaient  beaucoup,  à  vrai  dire, 
entravé  ses  allures,  du  temps  qu'il  était  en  France  ;  les  décisions  même  de  l'opinion, 
en  matière  politique  comme  en  matière  littéraire,  avaient  glissé  sur  sa  raison  sans 
l'entamer.  Il  manquait  néanmoins  à  ces  résistances  instinctives  d'un  esprit  main- 
tenu droit  par  le  sentiment  seul  de  sa  force,  l'autorité  de  l'exemple  et  l'appui  du 
milieu.  Il  trouva  l'un  et  l'autre  en  Angleterre.  Là,  Saint-Évremond  ne  fut  plus  un 
esprit  fort,  mais  un  philosophe,  philosophe  exclusivement  pratique  il  est  vrai,  en 
dehors  de  toute  école  et  de  toute  théorie,  et  qu'on  ne  saurait  rallier  sous  aucun  dra- 
peau scientifique,  pas  même  sous  celui  du  scepticisme,  mais  philosophe  de  bon 
aloi,  enfant  légitime  de  Rabelais  et  de  Montaigne,  ces  vieux  interprètes  du  bon 
sens  gaulois,  et  quelque  peu  père  de  Voltaire  lui-même,  quoique,  en  fils  hon- 
teux, le  patriarche  de  Feriicy  ait  paru  renier  le  courtisan  de  Louis  XIV  et  de 
Charles  II. 

L'occa.sion,  le  caprice,  le  plaisir  de  pourchasser  des  ridicules,  avaient  inspiré  à 
Saint-Évremond  ses  premiers  essais,  composés  à  l'aventure,  dans  ses  moments 
perdus.  Les  loisirs  de  l'exil  lui  remirent  la  plume  à  la  main.  Reprenant  à  tête  re- 
posée ses  premières  études  sur  l'antiquité,  l'ancien  secrétaire  du  grand  Condé  mit 
à  profit  les  souvenirs  de  ses  lectures  sous  la  tente,  et,  pour  son  entrée  dans  la  litté- 
rature .sérieuse,  il  écrivit  le  livre  sans  contredit  le  plus  remarquable  de  critique 
historique  au  xvii^  siècle.  Les  cent  pages  qui  nous  restent  de  ses  Réflexions  sur 
les  divers  génies  du  peuple  romain  paraîtraient  peut-être  un  peu  passées  de  mode 


SAINT-ÊVKEMOND.  89 

aujourd'liiii,  après  les  liariliossos  avonluroiises  cl  les  projjrès  de  la  mise  en  scène 
de  l'école  moderne;  mais,  à  lépociue  de  Uollin  cl  de  (hévier,  elles  no  pouvaient 
sortir  (pie  d'iiive  Icle  admirablemcnl  organisée.  Elles  sonl,  pour  le  sens  cl  l'intelli- 
gence hislori(îues,  bien  an-dessus  des  phrases  éloquentes  de  ÏIIixtoiiT  universelle, 
et,  n'en  déplaise  au  xviii"  siècle,  elles  ont  pu  fournir  à  Montesquieu  le  cadre  et 
l'idée  première  de  son  fameux  Essai.  Ajoutons  que,  comme  couvre  de  style,  elles 
peuvent  soutenir  la  comparaison  avec  les  maîtres.  Nous  ne  citerons  qu'une  page 
prise  au  liasard. 

u  Les  premières  guerres  des  lîomains  ont  été  Irès-importantes  à  leur  égard,  mais 
peu  mémorables  si  vous  en  exceptez  quelques  actions  extraordinaires  des  parlicu- 
liers...  Considérant  ces  expéditions  en  elles-nièmos,  on  trouvera  que  c'éloient  plutôt 
des  tumulles  que  de  véritables  guerres;  et,  à  dire  vrai,  si  les  Lacédémoniens  avoient 
vu  l'espèce  d'art  militaire  que  praliquoient  les  Romains  en  ces  temps-là,  je  ne  doute 
point  qu'ils  n'eussent  pris  pour  des  barbares  des  gens  qui  ôtoient  la  bride  à  leurs 
chevaux  pour  donner  plus  d'impétuosité  à  la  cavalerie,  des  gens  qui  se  reposoient 
de  la  sûreté  de  leur  garde  sur  des  oies  et  sur  des  chiens  dont  il  punissoienlla  pa- 
resse ou  récompensoient  la  vigilance.  Cette  façon  grossière  de  faire  la  guerre  a  duré 
assez  longtemps.  Les  Romains  ont  fait  même  plusieurs  conquêtes  considérables  avec 
une  capacité  médiocre.  C'éloient  des  gens  fort  braves  et  peu  entendus  qui  avoient 
à  faire  à  des  ennemis  moins  courageux  et  plus  ignorants  :  mais,  parce  (jue  les  chefs 
s'appeloiont  des  consuls,  que  les  troupes  se  nommoienl  des  légions,  et  les  soldats 
des  Romains,  on  a  plus  donné  à  la  vanité  des  noms  qu'à  la  vérité  des  choses;  et 
sans  considérer  la  différence  des  temps  et  des  personnes,  on  a  voulu  que  ce  fussent 
de  mêmes  armées  sous  Camille,  sous  Maulius,  sous  Cincinnatus,  sous  Papyrius 
Cursor,  sous  Curius  Don  talus,  que  sous  Scipion,  sous  Marius,  sous  Sylla,  sous 
Pompée  et  sous  César...  Les  plus  honnêtes  gens  n'ont  pas  manqué  de  discernement, 
et,  sachant  que  tous  les  siècles  ont  leurs  défauts  et  leurs  avantages,  ils  jugeoienl 
sainement  en  leur  âme  du  temps  de  leur  père  et  du  leur  propre  ;  mais  ils  éloient 
obligés  d'admirer  avec  le  peuple,  et  de  crier  quelquefois  à  itropos,  quelquefois 
sans  raison  :  Majores  iiostri!  jnajorcs  noslri!  comme  ils  enlcndoienl  crier  aux 
autres,  d 

Malheureusement  l'ordre  et  la  suite  manquent  à  cette  série  de  chapitres  aussi 
sensés  que  spirituels,  et  çà  et  là  de  graves  lacunes  s'y  font  sentir.  Saint-Évremond 
était  l'homme  du  monde  qui  attachait  le  moins  d'importance  à  tout  ce  qui  était 
sorti  une  fois  de  sa  plume.  Jamais  il  n'avait  voulu  descendre  jusqu'aux  libraires, 
qui  s'en  sont  bien  vengés  depuis,  et  ses  écrits  continuaient  à  être  colportés  de  la 
main  à  la  main,  en  copies  manuscrites.  Quand  plus  tard  on  voulut  rassembler  en 
un  faisceau  ses  œuvres  éparses,  on  ne  retrouva  plus  que  la  moitié  des  Réflexions . 
L'auteur  insouciant  refusa  quelques  heures  de  travail  à  son  enfant  mutilé,  cl  ne 
pensa  plus  à  un  ouvrage  qui,  à  lui  seul,  soutenu  auprès  du  public  par  un  homme 
tel  que  La  Harpe  et  Marmontel,  eût  pu  suffire  à  une  honnête  réputation  d'historien 
et  de  philosophe. 

Les  Réflexions  ne  furent  pas  le  seul  fruit  du  premier  séjour  de  Saint-Évremond 
en  Angleterre.  Il  y  écrivit  aussi  le  Jugement  sur  César  et  sur  Alexandre,  puis  le 
Jugement  sur  Séncq.ie,  Pluturque  et  Pétrone,  fantaisies  littéraires  assez  à  la  mode 
parmi  les  beaux  esprits  du  temps,  qui  les  préféraient  aux  œuvres  do  longue  haleine, 
et  que  l'on  pourrait  comparer  à  nos  feuilletons,  dont  elles  ont  à  peu  près  l'impor- 
tance. Il  faut  en  excepter  ce  qui  regarde  Pétrone.  Pétrone  était  l'auteur  favori  de 


90  SAIiVT-ÉVREMOND. 

Saint-Évremond.  De  tous  les  anciens,  c'était  celui  qu'il  trouvait  le  plus  honnête 
homme  II  en  parle  avec  cette  bienveillance  chaleureuse  que  chacun  se  sent  malgré 
soi,  quand  il  se  juge  lui-même  en  autrui.  El  de  fait  rien  ne  ressemble  au  coteau 
Saint-Ëvremond,  comme  Pétrone,  cet  homme  erudito  luxu,  cet  arhiter  elngun- 
tiarum  que  nous  a  dépeint  Tacite.  C'est  la  même  physionomie,  le  même  style,  le 
même  esprit,  la  même  manière  d'entendre  la  vie  et  la  mort.  Non  content  de  l'avoir 
mis  en  honneur  auprès  du  vainqueur  de  Rocroy,  Saint-Évremond  se  fil  son  preneur 
officieux,  et  lui  donna  ses  grandes  entrées  dans  la  république  des  lettres,  où  jus- 
qu'alors on  l'avait  jugé  trop  futile  pour  s'occuper  beaucoup  de  lui.  Il  traduisit 
même  sa  Matrone  d'Ephèse,  et  mit  sur  la  voie  La  Fontaine,  autre  philosophe  de  la 
même  école,  moins  Verudito  luxu,  qui  n'en  sut  pas  moins  retrouver  sa  parenté,  et 
donner  dans  sa  bibliothèque,  c'est-à-dire  dans  celle  de  M""'  de  la  Sablière,  une  place 
à  Pétrone,  entre  Baruch  et  Rabelais. 

Entre  tous  ses  amis  de  Londres,  Saint-Évremond  en  avait  distingué  deux,  le  duc 
de  Buckingham  et  M.  d'Aubigny,  ce  janséniste  homme  d'esprit  qu'il  mit  en  scène 
après  le  père  Canaye.  Ce  furent  eux  qui  le  poussèrent  à  éci'ire  sa  comédie  de  Sir 
PoUtick  would  Le  (le  prétendu  politique),  comédie  «  à  la  manière  des  Anglais,  » 
est-il  dit  dans  l'édition  de  ses  couvres;  et  véritablement  le  goût  français  aurait  peine 
à  s'en  accommoder  tout  à  fait.  Cela  ne  ressemble  à  rien  de  ce  que  nous  appelons 
une  comédie,  ni  comme  intrigue,  ni  même  comme  dialogue.  Il  est  vrai  que  Sir  Po- 
Utick n'a  jamais  eu  la  prétention  de  paraître  sur  les  planches,  et  bien  lui  en  a  pris. 
Nous  pouvons  toutefois,  sans  outre-passer  nos  droits  d'indulgence,  demander  grâce 
pour  un  tableau  de  mœurs  délicieusement  touché,  d'autant  plus  piquant  pour  nous 
que  le  même  ridicule  est  encore  aujourd'hui  sous  nos  yeux,  convervant  les  mêmes 
allures,  avec  cet  attrait  de  plus  qu'il  a  changé  de  place. 

C'est  un  touriste  allemand  qui  fait  ainsi  sa  profession  de  foi  : 
■i  C'est  une  coutume  générale  en  Allemagne  que  de  voyager.  Nous  voyageons  de 
père  en  fils,  sans  qu'aucune  affaire  nous  en  empêche  jamais.  Sitôt  que  nous  avons 
appris  la  langue  latine,  nous  nous  préparons  au  voyage.  La  première  chose  dont  on 
se  fournit,  c'est  d'un  itinéraire  qui  enseigne  les  voies;  la  seconde,  d'un  petit  livre 
qui  apprend  ce  qu'il  y  a  de  curieux  en  chaque  pays.  Lorsque  nos  voyageurs  sont 
gens  de  lettres,  ils  se  munissent,  en  partant  de  chez  eux,  d'un  livre  blanc  bien 
relié  qu'on  nomme  Album  amicornm,  et  ne  manquent  pas  d'aller  visiter  les  savants 
de  tous  les  lieux  où  ils  passent,  et  de  le  leur  présenter,  afin  qu'ils  y  mettent  leur 
nom  ;  ce  qu'ils  font  ordinairement,  en  y  joignant  quelques  propos  sentencieux  et 
quelque  témoignage  de  bienveillance  en  toutes  sortes  de  langues.  Il  n'y  a  rien  que 
nous  ne  fassions  pour  nous  procurer  cet  honneur,  estimant  que  c'est  une  chose  au- 
tant curieuse  qu'instructive  d'avoir  connu  de  vue  ces  gens  doctes  qui  font  tant  de 
bruit  dans  le  monde,  et  d'avoir  un  spécimen  de  leur  écriture.  Ce  livre  nous  est  aussi 
d'un  grand  secours  dans  nos  débauches,  car,  lorsque  toutes  les  santés  ordinaires 
ont  été  bues,  on  prend  Y  Album  amicorum,  et  faisant  la  revue  de  ces  grands 
hommes  qui  ont  eu  la  bonté  d'y  mettre  leurs  noms,  on  boit  leur  santé  copieuse- 
menL  Nous  avons  aussi  nn  journal  oh  nous  écrivons  nos  remarques  à  l'instant 
même  que  nous  les  faisons.  Rarement  nous  attendons  jusqu'au  soir;  mais  jamais 
voyageur  allemand  ne  s'est  couché  sans  avoir  mis  sur  le  papier  ce  qu'il  a  vu  durant 
la  journée.  Il  n'y  a  point  de  montagne  renommée  qu'il  ne  nous  soit  nécessaire  de 
voir.  Qu'il  y  ait  de  la  neige  ou  non,  il  n'importe,  il  faut  aller  au  haut,  s'il  est  pos- 
sible. Pour  les  rivières,  nous  en  devons  savoir  la  source,  la  largeur,  la  longueur  du 


SAINT-ÉVREMOND.  01 

cours,  combien  elles  ont  de  pouls,  de  passnges,  et  parliculièreuieul  où  elles  se  dë- 
cliargenl  daus  la  mer.  S'il  reste  quelque  chose  de  l'antiquité,  un  morceau  d'un  ou- 
vrage des  Romains,  la  ruine  d'un  ampliitliéàtre,  le  débris  d'un  temple,  quelques 
arcbes  d'un  poni,  de  simples  piliers;  il  l'aul  lout  voir.  Je  n'aurais  pas  l'ail  d'ici  ii 
demain,  si  je  voulais  vous  compter  tout  ce  (|ue  nous  remarquons  dans  ciiaque 
ville.  i> 

En  regard  de  cet  (niginal  se  dessine  avec  non  moins  de  bonheur  la  ligure  imper- 
tinente d'un  petit  marquis  français  qui  s'inquiète  bien  «  de  savoir  l'original,  la  copie, 
l'antique,  le  moderne,  et  cent  antres  fadaises  de  cette  nature-là.  >  Il  ne  fait  pas 
métier  de  voyageur;  mais,  si  l'envie  lui  prend  de  l'être  «  dans  l'inutilité  de  la  paix, 
dans  l'absence  d'une  maîtresse,  dans  une  disgrâce  qui  arrive  à  la  cour  pour  une 
belle  action,  »  il  n'a  pas  affaire  de  marbres,  de  tombeaux,  de  statues:  «  On  cherche 
à  connaître  les  cours  étrangères  pour  voir  si  on  y  peut  faire  quelque  chose;  on 
cherche  à  pratiquer  les  honnêtes  gens  et  les  dames.  »  Notez  que  c'est  un  marquis 
de  cour,  marquis  sans  marquisat,  «  ce  qui  n'est  bon  que  pour  les  vieux  seigneurs 
de  province,  qu'on  ne  voit  pas  dans  les  cabinets,  »  un  de  ces  marquis  u  qui  se  font 
eux-mêmes  leur  qualité,  sans  avoir  besoin  du  roi  pour  cela.  »  Notre  homme  vient 
en  Angleterre,  par  exemple;  voici  sa  manière  de  voir  le  pays  : 

«  Je  regarde  l'ordinaire  le  plus  proche  de  Wite-Hali,  qui  soit  bon,  et  où  viennent 
les  plus  honnêtes  gens  :  j'y  vais  dîner  trois  ou  quatre  fois,  pour  en  rencontrer  quel- 
ques-uns et  lier  avec  eux  un  peu  d'amitié.  Je  bois  durant  le  repas  à  leur  santé,  sans 
oublier  la  civilité  angloise  après  avoir  bu.  Si  on  parle  de  la  bonté  des  viandes,  je 
tranche  tout  net  pour  le  bonif  d'Angleterre  contre  celui  de  Paris;  les  viandes  rôties 
au  beurre  me  semblent  meilleures  que  les  lardées.  Je  me  crève  de  jwtidin,  contre 
mon  cœur,  pour  gagner  celui  des  autres;  et  s'il  est  question  de  fumer  au  sortir  de 
table,  je  suis  le  premier  à  faire  apporter  des  pipes.  A  la  lin,  on  se  sépare.  Les  uns 
cherchent  à  jouer;  les  autres  vont  à  Wite-Hall  :  je  suis  les  derniers;  et  quand  le 
roi  passe,  je  m'approche  le  plus  que  je  puis  de  sa  personne.  Écoutez  ma  manière, 
madame  ;  elle  est  assurément  fort  noble.  Sitôt  que  sa  majesté  parle  à  quelqu'un, 
je  me  mets  de  la  conversation  :  cela  n'a  t-il  point  d'effet,  j'élève  le  ton  de  la  voix. 
Tout  le  monde  me  regarde.  J'entends  qu'on  se  demande  à  l'oreille  :  «  Qui  est  ce 
François-là  ? —  Le  marquis  de  Bousignac,  "  dis-je  assez  haut  pour  être  entendu.  Ce 
beau  procédé  les  étonne,  et  je  me  rends  maître  généreusement  de  la  conversation. 
Le  même  soir,  je  vais  chez  la  reine,  où  j'en  fais  autant.  On  ne  parle  pas  la  langue, 
mais  on  fait  une  révérence  de  certain  air  qui  attire  les  yeux  des  belles  ;  et,  sans 
vanilq,  on  a  je  ne  sais  quoi  de  galant  qui  ne  leur  déplaît  pas.  Familier  en  moins  de 
rien  avec  tous  les  grands  seigneurs  :  imjlonl,  mijlord,  m  y  lord-duc,  je  ne  sais  que 
dire  après;  mais  il  n'importe,  la  familiarité  s'établit  toujours.  Je  rends  visite  à  toutes 
les  dames  qui  parlent  françois,  et  dis  en  passant  quelque  méchant  mot  anglois  aux 
autres.  La  mijhhhj  sourit  pour  le  moins,  et  quelquefois  il  se  fait  de  petites  conver- 
sations, où  l'on  ne  s'entend  point,  fort  agréables.  Voilà,  monsieur,  ce  qu'il  nous  faut 
de  l'Angleterre  pour  nos  courtisans  et  pour  nos  dames,  non  pas  des  tombeaux  de 
Westminster,  non  pas  Oxford  et  Cambridge.  » 

A  peine  écloses,  toutes  ces  fantaisies  de  Saint-Ëvremond  passaient  la  mer  et  ve- 
naient en  France  faire  les  délices  de  la  cour  et  de  la  ville.  Pour  l'auteur,  il  restait 
toujours  sous  le  coup  d'une  espèce  de  proscription,  et  soil  qu'il  se  fût  endormi  dans 
la  société  de  ses  amis  de  Londres,  soit  que  ceux  qu'il  avait  à  Versailles  et  à  Paris 
eussent  craint  de  mettre  trop  de  chaleur  dans  leurs  démarches,  sous  les  yeux  de 


92  SAINT-ÉVBEMOND. 

Colbert  et  de  Le  Tellier,  quatre  ans  s'étaient  écoulés  déjà  sans  que  son  affaire  eût 
lait  un  pas.  L'ennui  le  prit  alors,  mais  cet  ennui  profond  et  maladif  qui  ne  se  ren- 
contre guère  qu'en  Augleterre  et  qui  est  un  cas  sérieux  de  mort,  le  spleen  pour 
tout  dire.  Sa  santé  commençait  à  dépérir,  et  la  fameuse  peste  de  Londres,  dont  les 
premiers  symptômes  se  faisaient  sentir  alors,  allait  l'emporter  sans  doute,  quand  les 
médecins  le  renvoyèrent  en  Hollande  (16(ji). 

Revenu  à  La  Haye,  Saint-Ëvremond  retrouva  toutes  les  ressources  de  sa  philoso- 
phie douce  et  patiente.  «  Après  avoir  vécu  dans  la  contrainte  des  cours,  écrivait  il 
au  marquis  de  Créqui,  je  me  console  d'achever  ma  vie  dans  la  liberté  d'une  répu- 
blique, où,  s'il  n'y  a  rien  à  espérer,  il  n'y  a  pour  le  moins  rien  à  craindre.  Quand 
on  est  jeune,  il  serait  honteux  de  ne  pas  entrer  dans  le  monde  avec  le  dessein  de 
faire  sa  fortune.  Quand  nous  sommes  sur  le  retour,  la  nature  nous  rappelle  à  nous, 
et,  revenus  des  sentiments  de  l'ambition  au  désir  de  notre  repos,  nous  trouvons 
qu'il  est  doux  de  vivre  dans  un  pays  où  les  lois  mettent  à  couvert  des  volontés  des 
hommes,  et  où,  pour  êlre  sûrs  de  tout,  nous  n'ayons  qu'à  être  surs  de  nous-mêmes.  » 
Du  reste,  le  pays  qui  avait  servi  d'asile  à  Descaries  ne  fut  pas  moins  hospitalier  pour 
Saint-Évremond.  Sa  réputation,  qui  recevait  encore  je  ne  sais  quel  lustre  de  sa 
disgrâce,  était  alors  dans  tout  son  éclat.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  distingué  à  La  Haye 
se  groupa  autour  de  lui,  comme  on  avait  fait  à  Londres.  Ministres,  ambassadeurs, 
voyageurs  illustres,  sans  compter  les  célébrités  du  pays,  Vossius,  Heinsius,  Spinosa, 
recherchaient  de  toutes  parts  son  commerce,  et  inclinaient  volontiers  leur  supé- 
riorité d'hommes  de  science  ou  de  grands  seigneurs  devant  l'esprit  et  le  sens  de  ce 
petit  gentilhomme,  écrivain  par  caprice  et  philosophe  par  instinct.  Du  nombre  des 
plus  empressés  fut  le  comte  de  Lionne,  le  neveu  du  ministre  de  Louis  XIV,  qui,  de 
retour  en  France,  ne  songea  plus  qu'à  obtenir  le  rappel  de  Saint-Évremond.  Mais  il 
avait  trop  compté  sur  le  crédit  de  son  oncle.  En  vain  fit-il  jouer  tous  les  ressorts 
en  faveur  de  son  protégé,  en  vain  intéressa-t-il  à  sa  cause  Turenne  lui-même  et  le 
tout-puissant  Lauzun  :  le  maître  demeura  inflexible,  sans  que  rien  expliquât  en 
apparence  cette  obstination  de  rancune.  Voltaire,  qui  se  prétendait  bien  informé,  en 
fait  honneur  à  quelque  mystérieuse  histoire  du  genre  de  celle  qui  rendit  Auguste 
sourd  aux  poétiques  lamentations  d'Ovide.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  probable,  c'est  qu'un 
secret  instinct  tenait  le  grand  roi  en  garde  haineuse  contre  cet  esprit  si  dangereux 
de  finesseet  de  liberté.  L'homme  qui  s'accommodait  si  facilement  du  régime  d'une 
république  était  un  mauvais  compagnon  à  donner  aux  courtisans  de  l'OEil-de- 
Bœuf. 

Las  de  voir  tous  leurs  efforts  inutiles,  les  MM.  de  Lionne  décidèrent  enfin  Saint- 
Évremond  à  leur  écrire  une  lettre  destinée  à  être  montrée  au  roi,  et,  pour  leur 
complaire,  le  satirique  gentilhomme  fit  violence  à  sa  nature  jusqu'à  descendre  à  la 
servilité.  «  Les  ordres  du  roi,  dit-il  en  Unissant,  ne  trouvent  aucun  sentiment  dans 
mon  âme  qui  ne  les  prévienne  par  inclination,  ou  ne  s'y  soumette  sans  contrainte, 
par  devoir.  Quelque  rigueur  que  j'éprouve,  je  cherche  la  consohition  de  mes  maux 
dans  le  bonheur  de  celui  qui  les  fait  naître.  J'adoucis  la  dureté  de  ma  condition 
par  la  félicité  de  la  sienne,  et  rien  ne  sauroil  me  rendre  malheureux,  puisqu'il  ne 
sauroit  arriver  aucun  changement  dans  la  prospérité  de  ses  affaires.  •>  Phrases  aussi 
affligeantes  à  lire,  après  ce  que  nous  avons  vu  TJe  Saint-Évremond,  que  certaines 
préfaces  de  Corneille  et  de  Voltaire.  Quoiqu'il  soit  d'assez  mauvais  goût  à  un  bio- 
graphe, dont  le  métier  est  de  tout  voir  sans  émoi,  de  se  voiler  la  face  devant  les  er- 
reurs de  ses  héros,  et  de  changer  l'histoire  en  complainte,  on  ne  saurait  se  défendre 


SAINT-ÉVREMOND.  05 

(l'un  sentiment  de  tristesse  profonde  en  voyant  lésâmes  les  plus  fermes,  les  esprits 
les  plus  sains  et  les  mieux  faits,  se  mentir  ainsi  à  eux-mêmes  et  venir  nous  gi\ter 
notre  admiration.  I.e  bas-empire  n'aurait  pas  mieux  trouvé,  et  cela  dépasse  le  mo- 
ritnri  te  sahitavt,  qui  peut,  à  toute  force,  invoquer  le  correctif  de  l'ironie.  Hàlons- 
nous  d'ajouter  que  Saint-Évremond  avait  pour  lui  la  grande  excuse  de  l'ennui,  dis- 
solvant terrible  à  la  longue,  père  aussi  fécond  que  Voisivcté,  quoiqu'il  n'ait  pas  eu 
les  honneurs  du  proverbe.  Toutclioyé  qu'il  se  voyait  en  Hollande,  l'ancien  compa- 
gnon de  Candale,  d'Olonne  et  de  Dois-Dau|)liin,  ne  retrouvait  plus  là  cette  vie  animée 
et  complète,  cette  circulation  rapide  d'esprit,  d'affaires  et  de  plaisirs,  qui  devient 
la  plus  impérieuse  des  habitudes,  et  les  souvenirs  de  Versailles  et -de  Paris  lui  ren- 
daient parfois  La  Haye  bien  monotone.  Le  découragement  s'empara  de  lui  quand  il 
apprit  que  ses  humbles  protestations  n'avaient  servi  de  rien,  et  que  lejuaUre  de- 
meurait inexorable.  Sa  correspondance  avec  le  comte  de  Lionne  prend  alors  je  ne 
.sais  quelle  teinte  chagrine,  toujours  spirituelle  il  est  vrai,  tout  empreinte  d'un  abat- 
tement déguisé  par  l'expression.  «  Je  me  contente  de  l'isolement,  dit-il,  quand  il 
se  faut  pas.ser  des  plaisirs.  J'avois  encore  cinq  ou  six  années  à  aimer  la  comédie,  la 
musique,  la  bonne  chère;  il  faut  se  repaître  de  police,  d'ordre,  d'économie,  et  se 
faire  un  amusement  languissant  à  considérer  des  vertus  hollandaises  peu  ani- 
mées. I) 

Cependant  son  parti  était  pris,  et,  renonçant  à  tout  espoir  de  retour,  il  s'arran- 
geait déjà  pour  mourir  entre  Spinosa  et  Vossius,  son  ami  de  lettres,  comme  il  l'ap- 
pelait, quand  le  chevalier  Temple  lui  apporta,  en  1670,  des  lettres  du  comte  d'Ar- 
lington,  qui  l'invitait  à  revenir  à  Londres,  où  Charles  H  lui  offrait  une  pension  de 
500  livres  sterling.  C'était  un  coup  de  fortune  pour  le  pauvre  cadet  de  Normandie, 
dont  les  affaires  s'étaient  cruellement  dérangées  en  France  par  suite  de  cette  ab- 
sence prolongée.  H  accepta  Londres  u  comme  un  milieu  entre  les  courtisans  fran- 
çais et  les  bourgmestres  de  Hollande,  »  et  repassa  la  mer  pour  la  dernière  fois. 
A  peine  était-il  en  Angleterre,  qu'il  apprit  la  mort  du  marquis  de  Lionne,  et  la  dis- 
grâce de  Lauzun,  plus  éclatante  encore,  s'il  était  possible,  que  sa  fortune  ;  privé  du 
même  coup  de  ses  deux  protecteurs  les  plus  puissants,  il  dut  se  ré.signer  sérieuse 
ment  à  sa  vie  d'exilé. 

Mais  l'opinion  n'avait  pas  ratifié  l'interdiction  royale.  Habitant  de  Londres  ou  de 
La  Haye,  Saint-Évremond  n'avai!  pas  cessé  d'appartenir  à  la  France,  non  pas  seule- 
ment par  ses  amitiés  privées,  mais  par  les  sympathies  de  sa  parole,  arrivant  tou- 
jours, pour  ainsi  dire,  incognito,  et  toujours  avidement  recueillie.  Pendant  son 
séjour  en  Hollande  (1668),  il  courut  dans  Paris  une  dissertation  manuscrite  sur 
l'Alexandre  de  Racine,  où  l'on  rappelait  le  nouveau-venu  à  ce  sentiment  plus  viril 
de  l'antiquité  dont  Corneille  avait  eu  le  secret,  et  où,  sapant  son  œuvre  par  la  base, 
on  lui  reprochait  tout  crûment  de  n'avoir  a  connu  ni  Alexandre,  ni  Porus.  »  »  Porus, 
disait  le  critique  anonyme,  Porus  que  Quinte  Curce  dépeint  tout  étranger  aux  Grecs 
et  aux  Perses,  est  ici  purement  Français  :  au  lieu  de  nous  transporter  aux  Indes, 
on  l'amène  en  France,  où  il  s'accoutume  si  bien  à  notre  humeur,  qu'il  semble  être 
né  parmi  nous,  ou  du  moins  y  avoir  vécu  toute  sa  vie.  »  Puis  venait  un  pompeux 
éloge  du  grand  Corneille,  roi  déshérité  de  la  scène  depuis  Andromaqne  et  Britnn- 
nicus,  et  une  théorie  de  l'amour  tragique  tout  à  l'avantage  de  l'auteur  du  Cid  et 
de  Cinna.  La  pièce  Ot  du  bruit;  elle  avait  été  lancée  dans  la  circulation  par  M"'*  la 
présidente  Bourneau,  «  une  femme  fort  vue  en  Angleterre,  ■>  qui  l'avait  reçue  en 
confidence  de  Saint-Évremond.  Déjà  Barbin  avait  mis  la  main  dessus,  et  se  pré- 


9i  SAINT-EVREMOND. 

parait  à  l'étaler  sur  les  degrés  de  la  Sainte-Chapelle.  Les  amis  de  Racine  s'en 
émurent,  et  l'écho  en  arriva  sans  doute  jusqu'à  l'auteur,  qui,  fatigué  à  son  ordinaire 
du  retentissement  qu'avaient  ses  moindres  productions,  écrivit  à  Lionne  pour  se 
plaindre  de  l'indiscrète  présidente.  «  Je  hais  extrêmement,  disait- il,  de  voir  mon 
nom  courir  par  le  monde,  presqu'en  toutes  choses,  et  particulièrement  en  celles 
de  celte  nature.  Je  ne  connois  point  Racine  ;  c'est  un  fort  bel  esprit  que  je  voudrois 
servir,  et  ses  plus  grands  ennemis  ne  pourroient  pas  faire  autre  chose  que  ce  que 
j'ai  fait  sans  y  penser.  » 

Cette  fois,  du  reste,  il  se  trouva  glorieusement  dédommagé  de  ses  ennuis  d'auteur 
à  la  mode.  Le  vieux  Corneille  se  sentit  remué,  au  milieu  des  déboires  de  sa  déca- 
dence, d'un  hommage  qui  lui  venait  de  si  bon  lieu.  Il  écrivit  à  Saint-Évremond 
pour  le  remercier,  et  cette  lettre  du  grand  poète,  perdue  dans  le  recueil  des  œuvres 
du  gentilhomme,  n'est  pas  une  des  choses  les  moins  curieuses  qu'il  renferme. 
(1  Vous  m'honorez  de  votre  estime,  écrivait  Corneille,  avec  la  fierté  douloureuse  du 
lion  moribond;  vous  m'honorez  de  votre  estime,  en  un  temps  où  il  semble  qu'il  y 
ait  un  parti  fait  pour  ne  m'en  laisser  aucune.  Vous  me  soutenez,  quand  on  se 
persuade  qu'on  m'a  abattu,  et  vous  me  consolez  glorieusement  de  la  délicatesse  de 
notre  siècle,  quand  vous  daignez  m'attribuer  le  bon  goût  de  l'antiquité.  C'est  un 
merveilleux  avantage  pour  un  homme  qui  ne  peut  douter  qtie  la  postérité  ne  veuille 
bien  s'en  rapporter  à  vous  :  aussi  je  vous  avoue  après  cela  que  je  pense  avoir 
quelque  droit  de  traiter  de  ridicules  ces  vains  trophées  qu'on  établit  sur  les  débris 
imaginaires  des  miens,  et  de  regarder  avec  pitié  ces  opiniâtres  entêtements  qu'on 
avoit  pour  les  anciens  héros  refondus  à  notre  mode.  » 
Et  plus  loin  : 

«  Que  vous  flattez  agréablement  mes  sentiments,  quand  vous  confirmez  ce  que 
j'ai  avancé  touchant  la  part  que  l'amour  doit  avoir  dans  les  belles  tragédies,  et  la 
fidélité  avec  laquelle  nous  devons  conserver  à  ces  vieux  illustres  ces  caractères  de 
leur  temps,  de  leur  nation  et  de  leur  humeur!  J'ai  cru  jusqu'ici  que  l'amour  éloit 
une  passion  trop  chargée  de  foiblesse  pour  être  la  dominante  dans  une  pièce 
héroïque;  j'aime  qu'elle  y  serve  d'ornement,  et  non  pas  de  corps,  et  que  les 
grandes  âmes  ne  la  laissent  agir  qu'autant  qu'elle  est  compatible  avec  de  plus  nobles 
impressions.  Nos  doucereux  et  nos  enjoués  sont  de  contraire  avis,  mais  vous  vous 
déclarez  du  mien.  N'est-ce  pas  assez  pour  vous  en  être  redevable  au  dernier  point, 
et  me  dire  toute  ma  vie, 

»  Monsieur, 

1)  Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

»   Corneille.   i> 

Il  deviendrait  trop  long  de  suivre  pas  à  pas  Saint-Évremond  dans  sa  longue  vie 
littéraire.  Il  avait  cinquante-sept  ans  quand  il  vint  pour  la  seconde  fois  en  Angle- 
terre. Pendant  trente-trois  ans  qu'il  vécut  encore,  il  resta  le  libre  penseur,  l'écrivain 
de  fantaisie  que  nous  avons  montré.  Le  théâtre  et  les  anciens  étaient  les  sujets 
ordinaires  sur  lesquels  s'exerçait  sa  verve  complaisante,  toujours  au  service  d'une 
prière,  d'une  invitation,  souvent  d'un  caprice.  La  vieillesse  le  prit  ainsi,  tranquille 
el  résigné,  promenant  sur  toutes  choses  un  regard  limpide  et  serein,  et  laissant 
cheminer,  la  bride  sur  le  cou,  son  intelligence  vierge  du  mors  et  de  l'éperon, 


SAIîVT-ÉVRENOISD.  ^'S 

imiqiieuienl  inquiet  de  jouir  de  lui-même,  et  d'en  faire  jouir  les  gens  qu'il  aimait. 
On  a  fait  de  Saint-Évremond  un  épicurien.  Peu  lui  im[)orte  Ëpicure,  comme  aussi 
bien  tout  outre  arrangeur  de  systèmes.  Tout  ce  qui  sent  l'eirort,  tout  ce  qui  se  pose 
en  parti  pris,  l'ellVaie;  constance  et  vertu  même  sont  pour  lui  des  mots  trop  sévères 
dont  il  n'ambitionne  pas  l'éclat.  11  préfère  se  laisser  aller  paresseusement  à  la 
pente  d'une  nature  indulgente  et  sage  qui  l'emmène  doucement  au  travers,  ou 
plutôt  à  côté  des  embarras  de  la  vie.  C'est  là  de  la  morale  relâchée,  si  l'on  veut, 
mais  relâchée  de  si  bonne  foi,  et  d'un  résultat  si  inoifensif,  exposée  surtout  avec 
tant  de  grâce  et  de  charme,  qu'en  vérité  elle  peut  demander  à  ceux  qui  s'appellent 
les  gens  vertueux,  qui  d'entre  eux  osera  bien  lui  jeter  la  première  pierre.  On  peut 
en  suivre  tout  au  long  les  développements  et  les  principes  dans  la  lettre  de  Sainl- 
Evremond  au  maréchal  de  Créqui,  «  qui  m'avoit  demandé  en  quelle  situation  étoit 
mon  esprit,  et  ce  que  je  pensois  de  toutes  choses  dans  ma  vieillesse.  »  Il  donne  là 
son  dernier  mot,  sans  vanterie  ni  fausse  honte,  avec  une  bonhomie  douce  et  fine, 
capable  de  désarmer  les  plus  rigides. 

«  Quand  il  m'est  arrivé  des  malheurs,  je  m'y  suis  trouvé  naturellement  assez  peu 
sensible,  sans  mêler  à  cette  heureuse  constitution  le  dessein  d'être  constant;  car 
la  constance  n'est  qu'une  longue  attention  à  nos  maux.  Elle  paroit  la  plus  belle 
vertu  du  monde  à  ceux  qui  n'ont  rien  à  souffrir,  et  elle  est  véritablement  comme 
une  nouvelle  gêne  à  ceux  qui  souffrent.  Les  esprits  s'aigrissent  à  résister,  et  au 
lieu  de  se  défaire  de  leur  première  douleur,  ils  en  forment  eux-mêmes  une  seconde. 
Sans  la  résistance,  ils  n'auroient  que  le  mal  qu'on  leur  fait;  par  elle,  ilsont  encore  celui 
qu'ils  se  font.  C'est  ce  qui  m'oblige  à  remettre  tout  à  la  nature  dans  les  maux  pré- 
sents :  je  garde  ma  sagesse  pour  le  temps  où  je  n'ai  rien  à  endurer.  Alors,  par  des 
réflexions  sur  mon  indolence,  je  me  fais  un  plaisir  du  tourment  que  je  n'ai  pas, 
et  trouve  le  secret  de  rendre  heureux  l'état  le  plus  ordinaire  de  la  vie.  » 

«  L'état  de  la  vertu  n'est  pas  un  état  sans  peine.  On  y  souffre  une  contes- 
tation éternelle  de  l'inclination  et  du  devoir.  Tantôt  on  reçoit  ce  qui  choque,  tantôt 
on  s'oppose  à  ce  qui  plaît,  sentant  presque  toujours  de  la  gêne  à  faire  ce  que  l'on 
fait,  et  de  la  contrainte  à  s'abstenir  de  ce  que  l'on  ne  fait  pas.  Celui  de  la  sagesse 
est  doux  et  tranquille.  La  sagesse  règne  en  paix  sur  nos  mouvements,  et  n'a  qu'à 
bien  gouverner  des  sujets,  au  lieu  que  la  vertu  avoit  à  combattre  des  ennemis. 

j)  Je  puis  dire  de  moi  une  chose  assez  extraordinaire  et  assez  vraie,  c'est  que  je 
n'ai  jamais  senti  en  moi-même  ce  combat  intérieur  de  la  passion  et  de  la  raison. 
La  passion  ne  s'opposoit  point  à  ce  que  j'avois  résolu  de  faire  pardevoir,  et  la  raison 
consentoit  volontiers  à  ce  que  j'avois  envie  de  faire  par  un  sentiment  de  plaisir.  Je 
ne  prétends  pas  que  cet  accommodement  si  aisé  me  doive  attirer  de  la  louange  : 
je  confesse  au  contraire,  que  j'en  ai  été  plus  vicieux;  ce  qui  ne  venoit  point  d'une 
perversité  d'intention  qui  allât  au  mal,  mais  de  ce  que  le  vice  se  faisoit  agréer 
comme  une  douceur,  au  lieu  de  se  laisser  connoître  comme  un  crime.  » 

Hâtons-nous  de  dire,  pour  notre  responsabilité  morale  vis-à  vis  de  ceux  qui 
n'entendent  point  facilement  raillerie  à  l'endroit  de  cette  pauvre  vertu,  si  leste- 
ment sacrifiée  par  notre  philosophe,  hâtons-nous  de  dire  que  nous  ne  présentons 
point  ceci  comme  un  enseignement.  Lui-môme,  au  surplus,  ne  cherche  point  à 
ériger  en  théorie  la  méthode  qu'il  s'applique,  et  cette  complaisance  mutuelle  de  la 
passion  et  de  la  raison,  si  commode  pour  arranger  sa  vie,  il  sait  bien  nous  la  donner 
pour  ce  qu'elle  vaut.  C'est  moins  une  prédication  qu'une  confession  qu'il  fait  là, 
confession  sans  remords,  il  est  vrai,  et  qui  n'invoque  point  d'absolution.  C'est  le 


96  SAIINT-ÉVREMOND. 

récil  d'un  homme  qui  s'est  fait  sa  route  par  les  sentiers  les  plus  faciles,  et  qui  s'ac- 
cuse en  riant  de  paresse. 

Il  est  curieux  a|)rès  cela  de  voir  quelle  sorte  de  chrétien  faisait  Saint-Évremond. 
A  coup  sûr,  celui-là  ne  devait  pas  l'èlre  à  la  façon  de  Dossuet  ou  de  Pascal.  Sans 
parler  de  la  pratique  dont  il  fait  évidemment  bon  marché,  il  n'accepte  guère  que 
ce  qui  lui  plaît  de  la  croyance.  Nous  avons  déjà  vu  sur  quel  ton  d'ironique  incrédu- 
lité il  le  prend  avec  les  grandes  questions  religieuses  qui  mettaient  aux  prises  les 
docteurs  de  .son  temps,  et  quel  mince  respect  il  garde  aux  docteurs  eux-mêmes. 
Dans  sa  comédie  des  Opéras,  œuvre  assez  faible  du  reste,  com|)osée  dans  le  but 
d'amuser  M""^  de  Mazarin,  Saint-Évremond  amène  l'histoire  du  médecin  Guillaul, 
qui  fait  appeler  monsieur  le  théolofjal,  son  bon  ami,  «  pour  prendre  cougé  de  ce 
monde  entre  ses  mains,  et  se  préparer  à  l'autre.  «  Son  âme  est  en  assez  bonne  as- 
siette, n'était  une  chose,  dit-il,  qui  l'inquiète  :  «  C'est  d'avoir  abusé  le  peuple 
trente  ans  durant,  dans  la  profession  et  l'exercice  d'une  science  où  je  ne  croyois 
point.  »  —  «  Scrupule  d'un  homme  alfoibli  par  la  maladie,  s'écrie  Millaut  le  théo- 
»  logal;  chacun  fait  son  métier,  et  n'en  répond  pas.  Je  suis  théologal  il  y  a  vingt 
»  ans,  et  ne  suis  pas  plus  assuré  de  ma  théologie  que  vous  de  votre  médecine;  ce- 
))  pendant  je  n'ai  pas  le  moindre  scrupule,  car,  comme  j'ai  dit,  chacun  sa  profes- 
"  sion.  n  Une  sorte  de  répulsion  instinctive  se  laisse  apercevoir  chez  Saint-Évre- 
mond toutes  les  fois  que  viennent  à  se  rencontrer  sous  sa  plume  ces  mots  encore 
si  révérés  de  docteurs  et  de  théologiens.  «  Il  n'y  a  rien  de  si  bien  établi  chez  les 
nations,  dit-il  quelque  part,  qu'ils  ne  soumettent  à  l'extravagance  du  raisonnement. 
On  brûle  un  homme  assez  malheureux  pour  ne  pas  croire  en  Dieu,  et  cependant  on 
demande  publiquement  dans  les  écoles  s'il  y  en  a  un.  » 

Ces  plaisanteries  à  bout  portantde  notre  gentilhomme  esprit  fort  ouvrent  évidem- 
ment la  voie  aux  hardiesses  religieuses  du  xviii"  siècle.  Il  y  a  loin  pourtant  de  celte 
méfiance  moqueuse  d'honnête  homme  qni  fait  ses  réserves  aux.';arcasmes,  trop  souvent 
grossiers,  de  Voltaire,  aux  invectives  furibondes  de  Raynal  et  de  Diderot.  Saint- 
Évremond  reste  chrétien,  quoi  qu'il  en  ait;  quand  il  parle  du  christianisme,  il  dit 
nettement  «  notre  religion,»  et  même  il  ne  s'agit  pas  seulement  avec  lui  d'un  chris- 
tianisme vague  et  purement  philosophique,  comme  il  s'en  fabrique  aujourd'hui. 
a  Dans  la  diversité  des  créances  qui  partagent  le  christianisme,  dit-il,  la  vraie  ca- 
tholicité me  lient  autant  par  mon  élection  que  par  habitude  et  par  les  impressions 
que  j'en  ai  reçues.  »  Croyant,  incrédule,  railleur  de  bonne  foi,  avec  des  retours 
.sincères  au  sentiment  religieux,  il  laissait  flotter  tranquillement  son  esprit,  disant, 
sans  s'émouvoir,  «  que  le  plus  dévot  ne  peut  venir  à  bout  de  croire  toujours,  ni  le 
plus  impie  de  ne  croire  jamais.  »  Dans  un  porlrait  qu'il  s'est  plu  à  faire  de  lui- 
même,  Saint-Évremond  expose  tout  à  l'aise  celle  incrédulité  pacifique,  en  quelques 
vers,  assez  mauvais  du  reste,  mais  qui  n'ont  à  coup  sûr  rien  d'impie. 

De  justice  et  de  charité, 
Beaucoup  plus  que  de  pénitence, 
H  compose  sa  piété; 
Mettant  en  Dieu  sa  confiance, 
Espérant  lout  de  sa  bonté, 
Dans  le  sein  de  sa  providence 
Il  trouve  son  bonheur  et  sa  félicité. 

Rousseau  aurait  appelé  cela  du  déisme,  et  Fénélon  du  quiélisme  ;  c'est  tout  sim- 


SAINT-livREMOND.  97 

l>lonionl  le  laissor-allor  d'un  esprit  qui  se  possède  sans  lutte  cl  sans  eiïorl;  mais, 
(le  quchiue  udui  qu'on  l'habille,  cela  ne  doit  faire  peur  à  personne. 

Avant  d'arriver  au  ternie  de  cette  longue  carrière,  doucement  fournie  au  milieu 
de  tant  d'agitations,  il  faut  passer  par  un  de  ces  calmes  amours  de  vieillard,  qui 
ont  tant  de  fraîcheur  et  de  gri\ce  quand  on  ne  cherche  pas  à  transiger  avec  ses  che- 
veux blancs.  En  1675,  l'arrivée  à  Londres  de  la  duchesse  de  Mazarin  vint  porter  le 
dernier  coup  aux  regrets  déjà  bien  pâles  de  notre  exilé,  qui  atteignait  alors  sa 
soixante-deuxième  année,  llortense  Mancini,  l'une  de  ces  fameuses  nièces  de  Ma- 
zarin, qui  avaient  pensé  donner  une  reine  à  la  France,  était  alors  une  des  femmes 
les  plus  célèbres  de  ce  monde  cosmopolite  des  cours  et  des  cab'mcls,  pour  nous 
servir  d'une  expression  de  notre  marcjuis  de  Bousignac.  Charles  II,  du  temps  qu'il 
n'était  encore  que  simple  prétendant,  l'avait  demandée  jusqu'à  deux  fois  en  mariage 
sans  pouvoir  l'obtenir  du  Mazarin,  et,  malgré  l'affront  de  ce  double  refus,  il  était 
encore  tout  prêt  à  l'épouser  lors  de  son  retour  en  Angleterre,  si  ses  ministres  ne 
fussent  intervenus.  Le  duc  de  Savoie  se  mit  ensuite  sur  les  rangs  sans  plus  de 
succès.  Il  faut  dire  que  la  dot  était  de  vingt  millions,  ce  qui  donnait  à  l'oncle 
quelque  droit  de  faire  le  difficile.  Par  une  cruelle  dérision,  la  pauvre  Hortense,  pour 
qui  les  rois  et  les  princes  n'étaient  pas  assez  bons,  tomba,  avec  sa  dot,  entre  les 
mains  du  maréchal  de  La  Meilleraye,  espèce  de  maniaque  bigot  et  taquin,  qui  prit 
son  nom  au  lieu  de  lui  donner  le  sien,  et  la  rendit  en  revanche  la  plus  malheureuse 
femme  du  monde.  Enfant  volontaire  et  gâté,  légère,  galante,  amoureuse  avant  tout 
de  mouvement  et  de  liberté,  et  chrétienne  indigne  en  vraie  nièce  de  cardinal, 
jjme  Mazarin  se  trouva  soumise  à  une  sorte  de  vie  claustrale,  à  laquelle,  par  un  raffi- 
nement de  rigorisme  conjugal,  on  refusait  même  les  consolations  inoffensives  de  l'in- 
dépendance intérieure.  Il  faut  ajouter  qu'elle  le  rendit  bien  à  M.  de  La  Meilleraye. 
Après  sept  ans  d'espiègleries  mutines,  de  bouderies,  de  fuites  à  l'hôtel  Conti,  à  l'hôtel 
Soissons,  aux  abbayes  de  Chelles  et  de  Sainte-Marie  de  la  Bastille,  elle  s'habille  en 
homme  par  une  belle  nuit  de  juin  16(i8,  avec  une  de  ses  fdies  nommée  Nanou,  et 
se  lance  à  travers  champs  sous  la  singulière  sauvegarde  d'un  domestique  de  .son 
frère,  le  duc  de  Nevers,  et  de  Courbeville,  un  gentilhomme  au  duc  de  Rohan, 
qu'elle  n'avait  jamais  vu.  Elle  alla  ainsi  jusqu'à  Milan,  où  l'allendait  sa  sœur, 
M"'*  la  connétable,  et  dit  adieu  de  grand  cœur  à  la  France,  sa  patrie  de  passage. 
laissant  à  Nevers  le  soin  de  chansonner  les  infortunes  conjugales  de  son  beau-frère. 

Une  fois  jetée  dans  cette  vie  d'exception,  M'""  Mazarin  courut  quelque  temps  le 
monde;  elle  alla  de  Milan  à  Venise,  de  Venise  à  Sienne,  de  Sienne  à  Rome,  reparut 
en  France,  puis  repassa  les  Alpes,  voyageant,  ainsi  que  disait  M""^  de  Grignan,  qui 
lui  donna  des  chemises  comme  elle  passait  à  Aix,  «  en  vraie  héroïne  de  roman, 
avec  force  pierreries  et  point  de  linge  blanc.  »  Des  millions  de  cette  dot  tant  vantée, 
il  ne  restait  à  la  belle  fugitive  (|u'une  pension  de  vingt  quatre  mille  francs,  assez 
maigrement  servie  par  l'époux  délaissé.  Encore  la  devait-elle  à  un  ordre  exprès  du 
roi,  qui  n'avait  oublié  ni  la  nièce  de  Mazarin,  ni  surtout  la  sœur  de  Marie  Mancini. 
Quand  M™"  de  Mazarin  revint  en  France  pour  solliciter  sa  pension,  on  voulut  la  re- 
tenir à  la  cour.  «  M.  deLauzun  me  demanda,  dit-elle  dans  ses  mémoires,  ce  que  je 
voulois  faire  avec  mes  vingt-quatre  mille  francs;  que  je  les  mangerois  au  premier 
cabaret,  et  que  je  serois  contrainte  de  revenir  après,  toute  honteuse,  en  demander 
d'autres  qu'on  ne  me  donneroit  pas.  -)  Mais  l'amour  de  l'indépendance  fut  plus  fort. 
Elle  préféra  s'enterrer  à  Chambéry,  sous  la  protection  de  son  ancien  soupirant  le 
duc  de  Savoie.  Quand  celui-ci  vint  à  mourir,  la  cour  d'un  autre  de  ses  adorateurs. 


9S  SAINT-ÉVREMOND. 

du  roi  Charles  II,  lui  ofl'ril  uu  asile.  Charles  vivait  alors  sous  les  lois  de  la  duchesse 
de  Portsmoulh,  favorite  altière  et  détestée,  qui  avait  fait  de  son  royal  amant  le  très- 
humble  pensionnaire  de  Louis  XIV.  Le  parti  national  voulut  combattre  cette  in- 
fluence funeste,  et  fit  proposer  tout  simplement  h  M""  Mazarin  de  venir  détrôner 
la  maîtresse  régnante.  Il  n'y  avait  là  rien  d'oEfensant  dans  les  idées  du  temps.  Hor- 
tense  accepta  sans  façon  la  concurrence,  et  n'eut  qu'à  paraître  pour  rallumer  chez 
le  roi  les  feux  du  prétendant.  Déjà  l'astre  de  la  duchesse  pâlissait  :  sa  rivale  avait 
reçu  du  roi  une  pension  de  quatre  mille  livres  sterling,  et  la  cour  attentive  était 
en  suspens;  mais,  aussi  légère  en  intrigue  qu'en  mariage,  la  nouvelle  venue  s'éprit 
tout  à  coup  d'une  belle  passion  pour  un  certain  prince...-  de  Monaco,  el  ne  s'oc- 
cupa plus  du  Stuart,  qui,  de  dépit,  lui  retira  sa  pension,  pour  la  lui  rendre,  il  est 
vrai,  bientôt  après.  Quant  à  elle,  tout  insoucieuse  d'avoir  manqué  pour  un  caprice 
son  sceptre  de  ia  main  gauche,  elle  ne  pensa  plus  qu'à  mener  joyeuse  vie  à  Lon- 
dres, et  fit  de  sa  maison  une  espèce  de  pendant  à  feu  l'hôtel  de  Rambouillet,  o  On 
s'y  entretenoit  sur  toutes  sortes  de  sujets;  on  disputoit  sur  la  philosophie,  sur 
l'histoire,  sur  la  religion;  on  raisonnoit  sur  les  ouvrages  d'esprit  et  de  galanterie, 
sur  les  pièces  de  théâtre,  les  auteurs  anciens  el  modernes,  l'usage  de  notre  lan- 
gue, etc.  (1).  "  Comme  Hortense  était  moins  exclusivement  littéraire  que  la  fameuse 
Julie,  les  plaisirs  avaient  aussi  leurs  entrées  dans  son  cercle.  Morin,  qui  avait  im- 
porté la  basselte  en  Angleterre,  taillait  d'ordinaire  chez  elle,  et  l'on  ne  s'y  conten- 
tait pas  toujours  de  «  raisonner  sur  les  ouvrages  de  galanterie.  »  Bref,  tout  y  allait 
de  façon  que  son  dévot  mari,  dans  un  faction  qu'il  fit  imprimer  plus  tard  contre 
elle,  crut  pouvoir  le  prendre  sur  ce  ton  curieux  :  o  M"""  Mazarin  faisoil de  sa  maison 
un  bureau  public  de  jeu,  de  plaisir  et  de  galanterie;  une  nouvelle  Babylone,  ofi 
des  gens  de  toutes  nations,  de  toutes  sectes,  parlant  toutes  sortes  de  langues,  mar- 
choient  en  confusion  sous  l'étendart  de  la  fortune  et  de  la  volupté.  »  Telle  était, 
en  corrigeant  toutefois  la  pieuse  exagération  de  cette  phrase  biblique,  telle  était  la 
femme  au  char  de  laquelle  notre  philosophe  demeura  enchaîné  pendant  vingt- 
quatre  ans. 

Admis  d'abord  avec  la  foule  aux  séances  académiques,  dont  le  poids  reposait  en 
grande  partie  sur  lui,  Saint-Évremond  conquit  bientôt  l'iniimité,  puis  finit  par  se 
déclarer  amoureux,  mais  amoureux  de  si  bonne  grâce  el  si  peu  exigeant,  que  le 
ridicule  ne  l'atteignit  jamais.  Rien  n'est  touchant  et  paternel  comme  les  petites  let- 
tres où  lui-même  plaisante  avec  sa  passion.  Il  se  laisse  aller,  avec  cette  calme  né- 
gligence des  esprits  qui  ont  la  conscience  de  leur  force,  aux  caprices,  aux  railleries, 
aux  agaceries  d'enfant  de  la  folle  vagabonde,  selon  l'expression  d'un  mauvais  plai- 
sant, dans  un  sonnet  satirique  du  temps.  «  Pour  les  attentats  que  vous  me  con- 
seillez, écrivait-il  au  comte  d'Olonne,  je  suis  peu  en  étal  de  les  faire,  et  elle  est 
en  état  de  les  souffrir.  S'il  faut  veiller  les  nuits  entières,  on  ne  me  donne  pas  qua- 
rante ans.  S'il  faut  faire  un  long  voyage  avec  le  vent  et  la  pluie,  quelle  santé  que 
celle  de  M.  Saint-Evremond  !  Veux-je  approcher  ma  tète  de  la  sienne,  sentir  des 
cheveux  et  baiser  le  bout  de  l'oreille,  on  me  demande  si  j'ai  connu  M"'"  Gabrielle, 
et  si  j'ai  fait  ma  cour  à  Marie  de  Médicis.  Le  papier  me  manque.  Je  vous  prie  de  me 
mettre  au  rang  des  amis  solides.  Miracle-d'Amour  est  votre  servante.  >>  Et  au  comte 
de  Saint-Albans  :  ><  M'"°  Mazarin  a  les  mains  bonnes  pour  voler  mes  fiches,  et  pour 
jeter  une  carte  du  talon,  quand  je  joue  sans  prendre  avec  quatre  matadors.  Je  m'a- 

(1)  Desmaizcaux.  p.  1Ô9. 


SAl>T-ÉVnEMO>U.  ÎJO 

dresse  h  M.  île  Monaco,  qui  me  ilit  sérieusement,  et  avec  un  air  de  sincérité  :  — 
De  bonne  foi,  monsieur,  monsieur  de  Saint-Ëvremond,  je  regardois  ailleurs.  — 
Votre  ami,  SI.  de  Saissac,  rit  beaucoup  et  ne  décide  rien.  M.  Courtin  déclare  que 
K  la  vexation  cet  grande,  n  Mais  toutes  les  déclarations  de  M.  Courtin  font  peu 
d'effet.  .. 

Miraclc-d' Amour  ne  se  contentait  pas  de  tricher  au  jeu  son  vieil  adorateur.  Aussi 
leste  avec  ce  grand  esprit  qu'elle  l'était  avec  toute  personne  et  toute  chose,  la  belle 
Ilortense  trouvait  je  ne  sais  quel  malin  plaisir  à  se  faire  un  jouet  de  son  Saint- 
Hvremond.  Tantôt,  en  Dulcinée  farouche,  elle  le  renvoyait  aux  infortunes  du  cheva- 
lier de  la  Triste-Figure;  tantôt,  s'émancipant  tout  à  fait,  elle  ne  l'appelait  plus  que 
son  vieux  satyre.  Lui,  toujours  égal  et  de  bonne  humeur,  se  prêtait  avec  sa  douce 
gaieté  aux  fantaisies  irrévérencieuses  de  l'enfant  gâté,  et  remontait  avec  un  aplomb 
spirituel  sur  le  terrain  glissant  d'une  galanterie  surannée.  «  On  porte  envie,  lui 
écrivait-il,  aux  injures  que  vous  me  dites  ;  il  n'y  a  personne  qui  ne  voulût  être  ap- 
pelé sot,  comme  je  le  suis  :  cependant,  madame,  il  y  a  des  grâces  moins  détournées, 
des  grâces  plus  naturelles,  que  je  voudrois  bien  recevoir.  Tout  le  monde  est  pré- 
sentement dans  mes  intérêts  :  M"""  Hyde  vous  tient  quitte  de  l'assiduité  que  vous  lui 
avez  promise  à  ses  couches,  pourvu  que  vous  vous  portiez  de  bonne  grâce  à  m'o- 
bliger;  M"'  de  Beverwert  est  prête  à  rendre  des  oracles  en  ma  faveur.  Il  me  semble 
que  je  la  vois,  les  cheveux  en  désordre  et  les  coëffes  de  côté,  tout  inspirée  de  son 
Dieu,  vous  dire  impérieusement  :  Baisez  le  vieillard,  reine,  haîsezle.  Que  ferez- 
vous,  madame?  Xégligerez-vous  les  prières,  les  avertissements,  les  oracles?...  S'il 
en  est  ainsi,  madame,  plus  de  sainteté,  plus  de  sagesse,  plus  de  reconnoissance,  plus 
de  justice.  Adieu  toutes  les  vertus.  Vous  serez  comme  une  simple  femme,  comme 
une  petite  coquette,  à  qui  une  ride  fait  peur,  et  que  des  cheveux  blancs  peuvent 
effrayer.  » 

Le  bruit  de  cette  passion  vint  bientôt  jusqu'en  France,  et  le  commentaire  ne  dut 
pas  lui  manquer;  néanmoins,  comme  derrière  ces  plaisanteries  de  part  et  d'autre 
se  cachait  un  sentiment  vrai,  une  aiïection  réelle  et  solide,  une  de  ces  amitiés  où 
la  question  de  sexe  entre,  il  est  vrai,  pour  leur  donner  quelque  chose  de  plus 
tendre,  mais  qui  n'emploient  les  mots  d'amour  que  comme  un  masque  sans  consé- 
quence, il  n'y  eut  que  du  respect  à  Paris  ainsi  qu'à  Londres  pour  une  liaison  qui 
vengeait  bien  W"'  de  Mazarin  des  petits  vers  des  beaux  esprits  et  des  indignations 
vertueuses  de  certaines  gens.  Ce  fut  elle  qui  retint  Saint  Évreniond  en  Angleterre 
quand  vint  la  révolution  de  1688.  Le  comte  de  Grammont  lui  Gt  savoir  que  le  roi 
se  relâchait  entin  de  son  inflexible  sévérité.  «  Ce  prince,  dit  Desmajzeaux,  voyant 
que  la  guerre  allait  s'allumer  entre  les  deux  nations,  craignit  qu'il  n'y  eût  du  danger 
pour  M.  de  Saint-Évremond  à  demeurer  au  milieu  d'un  peuple  irrité  contre  la 
France.  »  Singulière  attention  pour  un  sujet  oublié,  qui,  après  vingt  ans  d'absence, 
avait,  pour  ainsi  dire,  changé  de  patrie!  Le  vieil  exilé  en  fut  peu  touché.  Il  répondit 
au  comte  de  Grammont  qu'il  était  trop  vieux  pour  se  transplanter;  que  d'ailleurs 
il  aimait  mieux  rester,  par  choix,  à  Londres,  où  il  était  connu  de  ce  qu'il  y  avait 
d'honnêtes  gens,  où  l'on  était  accoutumé  à  sa  loupe  (I)  et  à  ses  cheveux  blancs,  à 

(1)  «  Vingt  ans  avant  sa  mort,  il  lui  vint  entre  les  deux  sourcils  imo  loupe  qui  grossit 
beaucoup.  Il  avait  eu  dessein  de  la  faire  couper  ;  mais,  comme  elle  ne  l'incommodait  point. 
et  que  cette  espèce  de  difformité  ne  lui  faisait  aucune  peine,  M.  Lefèvrc  lui  conseilla  de  l.i 
laisser,  de  peur  que  celle  opération  n'cùl  des  suites  fâcheuses  dans  une  personne  de  sou 


100  SAINT-ÉVREMOND. 

ses  manières  et  à  son  tour  d'esprit,  que  de  retourner  en  France,  où  il  arait  perdu 
toutes  ses  habitudes,  où  il  serait  comme  étranger,  et  où  à  peine  connailrait-il  un 
autre  courtisan  que  le  comte  de  Grammont  lui-même. 

Dix  ans  après,  M"'"  Mazarin  mourut  à  sa  maison  de  campagne  de  Chelsey.  Miraclc- 
(V Amour  avait  alors  cinquante-trois  ans  ;  mais  c'était  une  de  ces  beautés  de  pure 
race  sur  lesquelles  le  temps  semble  ne  point  avoir  de  prise.  Au  dire  de  tous,  elle 
avait  conservé  toute  sa  fraîcheur,  et,  pour  Sainl-Évremond,  qui  arrivait  à  sa  quatre- 
vingt-sixième  année,  elle  était  encore  aussi  belle  que  le  premier  jour.  Touslesamis 
du  survivant  s'émurent  à  ce  coup.  «  Quelle  perte  pour  vous,  monsieur!  lui  écrivit 
Ninon  de  Lenclos,  restée  fidèle  à  sa  manière  à  son  amoureux  de  1638;  si  on  n'avait 
pas  à  se  perdre  soi-même,  on  ne  se  consolerait  jamais.  »  Les  instances  devinrent 
plus  vives  alors  pour  le  rappeler  à  Paris;  mais  cette  âme  si  douce  et  .si  ferme  à  la 
fois  se  trouvait  enfin  brisée,  et  ne  pensait  plus  qu'à  laisser  arriver  .son  heure.  Saint- 
Évremond  refusa  obstinément  ce  qu'il  avait  tant  désiré  autrefois.  Du  reste,  il  est 
impossible  de  s'envelopper  dans  son  manteau  en  s'y  drapant  moins  qu'il  ne  le  fait. 
a  Vous  ne  pouviez,  écrivait-il  au  marquis  de  Canaples,  vous  ne  pouviez  me  donner 
de  meilleures  marques  de  votre  amitié  qu'en  une  occasion  où  j'ai  besoin  de  la  ten- 
dresse de  mes  amis  et  de  la  force  de  mon  esprit  pour  me  consoler.  Quand  je  n'aurois 
que  trente  ans,  il  me  seroit  difficile  de  pouvoir  rétablir  l'agrément  d'un  pareil  com- 
merce. A  l'âge  où  je  suis,  il  m'est  impossible  de  le  remplacer.  Le  vôtre,  monsieur, 
et  celui  de  quelques  personnes  qui  prennent  part  encore  à  mes  intérêts,  me  se- 
roient  d'un  grand  secours  à  Paris  :  je  ne  balancerois  pas  à  l'aller  chercher,  si  les 
incommodités  de  la  dernière  vieillesse  n'y  apportoienl  un  grand  obstacle.  D'ailleurs, 
que  ferois-je  à  Paris,  que  me  cacher  ou  me  présenter  avec  diCérentes  horreurs, 
souvent  malade,  toujours  caduc,  décrépit?  On  pourroit  dire  de  moi  ce  que  disoil 
M"'"^  de  Cornuel  d'une  dame  :  Je  voudrais  bien  savoir  le  cimetière  où  elle  va  renou- 
veler de  carcasse.  » 

Dès  ce  moment,  Saint-Évremond  ne  fit  plus  que  languir.  La  vieillesse,  qu'il  avait 
portée  jusque-là  avec  gaillardise,  s'alourdit  tout  à  coup  sur  sa  tête.  La  verve  et  la 
gaieté  s'en  allèrent  à  petit  bruit  :  une  seule  chose  restait  debout,  cette  inaltérable 
raison  qui  n'avait  jamais  failli  chez  lui,  et  qui  se  maintint  haute  et  droite  jusqu'à 
la  fin.  Ce  fut  sur  ces  entrefaites  que  Barbin  vint  frapper  à  sa  porte,  son  catalogue  à 
la  main.  Il  demandait  à  son  auteur  son  portrait  d'abord,  puis  ses  dernières  pro- 
ductions, et  la  liste  de  ses  œuvres  triées  au  milieu  du  chaos  informe  des  Suint-Evre- 
moniiana.  Précisément  à  cette  époque,  Saint-Ëvremond  écrivait  un  jour  :  «  A  l'âge 
où  je  suis,  une  heure  de  vie  bien  employée  vaut  mieux  que  toute  la  renommée  du 
monde.  »  Il  répondit  à  Barbin  :  «  Si  j'étois  jeune  et  bien  fait,  je  ne  seroispas  fâché 
qu'on  vît  mon  portrait  à  la  tête  d'un  livre;  mais  c'est  faire  un  mauvais  présent  au 
lecteur  que  de  lui  donner  la  vieille  et  vilaine  image  d'un  homme  de  quatre-vingt- 
six  ans.  "  Et  pour  le  reste  il  ajouta  :  »  Le  peu  d'esprit  que  j'ai  eu  autrefois  est  tel- 
lement usé,  que  j'ai  peine  à  en  tirer  aucun  usage  pour  les  choses  mêmes  qui  sont 
nécessaires  à  la  vie.  Il  ne  s'agit  plus  pour  moi  de  l'agrément;  mon  seul  intérêt, 
c'est  de  vivre.  » 

Cet  homme  qui  se  plaisait  tant  à  vivre  se  rattacha  tout  prosaïquement,  sur  la 

âge.  Il  se  raillait  souvent  sur  sa  loupe,  aussi  bien  que  sur  sa  grande  calotte  cl  sur  ses  che- 
veux blancs,  qu'il  avait  mieux  aimé  garder  que  de  prendre  la  perruque.  » 

(  DESMAlZF.AliX,  p.  228.) 


SAIISÏ-ÉVREMOND.  101 

lin,  aux  jouissances  de  la  table,  les  seules  qui  rallumassent  on  lui  quelque  étincelle. 
C'est  l'idée  qui  prédomine  dans  sa  correspondance.  Pour  ne  citer  qu'un  fragment 
entre  les  autres  :  «  M.  de  La  Pierre  est  arrivé,  écrivait-il  à  son  médecin  Sylvestre, 
qui  m'a  donné  onze  pêches  qui  valent  onze  cilés,  pour  parler  comme  les  Espagnols 
quand  ils  veulent  faire  valoir  les  présents  qu'ils  reçoivent.  Les  douleurs  que  je  res- 
sens présentement  me  rappellent  à  mon  mal.  Je  voudrois  bien  que  vous  m'eussiez 
guéri  avec  le  régime  de  Boughton,  les  perdreaux,  les  truffes,  etc.  « 

Quelque  temps  auparavant,  il  écrivait  à  Ninon  de  Leuclos  :  «  A  quatre-vingt-huit 
ans,  je  mange  des  huîtres  tous  les  matins,  je  dîne  bien,  je  ne  soupe  pas  mal;  on 
fait  des  héros  pour  un  moindre  mérite  que  le  mien.  »  Mais  le  .'^ouvenir  decellequ'il 
avait  perdue  le  poursuivait  jusque-là.  «  Si  la  pauvre  M"""  Mazarin  vivoit  encore,  di- 
sait-il ailleurs  à  son  docteur,  elle  auroit  des  pêches  dont  elle  n'auroit  pas  manqué 
de  me  faire  part;  elle  auroit  des  truffes  que  j'aurois  mangées  avec  elle,  sans  compter 
les  carpes  deNevvhall.  » 

Malgré  celte  fidélité  aux  morts,  avec  les  habitudes  de  causeries  galantes  qu'il 
s'était  faites,  Saint-Évremond  ne  pouvait  se  sevrer  pourtant  d'amitiés  de  femme. 
M™<'  la  marquise  de  Perrine  fut  sa  dernière  sœur  de  charité.  Mais  quelle  différence 
entre  les  petits  billets  qu'il  lui  écrit  et  ce  que  nous  avons  vu  !  On  dirait  parfois, 
moins  les  noms  propres,  de  quelque  épigramme  de  Martial  à  Galla  ou  à  Stella,  alors 
qu'il  était  en  humeur  sociable,  a  La  beauté  du  jour,  l'ennui  de  votre  chambre,  le 
bruit  des  petits  garçons  et  le  pavé  sec  me  font  croire  que  vous  ne  serez  pas  au 
logis.  Si  ma  lettre  vous  y  trouve,  mandez-moi  ce  que  vous  ferez.  Il  seroit  bon  d'aller 
chez  M"*"  Bond.  Vous  y  êtes  sûre  d'un  petit  gain  et  d'entendre  jouer  du  clavecin 
au  delà  de  tout  ce  qu'on  peut  entendre  en  Angleterre,  j  Encore  le  souvenir  de 
l'autre  y  revient-il  à  chaque  instant.  "  Mandez-moi  s'il  me  sera  permis  d'y  faire 
ma  fonction  ordinaire,  c'est-à-dire  de  perdre  au  jeu  :  car  pour  de  soudainetés,  mol 
consacré  par  M'"*"  Mazarin,  j'en  crois  être  exempt.  »  Ailleurs  il  rappelle  leurs  en- 
fantillages communs.  »  Je  signois  toutes  mes  lettres  à  M"'*^  Mazarin,  quand  j'étois 
fort  bien  avec  elle,  comme  don  Quichotle  les  siennes  à  Dulcinée,  le  chevalier  de  la 
triste  figure,  et  elle  signoit  les  siennes  comme  Dulcinée  à  don  Quichotte.  «  Voici 
les  dernières  lignes  qu'il  écrivit  :  elles  étaient  adressées  à  M"""  de  Perrine  :  «  Je  suis 
fort  mal,  et  j'ai  raison  de  me  préparer  des  plai.sirs  en  l'autre  monde;  puisque  le 
goût  et  l'appétit  m'ont  quitté,  je  n'en  dois  pas  espérer  beaucoup  en  celui-ci.  » 

Cette  vie,  si  longue  à  finir,  se  termina  enfin  en  1703.  Il  y  avait  sept  ouhuitmoi.s 
que  Saint-Évremond  se  plaignait  de  douleurs  violentes  à  la  vessie.  Le  sommeil 
l'avait  quitté;  l'appétit  manqua  à  son  tour.  Ce  fut  le  coup  de  grâce  pour  le  pauvre 
épicurien,  puisqu'il  est  convenu  que  Saint-Évremond  était  épicurien.  Il  fit  tran- 
quillement son  testament  :  «  Je  soussigné,  Charles  de  Saint-Denys-le-Guast,  .sei- 
gneur de  Saint-Évremond,  demeurant  dans  la  paroisse  de  Saint-James  W^estminster, 
étant  dans  mon  bon  sens,  mémoire  et  entendement,  et  voulant  disposer  de  ce  qui 
me  reste  de  mes  biens  après  ma  mort  :  premièrement  j'implore  la  miséricorde  de 
Dieu,  et  remets  mon  àme  entre  ses  mains.  Je  laisse  à  mon  exécuteur  testamentaire 
le  soin  de  faire  enterrer  mon  corps,  sans  pompe  (1),  en  la  manière  qu'il  trouvera 
le  plus  convenable,  etc.  «  Puis  il  mourut,  sans  bravade,  sans  effroi,  en  causant  avec 

(1)  L'Anglelerre  lui  fil  néanmoins  les  honneur.';  de  Westminster.  C'était  un  hommage 
d'assez  bon  goûl.  En  lui  donnant  une  place  à  côté  de  ses  grands  hommes,  elle  semblait  se 
l'approprier,  puisque  la  France  n'en  avait  pas  voulu. 

T01IE    I.  7 


102  SAINT-ÉVUEMOND. 

ses  amis.  (20  septembre.)  Il  avait  alors  quatre-vingt-dix  ans  cinq  mois  et  vingt 
jours. 

Il  n'y  a  point  ici  d'épitaphe  à  faire,  et  l'on  aurait  mauvaise  grâce  à  paraître  pro- 
téger un  esprit  de  cette  trempe  dans  un  linal  larmoyant.  Cependant,  sans  injurier 
tout  à  fait  le  public,  qui  n'est  pas  forcé,  après  tout,  de  savoir  par  cœur  l'IiLstoire 
et  les  titres  de  tout  homme  qui  a  tenu  une  plume,  on  peut  bien  lui  demander 
compte  de  l'indifTérence  oublieuse  avec  laquelle  il  a  traité  celui-ci.  Aujourd'hui 
surtout  qu'on  donne  si  facilement  du  grand  homme,  qu'il  soit  permis  de  réclamer 
une  place  dans  ce  Panthéon  quelque  peu  banal  pour  celui  qui  a  le  mieux  représenté 
sans  aucun  doute  notre  esprit  contemporain,  entre  les  subtilités  du  jansénisme  et 
les  colères  de  l'Encyclopédie.  Ce  n'est  pas  là  une  question  de  sentimentalité,  et 
nous  ne  cherchons  pas  à  évoquer  d'ombre  gémissante.  Notre  philosophe  normand, 
s'il  revenait  au  jour,  fermerait  peut-être  bien  encore  sa  porte  au  nez  des  Barbins 
de  celte  époque,  et  s'inquiéterait  plus,  à  coup  sûr,  de  son  heure  de  vie  que  de  ce 
que  nous  appelons  la  gloire.  Mais  pour  nous,  dans  l'intérêt  de  notre  instruction 
comme  de  notre  goi!it,  nous  sommes  tenu  de  rappeler  ici  d'un  jugement  rendu  par 
défaut.  Les  esprits  parfaitement  sains  ne  sont  pas  chose  si  commune,  dans  le  passé 
tout  aussi  bien  que  dans  le  présent,  pour  qu'on  ait  le  droit  de  passer  outre  quand 
par  hasard  il  s'en  rencontre  quelqu'un.  Pour  répéter  en  l'affaiblissant  un  mot 
célèbre,  c'est  plus  qu'une  injustice,  c'est  une  maladresse. 

J.  Maoé. 


REVUE 

LITTÉRAIRE. 


S2^^a2aa»^is» 


Il  faul  qu'il  y  ait  dans  toutes  les  choses  de  ce  monde  deux  principes  qui  se  com- 
battent. Dans  la  littérature,  les  deux  éléments  qui  luttent  entre  eux,  c'est  l'indus- 
trie et  la  pensée.  L'un  s'accroît  aux  dépens  de  l'autre  :  plus  l'industrie  est  active  et 
bruyante,  plus  la  pensée  est  sujelte  à  des  défaillances  et  à  des  langueurs.  Or,  dans 
ces  derniers  temps,  il  est  impossible  de  ne  pas  le  reconnaître,  c'est  le  côté  indus- 
triel qui  se  développe  chez  nos  écrivains,  et  qui  se  développe  tous  les  jours  dans  de 
plus  effrayantes  proportions.  On  dit  qu'il  y  a  dans  les  ateliers  d'arts  mécaniques  une 
façon  de  distribuer  le  travail  qui  le  rend  plus  facile  et  plus  rapide  :  s'il  s'agit  de 
faire  un  carrosse,  l'un  est  chargé  des  roues,  l'autre  des  ressorts,  un  troisième  du 
vernis  et  des  dorures.  Nous  serions  vraiment  tenté  de  croire,  en  voyant  certaines 
œuvres  qui  se  disent  pourtant  des  œuvres  d'intelligence,  qu'il  y  a  des  fabriques 
littéraires  où  l'on  a  recours  à  ces  procédés. 

Si  l'on  veut  chercher  la  cause  de  ce  déplorable  mouvement,  qui  pousse  l;i  plu- 
part de  nos  romanciers  dans  des  voies  purement  commerciales,  il  faut  remontera 
une  création  déjà  ancienne  dans  le  journalisme,  celle  du  roman-feuilleton.  La 
presse  n'a  pas  assez  du  monde  réel  pour  les  besoins  de  son  activité  incessante,  il 
lui  faut  le  monde  imaginaire.  C'est  une  tendance  qui  n'est  pas  blâmable  en  elle- 
même.  Qu'on  fasse  à  la  fiction  une  plus  large  part  dans  l'existence  de  tous,  rien  de 
mieux  ;  mais  plus  elle  sera  appelée  à  exercer  de  charmes  et  de  prestiges,  plus  elle 
devra  être  une  pure  et  brillante  émanation  de  l'esprit,  et  c'est  précisément  cette 
condition  que  le  romancier,  transformé  en  improvisateur  par  la  dévorante  in- 
fluence du  feuilleton,  devient  moins  apte  à  remplir.  L'homme  qui  doit  porter  un 
jugement  rapide  sur  les  choses  de  la  veille,  prévoir  celles  du  lendemain,  s'associer 
aux  émotions  du  jour,  n'a  que  des  excitations  salutaires  à  puiser  dans  le  mouve- 
ment hâlif  de  la  presse  quotidienne,  dans  les  continuelles  exigences  de  son  impé- 


104  REVUE    LlTTÉnAIKE. 

rieuse  aclivilé.  Quand  Fréron  a  la  joue  encore  cbaude  des  soufflets  de  Voltaire,  il 
écrit  sur  l'Ecossaise  des  pages  prestiue  sublimes;  quand  la  voix  de  M""^  Catalani 
vibre  encore  aux  oreilles  de  Geoffroy,  malgré  son  austérité  pédante,  le  vieux  cri- 
tique en  rabat  trouve  presque  de  la  grâce  pour  la  vanter.  Mais,  si  Fielding  avait 
écrit  Tv7n  Jones  avec  l'impatience  fiévreuse  de  quelques  romanciers  d'aujourd'hui, 
aurions-nous  maintenant  la  figure  si  consciencieusement  tracée  de  M.  Ahvorlhy? 
Aurions-nous  le  type  chaimant  de  Sophie  Western  ?  Walter  Scott,  Fielding,  ces 
hommes  qui  possédaient  la  puissance  inestimable  de  créer,  auraient-ils  consenti 
d'ailleurs  à  briser  leur  talent  pour  satisfaire  aux  insatiables  appétits  de  la  foule? 
N'auraient-ils  pas  craint  de  voir  s'épanouir  moins  richement  au  milieu  de  l'atmo- 
sphère meurtrière  du  monde  réel  le  beau  monde  de  leur  fantaisie?  Vit-on  jamais  ces 
charmantes  héroïnes  qui  sont  sorties  du  feuillage  d'un  bosquet,  comme  la  Julie  de 
Rousseau,  ou  des  vapeurs  d'an  lac,  comme  les  blanches  iilles  de  Walter  Scott,  pro- 
mener leurs  robes  traînantes  dans  cette  arène,  ou  plutôt,  pour  employer  l'expres- 
sion d'un  éminent  critique,  sur  ce  poudreux  boulevard  de  In  littérature  qu'on 
appelle  la  presse  quotidienne?  Nous  savons  que,  parmi  les  héros  meurtris  du  feuil- 
leton, il  n'est  pas  d'écrivains  de  la  taille  de  Scott  ou  de  Rousseau,  et  que  la  triste 
influence  de  l'improvisation  journalière  les  empêcherait  d'arriver  à  cette  hauteur, 
si  des  facultés  pareilles  leur  donnaient  le  droit  d'y  prétendre;  mais  doit-on  voir 
sans  regret  des  talents  recommandables  s'aventurer  dans  cette  voie  funeste?  Ici- 
bas,  comme  disent  les  bonnes  gens,  toute  chose  a  son  lieu.  Laissez  le  tapis  du  bo- 
hémien sur  la  place  publique,  et  le  fauteuil  du  conteur  au  coin  de  la  cheminée. 

Pourtant,  si  l'histoire  n'y  perdait  pas,  peu  importerait,  nous  le  répétons,  qu'elle 
fût  débitée  auprès  du  foyer  ou  en  plein  vent;  ce  que  nous  déplorons,  c'estque  l'his- 
toire se  ressente  de  l'endroit  où  elle  est  racontée.  Un  malin,  on  commence  témé- 
rairement un  récit  dont  la  durée  doit  être  aussi  longue  que  celle  d'un  ministère 
ou  d'une  session  ;  on  croit  de  la  vie  et  de  la  santé  pour  longtemps  aux  personnages 
qu'on  met  au  monde  :  malheureusement  les  êtres  imaginaires  sont  soumis  comme 
les  êtres  réels  à  des  infirmités  sans  nombre.  Dès  le  lendemain,  le  héros  devient  ra- 
doteur, et  l'héroïne  tombe  en  défaillance.  Le  romancier  avait  entrepris  une  traversée 
de  plusieurs  mois  avec  des  provisions  pour  quelques  heures  ;  il  avait  des  décora- 
tions pour  son  théâtre,  des  costumes  pour  ses  acteurs  ;  il  n'avait  oublié  que  la  pièce, 
ou  plutôt  il  avait  espéré  qu'elle  se  ferait  toute  seule  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  malheureux, 
c'est  qu'effectivement  elle  se  fait!  Elle  se  fait  à  la  façon  de  ces  proverbes  qu'on 
improvisait  tous  les  soirs,  au  xviii"  siècle,  sur  les  théâtres  de  société.  Grâce  aux 
excitations  de  toute  sorte  qu'on  trouve  dans  l'atlluence  du  public,  la  curiosité  qu'il 
témoigne,  les  encouragements  qu'il  donne,  chacun  finit  par  trouver  de  quoi  rem- 
plir son  rôle.  Il  y  avait  un  drame  de  joué  au  bout  d'une  heure  ;  il  y  a  un  roman  de 
terminé  au  bout  d'un  mois.  Mais  ceux  qui,  au  xviii*^  siècle,  faisaient  tous  les  soirs 
ce  gaspillage  d'intelligence  étaient  de  grands  seigneurs  propres  seulement  à  com- 
poser quelques  madrigaux  pour  amuser  leurs  loisirs  et  ennuyer  ceux  des  autres, 
tandis  que  les  hommes  qui  font  aujourd'hui  un  usage  si  prodigue  de  leur  esprit 
sont  de  véritables  gens  de  lettres,  destinés,  sinon  à  glorifier  la  pensée  humaine 
par  des  œuvres  impéri.ssables,  du  moins  à  comprendre  l'art  et  à  poursuivre  un  but 
élevé. 

Parmi  les  romanciers  feuilletonistes,  nous  ne  parlerons  pas  de  ceux  dont  les 
œuvres  sont  encore  enfouies  sous  les  colonnes  desjournaux.  Laissons-les  eux- mêmes 
exhumer  les  morts  qu'ils  ont  semés  cà  et  là  sur  les  champs  de  bataille  de  la  presse 


RKvi;i:  nTTiiiiAïuE.  lO;; 

(liioUdionue,  pour  leur  lionnoi'  la  sépulluio  délinilive  tic  l'iu-oclavo.  Aujuurd'Jiui, 
parlons  seulement  de  ceux  qui  se  sont  acquittés  de  ce  pieux  devoir  envers  les  créa- 
tions de  leur  esprit.  Mnthildc  est  l'exemple  le  plus  frappant  que  nous  puissions 
citer  à  l'appui  de  ce  que  nous  avons  dit  contre  le  funeste  modo  de  pul)!i(atiou 
qu'ont  adopté  la  plupart  de  nos  romanciers.  C'est  un  roman  (|ui,  malgré  tous  ses 
défauts,  SOS  prélonlions  psycliologiciuos,  ses  interminables  longueurs,  sesalfectations 
un  peu  puériles  d'élégance  mondaine,  excite  cependant  l'intérêt  et  jusiibe  jusqu'à 
un  certain  point  la  curiosité  dont  il  a  été  entouré.  Je  crois  que  celte  œuvre,  mé- 
ditée avec  soin  par  M.  Sue,  aurait  eu  son  genre  de  valeur  en  présentant  plus  de 
correction  dans  son  style,  et  surtout  eu  paraissant  sous  des  proportions  raisonna- 
bles. Six  volumes,  grand  Dieu  !  c'est  plus  long  que  les  Confessions  de  Jean-Jacques. 
II  est  vrai  qu'il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  nous  initier  à  tous  les  mystères 
du  cœur  d'une  jeune  femme. 

Des  connaissances  complètes  en  pareille  matière  supposent  chez  l'écrivain  des 
études  faites  autre  pari  qu'aux  écoles,  et  c'est  une  supposition  qu'il  est  agréable 
de  faire  naître  dans  l'esprit  de  ses  lecteurs.  La  Matbilde  de  M.  Sue  ne  nous  fait 
grâce  d'aucune  de  ses  pensées.  Je  me  souviens  d'une  phrase  où  elle  dit  :  «  Moi  (jui 
ai  toujours,  hélas  !  abusé  de  l'analyse.  »  Il  faut  convenir  qu'elle  se  rend  un  peu  jus- 
tice. Je  crois  que  les  philosophes  de  l'école  écossaise  eux-mêmes  seraient  vaincus 
jiar  elle  dans  l'observation  de  tous  les  phénomènes  de  l'âme.  Du  reste,  ce  n'est  pas 
une  p.sychologie  pleine  d'afféterie  et  de  manière,  comme  celle  de  la  Marianne  de 
Marivaux  ;  la  finesse  des  détails,  le  soin  extrême  de  l'examen,  n'excluent  [las  une 
certaine  impétuosité  de  sentiment,  qui  s'épanche  avec  assez  de  Iwnheur  en  quel- 
<iues  passages  de  ce  roman.  Cet  amour  plein  d'elfusion  et  de  reconnaissance,  que 
la  jeune  fille  pure  a  pour  son  époux,  est  rendu  avec  force  et  avec  charme.  L'atta- 
chement qu'inspire  plus  tard  M.  de  Rochegune,  et  celui  qu'il  ressent  lui-même,  oui 
le  grand  inconvénient  des  tardives  amours  :  je  ne  crois  pas  que  les  dieux  leur 
sourient.  Dans  le  roman  et  dans  la  vie  réelle,  ces  attachements  ont  toujours 
quelque  chose  d'incomplet.  Il  faut  que  deux  âmes,  qui  se  mirent,  pour  ainsi  dire, 
l'une  dans  l'autre,  ne  voient  pas  flotter  à  la  surface  des  belles  ondes  où  elles  se 
contemplent  des  images  mal  effacées.  El  puis,  ce  M.  de  Rochegune  a  un  caractère 
qui  rappelle  par  trop  aussi  celui  du  chevalier  Grandisson.  Voilà  un  reproche  nou- 
veau adressé  à  M.  Sue,  qui  nous  avait  toujours  montré  l'humanité  sous  une  cou- 
leur si  désespérante  dans  ses  romans,  et  surtout  dans  ses  préfaces  pleines  d'une 
ironie  désolée.  Quoi(|ue  la  critique  fasse  profession  d'encourager  cette  tendance  à 
des  pensées  plus  douces,  on  ne  peut  point  s'empêcher  cependant  de  prier  l'auteur 
d'épargner  à  notre  mauvaise  nature  le  dépit  qu'elle  ressent  toujours  en  face  d'une 
image  trop  parfaite  de  la  vertu.  La  manière  chevaleresque  dont  M.  de  Rochegune 
proclame  son  amour  pour  Matbilde  à  la  face  de  tous,  manque  de  naturel  et  de  vé- 
rité. Le  romancier  tombe,  d'ailleurs,  dans  une  faute  qu'on  a  bien  des  fois  signalée. 
Après  avoir  prêté  à  son  héros  un  langage  quelque  peu  chargé  d'cflets  oratoires  et 
de  métaphores,  il  s'extasie  lui-même  sur  l'éloquence  de  celui  qu'il  a  fait  parler. 
Hélas!  un  seul  homme  a  pu  dire  de  lui,  en  rapportant  ses  propres  paroles  :  «  J'étais 
sublime.  ■»  C'est  Jean-Jacques,  quand,  après  s'être  jeté  aux  genoux  de  M""'  d'Hou- 
detot,  sous  les  bosquets  de  la  Chevrette,  il  se  relève  tout  à  coup  rayonnant  et  in- 
spiré. Depuis,  les  romanciers  ont  appliqué  bien  des  fois  le  mot  de  Rousseau  ou  à 
eux-mêmes  ou  à  leurs  personnages,  mais  ils  l'ont  fait  sans  en  avoir  le  droit,  et  le 
lecteur  a  toujours  cas.sé  leur  jugement.  Un  seul  des  êtres  créés  par  M.  Sue  peut 


lOG  REVUE    LITTÉRAIRE. 

disputer  le  prix  de  la  vertu  à  M.  de  Rochegune  :  c'est  M.  de  Mortagne,  son  maître. 
Ce  vénérable  vieillard  n'a  que  deux  défauts,  il  est  bonapartiste,  et  il  laisse  croître 
une  barbe  blanche  fort  malséante  avec  les  habits  étriqués  de  notre  temps.  Du  reste, 
il  emploie  toute  sa  fortune  à  soulager  le  malheur  et  à  faire  bénir  son  nom.  Mal- 
heureusement son  caractère,  naturellement  fougueux,  donne  à  sa  philanthro- 
pie quelque  chose  d'impétueux  et  de  violent  qui  lui  attire  souvent  des  affaires 
périlleuses.  D'infâmes  machinations  l'ont  fait  enfermer  sous  les  plombs  de  Venise, 
et  au  lieu  d'en  rapporter  la  résignation  soporifique  dont  sont  empreints  les  Mé- 
moires de  Silvio  Pellico,  il  en  est  revenu  avec  un  sang  plus  ardent  et  une  humeur 
plus  aigrie.  En  définitive,  c'est  un  personnage  assez  dangereux,  car  son  hon- 
nêteté, qui  peut  l'égarer  quelquefois,  lui  met  les  armes  à  la  main  aussi  souvent 
que  la  bourse.  Saint  Vincent  de  Paule  faisait  autant  de  bien  que  lui,  slins  cacher 
sous  sa  soutane  une  ceinture  garnie  de  poignards  et  de  pistolets.  L'amie  de 
M.  de  Mortagne,  la  duchesse  de  Richeville,  est  la  mère  que  les  poètes  drama- 
tiques nous  ont  si  souvent  représentée,  craignant  de  rougir  devant  son  enfant. 
Emma,  cette  enfant  bien-aimée,  est  la  sensitive  que  nous  connaissons  aussi, 
une  de  ces  jeunes  filles  comme.  Dieu  merci,  il  n'en  existe  pas  ici-bas,  qu'un  seul 
regard  peut  rendre  folle,  qu'un  seul  mot  peut  tuer.  Son  âme  reçoit  toutes  les  im- 
pressions et  tressaille  au  moindre  choc;  aussi  il  arrive  qu'un  soulfle  un  peu  trop 
fort  brise  un  jour  cette  harpe  éolienne.  Mais,  pour  qu'un  personnage  fictif  arrache 
une  larme,  il  faut  qu'il  appartienne  à  cette  terre,  que  la  vie  dont  l'avait  doué  et 
dont  le  prive  une  imagination  créatrice,  ait  été  puisée  non-seulement  dans  l'esprit 
du  romancier,  mais  dans  son  âme  et  d;ins  celle  du  lecteur  lui-même;  quand  c'est 
une  de  ces  figures  à  demi  fantastiques  qui  s'évanouissent  avec  la  vapeur  dont  elles 
étaient  formées,  on  peut  éprouver  une  douce  rêverie,  on  ne  ressent  point  de  véri- 
table attendrissement.  Nous  avons  tous  pleuré  sur  Virginie,  plus  encore  peut-être 
sur  Manon  Lescaut;  il  n'y  a  que  les  sylphes  et  les  anges  qui  puissent  pleurer  sur 
Emma,  car  c'est  pour  eux  seuls  qu'elle  est  une  sœur. 

A  côté  de  ces  êtres  parfaits,  Mathilde,  Emma,  Rochegune,  M.  Sue  a  fait  figurer 
cependant  quelques  personnages  odieux  et  bien  complètement  odieux.  L'auteur 
iï Atar-Gull  se  retrouve  tout  entier  dans  le  portrait  de  Lugarto.  Il  n'est  pas,  dans 
cette  âme  torturée  par  toutes  les  douleurs  des  passions  cruelles  et  honteuses,  un 
seul  sentiment  généreux  qui  porte  le  lecteur  au  pardon.  Lugarto  est  lâche,  fourbe, 
débauché,  assassin;  c'est  un  de  ces  enfants  maudits  de  l'imagination  que  le  poète 
fait  naître  avec  un  sceau  fatal  et  qu'il  poursuit  de  son  courroux.  Le  caractère  de 
Lugarto  est  aussi  invraisemblable  dans  sa  corruption  et  dans  sa  perfidie  que  celui 
d'Emma  dans  sa  pureté  et  dans  sa  candeur.  On  croit  toujours  qu'on  découvrira  un 
pied  fourchu  sous  sa  botte  vernie.  Quoiqu'il  disparaisse  dans  une  trappe,  ce  n'est  pas 
encore  assez  :  on  s'attend  à  voir  sortir  des  flammes  de  Bengale  de  l'endroit  où  il 
s'enfonce.  M"°  de  Maran  a  un  cœur  aussi  haineux  que  celui  de  Lugarto,  mais  sa 
méchanceté  est  servie  par  un  esprit  plein  de  saillies  amusantes;  sa  gaieté,  toute 
cruelle  qu'elle  est,  amène  souvent  le  sourire.  C'est  au  point  de  vue  du  monde  qu'il 
faut  se  mettre  pour  apprécier  tout  le  talent  avec  lequel  ce  caractère  est  tracé. 
Ursule  est  encore  une  de  ces  inexplicables  créatures  qui  n'ont  jamais  peuplé  que 
le  monde  de  la  fantaisie.  Il  y  a  cependant  des  parties  naturelles  et  bien  senties 
dans  son  rôle.  Son  intrigue  avec  un  sous-préfet  de  province  est  un  trait  d'une  dou- 
loureuse mais  incontestable  vérité.  Sa  conduite  envers  Mathilde  est  d'une  noirceur 
pleine  d'exagération.  La  coquetterie  effrénée  et  perverse  qu'elle  déploie  pour  sub- 


IlEVUE    LITTÉRAIRE.  107 

jiiyuei"  4îoiilraii  ra|>i)olle  la  l'amcuso  marquise  des  Liaisons  il<tii</ereuses  ;  ses  lettres 
inspirent  les  mêmes  réHexions  que  eelles  de  M""  de  Merteuil.  Il  y  a  des  limites 
que  le  cynisme  le  plus  impudent  ne  franchit  pas  dans  ses  aveux  :  toutes  les  li- 
mites sont  franchies  par  Ursule  dans  sa  correspondance  avec  M.  de  Lancry.  Quant 
à  son  amour  pour  M.  de  Rochegune,  il  rentre  dans  la  classe  de  ces  bizarres  aflcc- 
lions  qui  s'épanouissent  tout  à  coup  au  fond  des  âmes  les  plus  desséchées,  comme 
ces  plantes  qu'on  voit  fleurir  entre  les  fentes  d'un  mur  à  moitié  détruit.  Il  y  a  de 
la  Marion  de  Lorme  et  de  la  Lucrèce  Borgia  dans  cet  amour  à  grands  élans  pour  un 
homme  au  cœur  noble  et  pur,  ainsi  qu'on  disait  jadis.  Les  remords  que  la  provi  ■ 
dence  de  M.  Sue  lui  accorde  au  moment  suprême  ont  quelque  chose  de  louchant, 
quoique  d'un  peu  tardif,  et  l'on  espère  après  tout  que  le  suicide  n'empêchera  pas 
son  âme  d'aller  au  ciel,  au  moins  par  le  trajet  indirect  du  purgatoire.  L'homme 
dont  elle  a  torturé  le  cœur  avec  tant  de  persévérance  et  tant  d'art,  le  vicomte  Con- 
tran de  Lancry,  a  une  de  ces  natures  qui  restent  foncièrement  vulgaires  en  pre- 
nant le  cachet  de  la  classe  où  le  sort  a  voulu  qu'elles  aient  à  se  développer.  Pour- 
tant la  passion  désordonnée  qu'Ursule  allume  en  lui  jette  par  instants  sur  ses 
traits,  effacés  à  dessein,  de  vives  et  saisissantes  clartés.  La  rage  impuissante  qu'in- 
spire une  femme  dont  les  baisers  de  la  veille  ne  vous  garantissent  pas  du  bonheur 
pour  le  lendemain,  le  supplice  que  renouvellent  à  chaque  instant  des  espérances 
toujours  déçues  sans  être  jamais  lassées,  sont  rendus  avec  une  impétuosité  entraî- 
nante et  une  prodigieuse  énergie.  Mais  ce  qu'on  ne  saurait  trop  louer  dans  le  roman 
de  M.  Sue,  c'est  tout  ce  qui  regarde  le  mari  et  la  belle -mère  d'Ursule.  Rien  de 
plus  vrai  et  de  mieux  senti  que  l'affection  sans  bornes  de  Sécherin  pour  la  femme 
qui  fait  servir,  avec  une  complaisance  si  intéressée,  mais  si  douce,  tous  les  trésors 
de  son  éducation  mondaine  aux  vulgaires  jouissances  d'un  époux  au-dessous  d'elle, 
au  bonheur  presque  ridicule  d'un  intérieur  bourgeois.  Quand  la  mère  de  Sécherin 
a  forcé  son  fils  à  se  séparer  de  sa  femme,  en  lui  dévoilant  toutes  les  iniquités  qu'avait 
cachées  sa  maison,  rien  n'est  d'une  beauté  plus  poignante  et  plus  réelle  que  la 
peinture  du  ressentiment  sombre  et  mal  contenu  qu'il  conserve  au  fond  de  son 
cœur  pour  celle  dont  l'inflexible  austérité  l'a  privé  de  la  seule  joie  de  sa  vie.  Il  y  a 
aussi  dans  Mathildc  une  scène  où  sont  abordées  les  grandes  émotions  du  cœur, 
celle  où  M.  Eugène  Sue  nous  représente  en  face  l'un  de  l'autre,  dans  une  attitude 
presque  menaçante,  la  mère  vertueuse  et  rigide  qui  s'irrite  d'être  impuissante  à 
faire  oublier  à  son  fils  une  femme  coupable,  et  le  fils  qui  compare  intérieurement, 
avec  des  regrets  pleins  de  fiel,  la  fraîche  et  joyeuse  compagne  qui  égayait  son  foyer 
à  la  compagne  morose  et  chagrine  de  sa  destinée  brisée. 

Tous  ces  différents  caractères,  toutes  ces  situations  d'âme  variées  et  changeantes, 
enfin  tout  ce  qui  constitue  la  partie  morale  de  Mathilde,  révèle  certainement  chez 
M.  Sue,  ou  plutôt  continue  à  nous  montrer  un  vrai  talent  d'observation  et  une  façon 
profonde  de  sentir.  D'ailleurs,  ou  doit  l'avouer,  ce  qui  tient  à  la  psychologie  a  tou- 
jours pour  le  lecteur,  en  dépit  de  lui-même,  un  charme  d'un  ordre  tout  particulier. 
Les  livres  où  l'on  trouve  une  peinture  minutieuse  des  passions  font  sur  nous  la 
même  impression  que  les  traités  de  médecine  ;  on  suspend  à  chaque  instant  sa  lec- 
ture pour  s'assurer  qu'on  n'a  aucune  des  maladies  qu'on  voit  décrites.  Ce  genre 
d'intérêt  plein  d'émotions  intimes  n'est  pas  le  seul  que  présente  le  roman  de  Ma- 
thildc; on  peut  encore  en  signaler  dans  ce  livre  un  nouveau,  peut-être  le  plus  pi- 
quant de  tous,  celui  qu'offre  une  étude  louable  et  souvent  heureuse  des  mœurs  du 
monde  élégant. 


108  REVUE    LITTERAIRE. 

On  prétend  que  certains  traits  des  personnages  de  M.  Sue  ont  prêté  à  des  appli- 
cations malignes.  C'est  un  grand  honneur  pour  le  roman  et  un  grand  ennui  pour 
le  romancier,  mais  c'est  un  honneur  et  un  ennui  qui  ne  sont  pas  nouveaux.  M"°  de 
Genlis,  qui,  malgré  le  ton  un  peu  rogue  de  son  style  et  la  tournure  fort  préten- 
tieuse de  son  esprit,  avait  du  tact,  une  grande  habitude  du  monde,  et  vivait  en  dé- 
finitive dans  la  meilleure  société.  M"""  de  Genlis  s'est  moquée  quelque  part,  avec 
raison,  de  celte  manie  qu'on  a  toujours  eue  de  voir  partout  des  portraits.  La  mé- 
disance de  ceux  qui  appartiennent  au  monde  que  l'auteur  a  en  vue,  la  sotte  vanité 
de  ceux  qui,  en  bien  plus  grand  nombre,  veulent  à  toute  force  reconnaître  des  gens 
qu'ils  n'ont  jamais  connus,  enfln  cette  crédulité  si  vainement  raillée  ou  maudite  du 
public  indifférent,  propagent  bien  vile  de  faux  bruits.  Il  csl  inutile  de  dire  que  la 
critique  ne  doit  pas  les  répéter,  à  peine  devrait-elle  les  savoir.  Nous  croyons  qu'il  y 
a  dans  le  roman  de  M.  Sue  des  types  et  non  pas  des  portraits.  Ainsi  M"'  de  Maran, 
avec  ce  langage  dédaigneusement  trivial  que  M.  de  Richelieu  mit  le  premier  à  la 
mode,  peut  rappeler  des  souvenirs  à  tous.  Je  ne  sais  rien  de  plus  vrai  et  de  plus 
joli  que  son  mot  en  entrant  à  l'Opéra  :  «  Il  doit  y  avoir  ici  toute  la  fleur  des  pois 
de  la  bancjue;  c'est  riche  à  faire  peur  aux  honnêtes  gens,  j  Puis,  comme  M.  de 
Lancry  lui  parle  des  chances  funestes  des  opérations  financières,  des  désastres  sou- 
dains de  la  Bourse  :  «  Il  ne  manquerait  plus,  ajoute-t-elle,  que  de  voir  ces  gens-là 
riches  à  perpétuité;  ce  serait  d'un  joli  exemple  pour  les  autres  malfaiteurs,  i- 
Presque  tout  le  rôle  est  écrit  de  celte  façon  ferme  et  enjouée,  qui  rappelle  la  bonne 
manière  française  de  Lesage  dans  son  inimitable  chef-d'œuvre  de  Turcarel.  Il  n'y 
a  qu'une  seule  scène  où  M""  de  Maran  dépasse  un  peu  les  bornes  qu'elle  doit  s'im- 
poser elle-même,  malgré  les  privautés  de  son  rang  et  de  son  âge  :  c'est  la  scène  où 
elle  apostrophe  M.  Lugarto  d'une  façon  si  foudroyante  sur  le  blason  qu'il  s'est  fa- 
briqué. On  est  trop  porté,  dans  le  roman,  à  forcer  l'expression  des  visages  toujours 
calmes  et  reposés  des  gens  du  monde;  et  puis,  c'est  une  remarque  bien  puérile, 
mais  je  suis  fâché  que  M""  de  Maran,  qui  montre  dans  l'art  héraldique  de  si  grandes 
connaissances,  veuille  voir,  comme  elle  le  dit  elle-même,  un  exemple  de  blason 
unique  dans  les  macles  des  Rohan. 

Au  reste,  cette  légère  faute  contre  la  science  d'Ulson  de  la  Colombière  et  du 
père  Ménestrier  est  largement  compensée  chez  M.  Sue  par  une  connaissance  bien 
réelle  du  monde,  et  surtout  par  un  véritable  amour  pour  les  choses  de  l'élégance 
et  du  bon  ton.  Il  est  amusant  et  curieux  de  voir  la  littérature,  après  avoir  tant  fait 
contre  l'aristocratie  au  temps  de  sa  puissance,  lui  ouvrir  maintenant  un  asile  et 
pousser  même  jusqu'à  l'empressement  son  accueil  hospitalier.  M.  Eugène  Sue  se 
sent  attiré  vers  la  distinction  partout  où  elle  se  trouve  :  on  ne  peut  pas  nier  que 
cette  disposition  si  louable  en  elle-même  n'ait  ses  périls  et  ses  écueils.  La  science 
du  monde,  si  elle  n'est  pas  présentée  avec  des  ménagements  infinis,  est  un  peu 
comme  celle  dont  nous  parlions  toute  à  l'heure,  la  science  de  la  femme  :  elle  met 
l'auteur  à  découvert  et  fait  chercher  jusque  dans  les  habitudes  de  sa  vie  l'explica- 
tion des  fautes  qu'il  peut  commettre  contre  l'exactitude  ou  contre  le  goût.  M.  Sue 
nous  a  paru  se  tirer  fort  bien  de  ces  dangers.  Peut-être  donne-t-il  un  peu  trop  de 
soin  à  la  peinture  de  l'élégance  malérielle.  Il  y  a  des  pages  à  dilater  le  cœur  d'un 
sellier,  d'autres  à  faire  lire  à  un  tapissier  pour  son  instruction,  d'autres  à  former 
le  goût  d'un  tailleur.  Et  cependant  tout  ce  luxe  amuse;  on  aime  à  voir  rouler  sur 
le  sable  lin  des  avenues  les  voitures  armoriées,  on  s'intéresse  à  l'inventaire  de  tous 
les  meubles  que  renferme  l'hôtel  de  Rochegune;  enfin  la  description  des  vêtements 


REVUE    LITTÉnAinE.  100 

et  des  iLMitures  vous  fait  éprouver  un  peu  du  plaisir  qu'on  sent  à  la  vue  de  ces 
étoiles  vénitiennes  dont  Véronèse  fait  si  bien  briller  les  riches  retlets  Toutes  ces 
splendides  décorations  servent  à  un  théâtre  dont  les  acteurs  sont  choisis  parmi  les 
plus  nobles  et  les  plus  brillants.  M.  Eugène  Sue  place  son  drame  aux  derniers  jours 
de  la  restauration.  La  loge  des  gentilshommes  de  la  chambre  n'a  pas  encore  été 
remplacée  à  l'Opéra  par  celle  où  les  membres  du  Jockey-Club  étalent  leurs  célé- 
brités linancières.  Il  existe  encore  un  monde  compacte  et  homogène,  où  la  division 
ne  s'est  pas  glissée.  Puis  la  révolution  de  juillet  arrive,  et,  après  les  premières 
épouvantes  ensevelies  sous  les  ombrages  des  parcs,  on  voit  se  rassembler  peu  à  peu 
sur  le  terrain  neutre  des  ambassades  grand  nombre  de  précoces  émigrés  revenus 
de  leur  exil  d'une  saison.  Quelques-uns  vont  même  jusqu'à  risquer  de  poser  leur 
talon  rouge  sur  le  tapis  foulé  par  la  botte  du  garde  national.  Dans  une  lettre  fort 
amusante  de  M"""  de  Richeville,  il  y  a  un  tableau  où  toutes  ces  nuances  sont  très- 
finement  rendues.  Au  reste,  on  ne  doit  pas  s'exagérer  le  mérite  de  tous  ces  détails 
de  la  vie  mondaine  :  ceux  qui  appartiennent  purement  à  l'ordre  moral  donnent 
souvent  sujet  à  des  railleries  ou  à  des  contestations  ;  ceux  qui  appartiennent  en 
quelque  sorte  à  l'ordre  physique  peuvent  produire  aux  yeux  du  public  des  effets 
bizarres  et  peu  goûtés.  Qu'on  se  souvienne  du  fameux  plat  de  l'Ecole  du  Monde.  Il 
faut  se  défier  de  toutes  les  éruditions,  il  n'en  est  pas  une  qui  n'ait  son  pédantisme. 
Nous  voudrions  pourtant  ne  pas  avoir  à  adresser  d'autres  reproches  à  M.  Sue  que 
cette  exactitude  trop  scrupuleuse  5  reproduire  des  usages  sans  importance,  cette 
affectation  trop  sensible  à  mettre  en  évidence  des  bagatelles  qu'on  doit  savoir 
laisser  de  côté  ;  mais  il  y  a  dans  Mathilde  des  défauts  plus  graves  qu'il  est  impos- 
sible de  passer  sous  silence.  Le  style  de  ce  roman  échappe  la  plupart  du  temps  à 
toute  espèce  d'appréciation  littéraire.  Habituellement,  c'est  une  causerie  verbeuse; 
par  instants  c'est  une  déclamation  sentimentale  ;  excepté  dans  les  rares  passages 
que  nous  avons  indiqués,  les  mots  n'ont  jamais  cette  signification  précise  et  cette 
physionomie  pittoresque  qui  donnent  à  un  livre  de  la  couleur  et  de  la  vie.  Cepen- 
dant M.  Sue  est  bien  loin  d'avoir  pour  le  style  le  dédain  que  semblent  affecter  plu- 
sieurs romanciers  ;  il  a  très-souvent  au  contraire  des  tendances  vers  ce  qui  exige 
le  plus  de  soin  et  le  plus  de  délicatesse  dans  l'art  d'écrire.  Il  y  a  dans  Mathilde 
des  passages  où  l'auteur  ne  s'est  proposé  rien  moins  que  d'imiter  La  Rochefoucauld 
et  La  Bruyère.  Le  récit  est  quelquefois  coupé  par  des  maximes  sur  l'amour,  sur  la 
vanité,  enfin  sur  tous  les  sujets  qui  ont  exercé  les  esprits  les  plus  ingénieux  des 
meilleurs  siècles  de  notre  littérature.  Ces  tentatives  ne  sont  pas  heureuses.  Là  où 
l'on  devrait  reconnaître  le  résultat  d'une  méditation  laborieuse,  d'une  existence  sa- 
gement ménagée,  on  sent  l'influence  du  travail  hâtif  qu'impose  la  presse,  du  mou- 
vement presque  fébrile  de  sa  funeste  activité.  Le  roman  de  Mathilde,  comme  presque 
tous  les  romans-feuilletons,  semble,  par  son  style,  le  produit  d'une  sorte  d'impro- 
visation bâtarde,  qui  n'a  même  pas  les  tours  énergiques  et  les  eû'ets  inattendus  de 
la  véritable  improvisation.  On  y  rencontre  plutôt  des  défaillances  que  des  har- 
diesses. Cette  expression  dogmatique  des  gens  de  l'art  :  «  Voilà  une  phrase  qui 
n'est  pas  faite,  voilà  une  page  qui  n'est  pas  écrite,  n  se  présente  sans  cesse  à  l'es- 
prit pendant  cette  longue  lecture.  Si  M.  Eugène  Sue  veut  obtenir  d'autres  sulïrages 
que  ceux  dont  son  dernier  livre  a  été  entouré,  c'est  en  homme  de  lettres  plutôt 
qu'en  homme  du  monde  qu'il  doit  se  montrer  l'ennemi  de  la  trivialité.  Toute  la 
distinction  possible  dans  les  mœurs  qu'on  cherche  à  décrire  n'empêche  pas  le  style 
d'être  commun.  On  parle  dans  les  cercles  les  plus  élégants  un  langage  qui  est  aussi 


110  REVUE    LITTERAIRE. 

vulgaire  pour  l'écrivain  que  le  langage  des  places  publiques.  C'est  celui-là  que 
M.  Sue,  dans  sa  précipitation,  a  trop  souvent  employé  comme  l'instrument  qui  était 
le  plus  à  sa  portée. 

Mais  en  définitive,  malgré  les  défauts  inévitables  d'un  livre  écrit  à  la  bâte,  la  fai- 
blesse du  style,  la  diffusion,  les  longueurs,  les  affaissements  de  toute  espèce  dans  la 
charpente  de  l'ouvrage,  il  y  a  dans  Mathilde  des  qualités  éminentes  et  même,  nous 
le  maintenons,  quelques  parties  entièrement  louables. 

G,    DE    MOLÈNES. 


CHROIMQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


51  janvier  1842. 

La  discussion  de  l'adresse  est  terminée.  Après  une  lutte  de  quinze  jours,  lutte 
brillante  et  laborieuse,  la  chambre  des  députés  est  enfln  arrivée  à  compléter  l'ex- 
pression de  sa  pensée.  Elle  a  dit  à  la  couronne  et  au  pays  son  avis  sur  la  situation 
de  la  France  à  l'extérieur  et  à  l'intérieur,  ce  qu'elle  pense  des  faits  désormais  ac- 
complis et  de  ceux  que  notre  politique  nous  prépare. 

ISous  ne  ramènerons  pas  nos  lecteurs  sur  les  phases  et  les  incidents  de  ces  dé- 
bats. Ils  sont  trop  connus. 

Ce  qui  importe  aujourd'hui,  c'est  de  bien  saisir  la  pensée  que  la  chambre  a  voulu 
manifester.  Toute  illusion,  à  cet  égard,  serait  d'autant  plus  fâcheuse  que  la  chambre 
a  prononcé  son  verdict  sous  l'inspiration  directe  et  prochaine  du  pays,  en  songeant 
avant  tout  aux  élections,  au  contrôle  que  le  vote  du  député  subira  bientôt  de  la 
part  de  ses  commettants.  La  chambre  a  sans  doute  admiré  la  puissance  parlemen- 
taire de  ses  chefs;  mais  évidemment  il  y  a  eu  chez  elle  plus  d'admiration  que  d'en- 
traînement. Elle  se  défiait  d'elle-même  ;  elle  se  défiait  de  tout  le  monde,  des  ora- 
teurs de  l'opposition,  des  orateurs  du  gouvernement.  Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  lui 
paraissaient  rendre,  par  l'ensemble  de  leurs  opinions,  l'expression  sincère,  com- 
plète, des  vœux  et  des  opinions  du  pays.  C'est  cette  expression  que  la  chambre  s'est 
appliquée  à  chercher  avec  une  constance  et  une  indépendance  remarquables,  quelque 
effort  qu'on  ait  fait,  de  tous  les  côtés,  pour  exciter  ses  passions,  pour  troubler  son 
jugement,  pour  la  pousser  au  delà  des  limites  qu'elle  s'était  proposé  de  ne  pas 
franchir. 

Tous  les  efforts  ont  échoué  devant  la  ferme  résolution  de  l'assemblée.  Le  mi- 
nistère n'a  pu  lui  faire  dire  qu'elle  était  glorieuse,  satisfaite  du  moins  de  notre  po- 
litique extérieure;  l'opposition  n'a  pu  lui  arracher  un  mot  de  blâme  sur  l'intérieur, 
contre  la  politique  de  résistance.  C'est  là,  en  deux  mots,  le  sens  et  l'esprit  de  l'a- 
dresse; sur  la  politique  extérieure,  la  chambre  se  résigne;  sur  la  politique  inté- 
rieure, elle  s'associe  aux  efforts  du  gouvernement;  elle  veut,  comme  lui,  contenir 
toutes  les  factions  et  défendre  envers  et  contre  tous  la  monarchie  de  juillet.  Sur  les 
questions  de  l'intérieur,  la  chambre  est  disposée  à  donner  au  gouvernement  des 
marques  de  confiance  ;  sur  les  questions  extérieures,  sa  confiance  n'est  pas  absolue, 
sa  vigilance  est  plus  éveillée,  son  contrôle  plus  sévère. 


112  REVUE.  —  CIIROINIQUE. 

On  a  annoncé,  dans  le  discours  de  la  couronne,  la  clôture,  apparente  du  moins, 
de  la  question  d'Orient  et  le  traité  du  15  juillet.  La  chambre  n'a  pas  prononcé  un 
blâme,  encore  moins  un  éloge  ;  la  commission,  quoique  ministérielle,  n'a  pas  même 
osé  le  proposer.  La  chambre  s'est  résignée  aux  faits  accomplis  avec  une  réserve, 
j'ai  presque  dit  avec  une  tristesse  qui  ne  manque  pas  de  dignité.  Elle  s'est  dit  qu'il 
y  a  eu  là  une  sorte  de  fatalité,  un  enchaînement  de  faits,  de  circonstances,  de  fautes, 
de  bonnes  intentions,  dont  il  serait  difficile  de  faire  pour  chacun  aujourd'hui  la 
juste  part.  Lorsque  la  politique  commande  à  un  grand  pays  de  se  résigner  à  un 
fait  accompli,  la  résignation  doit  en  effet  être  silencieuse  ;  se  résigner  en  se  plai- 
gnant serait  une  faiblesse,  se  résigner  avec  une  satisfaction  apparente  serait  une 
indignité. 

Le  sentiment  que  la  chambre  n'a  pas  voulu  manifester  à  l'endroit  de  la  question 
d'Orient  a  paru  tout  entier  au  sujetdu  droit  de  visite.  Sans  doute  une  convention 
de  cette  nature  aurait  excité  en  tout  temps  de  vives  réclamations  ;  il  y  a  là  quelque 
chose  d'exorbitant,  un  droit  conventionnel  à  la  vérité,  mais  insolite,  dont  l'exten- 
sion n'aurait  jamais  été  acceptée  sans  répugnance.  Il  n'est  pas  moins  certain  que, 
si  l'alliance  anglo-française  n'avait  pas  été  brisée  par  le  traité  du  15  juillet,  le  pays 
aurait  peut-être  fermé  les  yeux  sur  cette  nouvelle  condescendance  aux  sollicitations 
du  gouvernement  britannique  :  il  est  certain  du  moins  que  l'opposition  n'aurait  pas 
été  unanime  dans  la  chambre,  unanime  au  point  que  les  orateurs  de  la  gauche  n'ont 
rien  dit  de  plus  décisif  et  de  plus  net  que  ce  qui  a  été  dit  par  l'auteur  de  l'amen- 
dement adopté,  par  M .  Jacques  Lefebvre,  lorsqu'il  s'est  écrié  que  son  but  était  d'em- 
pêcher la  ratification  du  traité. 

Reconnaissons-le  (il  ne  serait  ni  digne  ni  prudent  de  le  méconnaître),  c'est  le 
sentiment  national,  le  sentiment  national  froissé  et  mécontent,  qui  a  inspiré  la 
chambre,  qui  l'a  inspirée  dans  son  silence  comme  dans  ses  manifestations.  Résignée 
sur  la  question  d'Orient  comme  sur  un  fait  accompli,  elle  a  voulu,  sur  la  question 
du  droit  de  visite,  avertir  le  gouvernement  et  lui  prêter  appui  pour  écarter  une  in- 
novation qu'elle  ne  jugeait  pas  compatible,  dans  ce  moment  surtout,  avec  la  dignité 
de  notre  pavillon.  Pour  la  majorité,  le  vote  de  la  chambre,  quelque  embarrassant 
qu'il  puisse  être  pour  le  ministère,  n'avait  pas  d'autre  signification.  La  chambre  ne 
se  proposait  pas  d'ébranler  le  cabinet;  elle  a  voulu  seulement  lui  indiquer  une  voie 
plus  élevée  et  plus  nationale.  On  a  pu  reconnaître  les  dispositions  de  la  majorité 
lors  du  vole  sur  les  affaires  d'Espagne.  En  repoussant  l'amendement,  la  chambre  a 
donné  son  adhésion  à  la  politique  du  gouvernement  :  tout  en  désirant  le  maintien 
de  nos  relations  amicales  avec  l'Espagne,  elle  n'a  pas  voulu  donner  à  croire  que 
notre  gouvernement  ne  trouverait  pas  appui  chez  nous  dans  ses  démêlés  avec  un 
cabinet  étranger. 

Ici  se  présente  une  réflexion  importante,  qui  n'a  pas  échappé  à  ceux  qui  obser- 
vent dans  les  chambres  la  tactique  parlementaire  des  partis.  Quelles  qu'aient  été 
les  dispositions  de  la  majorité  en  votant  sur  le  droit  de  visite,  toujours  est-il  que 
l'amendement  n'était  pas  accepté  par  le  cabinet  ;  disons-le,  avec  le  commentaire  de 
M.  Lefebvre,  l'amendement  était  un  échec  pour  le  ministère.  Si  l'opposition  avait 
concentré  ses  efforts  sur  ce  point,  si  elle  avait  déclaré  que  là  était  pour  elle  la  ques- 
tion de  l'adresse  tout  entière,  que  les  autres  paragraphes  étaient  indifférents  ou 
touchaient  à  des  questions  qui  devaient  être  débattues  plus  lard,  le  ministère  aurait 
été  vaincu  dans  les  débats  de  l'adresse,  vaincu  sur  une  question  grave,  vaincu  avec 
le  concours  du  parti  conservateur.  C'est  ainsi  que  les  choses  se  seraient  passées  en 


REVUE.  —  CimONIQUE.  1  I  7, 

Angleterre.  Chez  nous,  au  contraire,  la  discussion  de  l'adresse  est  une  sorte  d'en- 
quèle  générale  sur  la  situation  du  pays.  Tout  homme  se  croyant  quelque  valeur 
parlementaire  y  cherche  un  i-oinl  sur  lequel  il  puisse  s'établir  et  livrer  un  combat. 
Chacun  se  fait  juge  de  l'importance  et  de  l'opportunité  de  la  (juestion  qu'il  suscite. 
On  se  (latte  peut-être  de  réduire  le  cabinet  anx  abois  en  le  harcelant  sans  cesse, 
en  lui  présentant  tous  les  jours  de  nouveaux  combats  et  des  combattants  nouveaux. 
On  se  trompe.  Plus  on  multiplie  les  questions,  et  plus  on  od're  au  ministère  des  oc- 
casions de  succès.  C'est  ainsi  qu'on  atténue,  qu'on  efface  même  l'impression  d'un 
échec  ministériel.  En  insistant  avec  la  même  vivacité  sur  une  foule  de  questions  di- 
verses, on  arrive  à  ce  singulier  résultat,  que  les  questions  sont  comptées,  au  lieu 
d'être  pesées,  et  comme  le  ministère,  s'il  succombe  dans  une  question,  triomphe 
d'ordinaire  sur  toutes  les  autres,  on  lui  donne  le  droit  d'en  conclure  que  la  discus- 
sion de  l'adresse  lui  a  été  favorable. 

Mais  il  est  inutile  d'insister  davantage  sur  ce  point.  Nos  habitudes  et  nos  mœurs 
ne  permettent  pas,  chez  nous,  aux  partis  politiques,  une  tactique  plus  savante,  qui 
suppose  une  organisation  et  une  discipline  incompatibles  avec  notre  indépendance 
personnelle  et  avec  notre  activité  quelque  peu  impatiente  et  ambitieuse.  Est-ce  un 
bien?  est-ce  un  mal?  Peut-être  des  partis  fortement  organisés  rendraient-ils,  chez 
nous,  le  gouvernement  trop  difficile  :  peut-être  aussi,  le  jour  où  les  partis  oppo- 
sants pourraient  se  donner  celte  forte  organisation,  le  parti  gouvernemental,  par 
les  mêmes  causes,  se  trouverait  plus  compacte  et  ruieux  discipliné;  car  dans  ses 
rangs  aussi  le  moi  exerce  ses  ravages,  moins  cependant  que  dans  les  rangs  de  l'op- 
position, et  la  raison  en  est  simple  :  dans  le  parti  gouvernemental,  le  ministère  est 
un  chef  avoué,  et  une  certaine  discipline  est  acceptée  par  cela  seul  qu'elle  paraît 
une  nécessité  de  position  plutôt  qu'une  injonction  individuelle.  En  général,  cepen- 
dant, il  y  3  chez  nous  beaucoup  de  chefs  et  peu  de  soldats  :  aussi  assistons-nous 
plus  encore  à  de  nombreux  combats  singuliers  qu'à  de  grandes  batailles. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  voici  au  mois  de  février,  et  les  chambres  n'ont  pas 
encore  abordé  une  seule  des  questions  dont  le  pays  attend  la  solution  avec  une 
juste  impatience.  De  nouveaux  retards  ne  sont  que  trop  à  craindre.  La  chambre 
des  députés  va  se  lancer  de  nouveau  dans  l'arène  des  débats  politiques.  La  réforme 
électorale,  les  lois  de  septembre,  la  question  des  incompatibilités,  préoccupent  les 
hommes  politiques  plus  encore  que  les  questions  d'administration  et  d'affaires.  La 
raison  est  facile  h  deviner.  Les  premières  peuvent  seules  devenir  des  questions  de 
cabinet  et  renverser  un  ministère. 

Les  débats  de  l'adresse  ont  assez  montré  que  la  lutte  sera  vive,  ardente, 
acharnée,  comme  toutes  les  luttes  qui  promettent  une  grande  récompense  aux 
vainqueurs,  qui  menacent  les  vaincus  d'un  grand  revers.  Le  pouvoir  pendant  les 
élections,  c'est  là  le  prix  de  la  victoire,  et,  il  faut  en  convenir,  ce  n'est  pas  un  prix 
à  dédaigner. 

Nous  ne  voulons  pas  faire  ici  de  pronostics.  Nous  avons  entendu  les  hommes 
qui  paraissent  le  mieux  connaître  la  chambre,  et  qui  ne  sont  pas  des  hommes  de 
parti,  ardents,  aveugles,  faire  sur  les  dispositions  de  l'assemblée  les  conjectures 
les  plus  opposées.  Les  uns  croyaient  que  la  chambre  n'hésiterait  pas  à  adopter,  en 
partie  du  moins,  l'adjonction  des  capacités;  les  autres  pensent  que  la  proposition 
sera  rejetée  par  une  majorité  qu'ils  estiment  de  50  à  40  voix.  La  même  divergence 
d'opinions,  de  prévisions,  existe  à  l'égard  de  la  question  des  incompatibilités.  Nous 
n'en  sommes  pas  étonnés.  A  cette  époque  de  la  législature  élective,  le  problème  se 


114  REVUE.  —  CHRONIQUE. 

complique  d'un  si  grand  nombre  d' inconnues,  que  les  calculateurs  les  plus  habiles 
peuvent  se  tromper.  La  session  aura  de  l'imprévu. 

Ce  qu'il  y  aurait  de  déplorable  pour  tous,  ce  qui  indisposerait  les  électeurs  de 
toutes  les  opinions,  ce  serait  de  voir  la  session  s'écouler  sans  que  le  pays  eût 
obtenu  les  grandes  lois  d'intérêt  matériel  qu'on  lui  fait  espérer  depuis  longtemps, 
en  particulier  la  loi  sur  les  chemins  de  fer.  Il  faut  pourtant  donner  quelque  satis- 
faction non-seulement  aux  intérêts  réels,  mais  aussi  à  l'imagination,  à  l'élan  du 
pays,  à  cet  amour  des  grandes  entreprises,  qui  vit  toujours  en  France,  et  qui  n'a 
jamais  été  impunément  méconnu.  Le  pays  veut  la  paix,  mais  une  paix  qui  ne 
manque  ni  d'activité,  ni  de  grandeur.  Une  paix  chétive,  humble,  impuissante,  il 
serait  bientôt  las  de  l'aimer;  il  la  repousserait  du  pied.  Ces  grandes  communica- 
tions qui  paraissent  enfanter  des  miracles,  changer  la  face  d'un  pays  et  l'appeler  à 
de  nouvelles  destinées,  ont  frappé  aujourd'hui  l'esprit  des  populations,  et  la  France 
se  croirait  en  quelque  sorte  déshonorée,  si,  tandis  que  nos  voisins  ont  mis  puis- 
samment la  main  à  l'œuvre,  on  ne  pouvait  signaler  chez  nous  que  quelques  tron- 
çons de  chemins  de  fer,  sans  importance,  sans  avenir  pour  le  pays,  tant  qu'ils  ne 
seront  pas  rattachés  à  un  grand  système.  Les  départements,  les  communes,  s'ani- 
ment à  la  pensée  de  ces  grands  travaux,  etnereculent  pas  devant  les  sacrifices  qu'ils 
commandent.  Le  pays  attend  une  loi, une  loi  digne  de  la  France.  L'aura-t- il? Hélas! 
le  ministère  paraît  vouloir  la  proposer;  mais  les  intérêts  particuliers  se  préparent, 
dit-on,  à  de  rudes  combats,  à  une  résistance  opiniâtre  contre  tout  projet  qui  ne 
leur  donnerait  pas  pleine  satisfaction.  Et  comme  il  est  impossible  de  les  satisfaire 
tous  au  même  degré,  en  même  temps,  on  peut  tout  craindre  de  leurs  passions  et  de 
leur  aveuglement.  Les  deux  chemins  de  Versailles  sont  là  pour  attester  jusqu'où 
peut  aller  l'obstination  aveugle  d'hommes  d'ailleurs  graves  et  sérieux,  et  auxquels 
du  moins  nul  ne  conteste  l'habileté  du  calcul.  Nous  ne  connaissons  pas  le  projet 
du  gouvernement.  Si,  comme  on  le  dit,  il  ne  présente  que  deux  chemins,  il  ren- 
contrera d'immenses  difficultés.  S'il  sacrifie  le  nord  au  midi,  les  plaintes  du  midi, 
quelques-unes  fondées,  les  autres  exagérées,  sont  déjà  si  nombreuses,  qu'il  soulè- 
vera des  réclamations  violentes,  et  compromettra  le  sort  du  projet.  Peut-être  vau- 
drait-il mieux  reproduire,  en  le  modifiant,  le  projet  de  1838  :  non  qu'il  y  ait 
possibilité  ni  convenance  de  tout  commencer  à  la  fois,  mais  afin  que  toutes  les 
parties  de  la  France  puissent,  dès  l'abord,  connaître  le  sort  qui  les  attend,  et  s'y 
préparer.  Plus  un  projet  est  partiel,  et  plus  il  compte  d'adversaires.  Il  ne  faut  pas 
risquer  de  faire  battre  les  chemins  de  fer  en  détail. 

Peut-être  nos  craintes  sont-elles  excessives.  Nous  serions  heureux  de  pouvoir 
nous  en  convaincre.  Mais  disons-le  sans  détours,  ce  n'est  pas  aujoud'hui  qu'on  peut 
facilement  se  rassurer  sur  ce  point.  Les  intérêts  particuliers  ont-ils  fait  preuve  de 
modération  et  de  sagesse?  Lorsque  le  gouvernement,  avec  une  bonté  qui  était 
presque  de  la  bonhomie,  a  bien  voulu  les  consulter  sur  nos  relations  commerciales, 
se  sont-ils  bornés  à  lui  dire:  —  Dans  vos  traités  de  commerce  efforcez  vous  de 
concilier  l'intérêt  général  du  pays  avec  le  nôtre,  ne  nous  exposez  pas  à  de  brus- 
ques et  violentes  perturbations?  —  Non,  ils  lui  ont  dit  :  —  Ne  faites  point  de 
traité  de  commerce.  —  Cela  du  moins  est  clair  et  praticable.  Notre  politique  peut 
en  souffrir,  mais  après  tout  c'est  un  isolement  auquel  nous  pouvons  nous  con- 
damner. Ce  qui  n'est  ni  clair  ni  praticable,  c'est  la  prétention  de  conclure  des 
traités  avec  nos  voisins  sans  rien  changer  chez  nous,  c'est  de  se  mouvoir 
sans  bouger.  C'est  pourtant  là  ce  qu'a  dit,  s'il  dit  quelque  cho-se,  le  paragraphe 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1 1  a 

de  l'adresse  de   la  chambre  des  députés  sur   les    négociations   commerciales. 

En  dernier  résultat,  on  ne  saurait  nier  que  la  chambre,  que  la  majorité  n'ait 
placé,  sous  certains  rapports,  le  ministère  dans  une  position  délicate,  on  peut  même 
dire  très-dillicilc.  Le  cabinet  a  maintenu  les  droits  de  la  couronne;  il  lésa  main- 
tenus, reconnaissons-le,  avec  fermeté,  avec  mesure,  par  la  bouche  de  M.  Guizot, 
dont  la  parole,  de  l'aveu  môme  de  ses  adversaires,  n'a  jamais  été  plus  habile  que 
dans  ces  débals.  C'était  là  un  acte  de  bon  gouvernement  et  de  courage  dont  il  faut 
savoir  gré  au  cabinet.  Au  reste,  empressons-nous  de  faire  remarquer  que  les  preuves 
de  courage  parlementaire,  du  courage  de  ses  opinions,  de  ce  courage  si  rare  et  si 
beau,  n'ont  pas  manqué  dans  cette  mémorable  discussion.  N'avons -nous  pas  entendu 
M.  Thiers  développer  avec  un  admirable  talent,  avec  ce  talent  qui  sait  revêtir  toutes 
les  formes  et  qui  s'est  montré  tour  à  tour  si  facile  et  si  souple,  si  énergique  et  si 
ferme,  développer,  dis-je,  des  considérations,  des  avis,  des  prévisions  qui  pourraient 
demain  lui  être  un  obstacle  comme  candidat  au  pouvoir?  M.  Thiers  ne  parlait  pas 
au  hasard,  légèrement,  entraîné  par  la  vivacité  de  sa  parole,  par  le  feu  de  la  dis- 
cussion, comme  un  conscrit  de  la  tribune.  M.  Thiers  nous  a  dit  lui-même  quel 
pouvait  être,  au  point  de  vue  de  ses  intérêts  personnels,  l'eifet  de  ses  paroles,  et  il 
les  a  cependant  toutes  prononcées,  toutes  maintenues,  par  cela  seul  que  dans  son 
opinion  ces  paroles  lui  étaient  dictées  par  une  inspiration  patriotique,  par  son 
devoir  d'homme  d'État.  On  peut  ne  pas  adopter  ses  opinions,  ne  pas  partager  ses 
prévisions  ;  mais  bien  malheureux  serait  celui  qui  n'en  admirerait  pas  le  désinté- 
ressement et  le  courage. 

Dans  la  question  du  droit  de  visite,  n'avons-nous  pas  vu  M.  de  Tracy,  lui  si 
passionné  pour  les  droits,  pour  l'honneur,  pour  la  dignité  de  son  pays,  se  séparer 
un  moment  de  ses  amis,  et  appuyer  le  ministère  sur  une  mesure  qui  paraissait  à 
M.  de  Tracy  nécessaire  pour  l'extirpation  d'un  abominable  trafic? 

Enfin,  pour  ne  pas  trop  multiplier  les  exemples,  nous  aimons  à  rappeler  les 
quelques  paroles  de  M.  le  maréchal  Sébastiani  sur  la  même  question.  Nul  ne  s'at- 
tendait à  le  voir  aborder  la  tribune;  son  silence  n'aurait  étonné  personne;  c'est  un 
de  ces  honorables  vétérans  auxquels  la  patrie  permet  le  repos.  M.  Sébastiani  n'avaii 
rien  à  craindre,  rien  à  espérer,  il  n'avait  ni  obstacle  à  écarter,  ni  marche-pied  à 
se  préparer.  Le  traité  de  1831,  signé  au  milieu  de  circonstances  politiques  toutes 
particulières,  avait  été  en  quelque  sorte  couvert  et  presque  effacé  par  deux  traités 
postérieurs,  celui  de  1835  et  celui  de  18il.  Les  tendances  de  la  chambre  étaient 
manifestes.  M.  Sébastiani  ne  s'est  pas  flatté,  n'a  pas  même  essayé  de  les  changer. 
Non,  mais  il  a  dit  cependant  quelques  paroles  fermes,  nettes  comme  son  esprit;  il 
les  a  dites  uniquement  pour  maintenir  son  avis,  pour  confirmer  son  opinion;  c'est 
une  satisfaction  morale  qu'il  se  donnait,  d'autant  plus  noble  et  pure,  qu'elle  n'a- 
vait, qu'elle  ne  pouvait  avoir  d'autre  but,  d'autre  résultat,  que  cette  satisfaction 
elle-même. 

Pour  en  revenir  à  la  situation  du  ministère  vis-à-vis  de  la  chambre,  nous  ignorons 
quelles  pourront  être  les  déterminations  du  cabinet  au  sujet  du  droit  de  visite.  Là 
est  la  difficulté  du  moment.  La  solution  des  autres  questions  internationales  peut 
être  retardée  ou  modifiée.  Sur  les  questions  intérieures,  la  situation  du  cabinet  s'est 
momentanément  améliorée  par  la  suite  des  débats.  C'est  là  un  fait  qu'aucun  homme 
impartial  et  sérieux  ne  peut  méconnaître.  Cette  situation  se  fortifiera-t-elle  encore 
par  de  nouveaux  débats?  Sous  le  feu  de  la  bataille,  une  majorité,  non  pas  nom- 
breuse, mais  de  plus  en  plus  ardente  et  dévouée,  se  ratlachera-t-elle  au  cabinet, 


116  REVUE.   —  CHRONIQUE. 

comme  à  un  général  qui  mène  résolument  ses  troupes  au  combat  et  leur  promet 
de  brillantes  victoires?  C'est  de  l'opposition  que  dépend  essentiellement  ce  résultat. 
S'il  arrivait  que  ses  propositions  fussent  excessives  et  ses  attaques  violentes,  si  la 
majorité  se  sentait  vivement  menacée  dans  ses  plus  chers  intérêts,  dans  ses  opinions 
fondamentales,  elle  pourrait  alors  se  rallier  au  cabinet,  elle  pourrait  se  rallier  sans 
réserve,  et  dans  ses  paroxysmes  de  zèle  et  de  crainte,  les  yeux  fixés  sur  l'intérieur, 
elle  pourrait  finir  par  tout  accepter  ou  tout  excuser. 

Évidemment  il  est  de  l'intérêt  du  ministère  que  la  chambre  et  le  pays  se  coupent 
en  deux,  sans  intermédiaires,  sans  nuances,  dîit-il,  dans  ce  schisme,  perdre  quel- 
ques amis  incertains  aujourd'hui  et  flottants.  A  tort  ou  à  raison,  le  ministère  craint 
peu  que  la  gauche  ne  prenne  le  pouvoir  d'assaut;  il  ne  paraît  le  craindre  ni  dans 
les  chambres,  ni  dans  les  collèges  électoraux.  Toutes  les  fois  que  la  question  est 
posée  nettement  entre  la  gauche  et  la  droite,  et  que  les  nuances  se  trouvent 
absorbées  par  les  deux  couleurs  dominantes,  le  cabinet  se  flatte  de  pouvoir  compter 
sur  la  majorité.  Le  danger,  à  ses  yeux,  est  ailleurs,  il  est  tout  dans  les  situations 
intermédiaires;  il  ne  craint  pas  les  hommes  qui  veulent  monter  au  pouvoir  par  la 
brèche,  mais  les  hommes  qui,  sans  être  ministériels,  ne  sont  pas  séparés  du  pouvoir 
par  des  abîmes.  Bref,  c'est  le  ministère  qui  est  intéressé  à  ce  que  la  lutte  parle- 
mentaire devienne  de  jour  en  jour  plus  vive,  plus  ardente,  à  ce  qu'une  sorte  de 
point  d'honneur  interdise  toute  opinion  mitigée,  toute  restriction,  toute  réserve. 
L'opposition  servira-t-elle  les  intérêts  du  cabinet?  Nous  ne  tarderons  pas  à  l'ap- 
prendre. 

Les  bureaux  de  la  chambre  viennent  d'autoriser  la  lecture  des  propositions  sur 
la  réforme  électorale  et  sur  les  incompatibilités.  On  dit  que  personne  ne  s'y  est 
opposé.  Évidemment  les  partis  se  sont  donné  rendez-vous  sur  ce  terrain.  Le  débat 
sur  la  prise  en  considération  des  deux  propositions,  en  particulier  de  celle  sur  la 
réforme,  sera  la  grande  bataille,  le  combat  décisif  de  la  session. 

Les  nouvelles  d'Afrique  sont  de  plus  en  plus  favorables.  Un  grand  nombre  de 
tribus  se  rallient  franchement  à  notre  domination  Espérons  que  le  gouvernement 
saura  profiter  de  ses  succès.  La  commission  chargée  d'approfondir  la  question  de 
la  colonisation  africaine  s'est  réunie  sous  la  présidence  de  M.  le  duc  Decazes.  C'est 
avec  une  juste  impatience  que  le  pays  attend  les  résultats  nets  et  positifs  de  son 
travail. 


LETTRES 


D'ORIENT. 


Marseille. 

Je  vais  préluder  à  ma  moisson  d'Orient  par  une  petite  herborisation  aux  portes 
de  la  ville,  à  Monlredon,  localité  fréquentée  par  les  botanistes.  Je  l'ai  parcourue, 
il  y  a  dix-huit  ans,  avec  le  pauvre  Jacquemont  :  j'y  retrouverai  des  souvenirs.  Avant 
que  Jeunesse  fût  entièrement  passée,  avant  que  fût  éteint  chez  moi  l'enthousiasme 
qui  m'a  constamment  porté  aux  voyages,  j'avais  besoin  d'en  faire  encore  un  :  pou- 
vais-je  mieux  choisir? 

(1)  Au  printemps  de  1839,  M.  le  comle  Jaubert  entreprit,  dans  un  but  tout  scientifique, 
avec  M.  Charles  Texier,  un  voyage  en  Orient.  Ce  voyage  a  fourni  à  M.  Jaubert  l'occasion 
d'un  travail  important,  qui  paraîtra  bientôt  à  la  librairie  de  Roret,  sous  le  titre  d^Illusira- 
dones  plantarum  orientalium,  et  qui  formera  une  série  de  livraisons  avec  planches.  Cette 
publication,  que  M.  Jaubert  prépare  en  société  avec  M.  Spach,  aide-naluraliste  au  Muséum, 
contiendra  la  description  des  espèces  d'Orient  nouvelles,  ou  peu  connues,  provenant  soit 
du  riche  herbier  de  l'auteur,  soit  des  autres  collections  de  Paris.  Une  carie  géographique 
en  quatre  feuilles  de  l'Asie  sud-occidentale,  dressée  sous  les  auspices  de  M.  le  colonel 
Lapie  de  concert  avec  M.  Texier,  accompagnera  l'ouvrage  ;  elle  indiquera  les  itinéraires 
de  tous  les  voyageurs  botanistes,  depuis  Rauwolf,  qui  visitait  l'Orient  en  1385,  jusqu'à  nos 
jours.  M.  Jaubert  doit  aussi  faire  paraître  incessamment  les  Relations  de  voyage  en  Asie 
d'Auchcr  Éloy,  botaniste  français,  mort  en  1838  à  Ispahan,  victime  de  son  dévouement  à 
la  science. 

Les  lettres  que  nous  publions  aujourd'hui  forment  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  partie 
pittoresque  du  voyage  scientifique  de  M.  Jaubert. 

T03IE     I.  8 


118  LETTRES    d'orient. 

Livouriio. 

La  navigation  à  la  vapeur  est  chose  ravissante.  Nous  n'avions  quitté  Marseille 
avant-hier  qu'à  sept  heures  du  soir,  et  ce  matin,  h  trois  heures  et  demie,  nous  avions 
jeté  l'ancre  devant  Livourne.  Notre  société  à  bord  se  composait  de  l'évêque  de 
Sniyrne,  de  MM.  de  Donald,  dont  l'un  est  évêqne  du  Puy,  tous  deux  de  ma  con- 
naissance ancienne,  d'une  famille  anglaise  animée  par  une  jeune  femme  charmante 
qui  nous  a  fait  de  très-bonne  musique  (car  tu  sais  qu'il  y  a  un  piano  dans  le  salon 
des  dames),  de  plusieurs  négociants  de  Marseille,  dont  l'un  se  rend  à  Calcutta,  où 
il  a  une  maison,  et  où  il  sera  arrivé,  en  passant  par  la  mer  Rouge,  en  moins  de 
deux  mois.  Une  partie  de  notre  sociélé  se  sépare  de  nous  ici  :  nos  Anglais  s'arrê- 
tent à  Livourne  pour  prendre  le  bateau  de  Naples;  l'évêque  du  Puy  se  rend  en  pè- 
lerinage à  Rome  et  s'arrêtera  à  Civita-Vecchia. 

Civila-Vecchia. 

Nous  restons  peu  de  temps  ici,  et  nous  serons  après-demain  à  Malte.  Le  comman- 
dant, M.  Dufresnil,  nous  fait  la  gracieuseté  de  passer  par  le  détroit  de  Messine  : 
cette  route  est  d'environ  dix  lieues  plus  longue  que  celle  de  l'est,  mais  elle  est  infi- 
niment plus  agréable.  Nous  passerons  vers  minuit  en  vue  des  îles  volcaniques  do 
Stromboli,  et  de  jour  en  vue  du  phare  de  Messine,  de  Catane,  de  l'Etna. 

11  n'y  a  rien  à  voir  à  Civita-Vecchia,  mais  l'herborisation  est  une  ressource  tou- 
jours prête. 

En  vue  de  Malte. 

J'espérais  que  nous  approcherions  de  Stromboli  pendant  la  nuit  :  ce  volcan  fume 
toujours  et  jette  assez  souvent  des  flammes;  mais  le  retard  de  notre  marche  ne 
nous  y  a  fait  arriver  qu'au  jour.  En  revanche,  nous  avons  eu  hier  une  vue  admi- 
rable, et  par  une  mer  calme,  de  tout  le  détroit  de  Messine.  Je  n'essaierai  pas  de 
t'en  faire  une  description,  de  te  peindre  ces  deux  côtes  de  Calabre  et  de  Sicile,  la 
première  si  sauvage,  l'autre  si  gracieuse,  si  bien  cultivée,  d'un  ton  de  végétation 
si  chaud,  et  dominée  par  le  majestueux  Etna.  Le  front  du  volcan  n'était  plus  caché 
par  les  nuages,  et  nous  avons  pu  jouir  à  l'aise,  sur  le  pont,  après  diner,  d'un  spec- 
tacle que  je  n'oublierai  jamais;  tous  les  passagers,  même  les  plus  indifférents,  en 
étaient  frappés.  La  soirée  s'est  terminée  par  un  petit  concert  dont  nos  Anglaises 
ont  fait  les  frais. 

Je  te  quitte  parce  que  nous  approchons  du  port  de  Malte  et  qu'il  faut  examiner 
avec  soin  celte  île  célèbre.  Il  y  a  quarante-un  ans,  le  général  Ronaparte  y  abordait 
avec  l'armée  française  victorieuse,  et  aujourd'hui  cette  belle  station  navale,  l'une 
des  premières  peut-être  du  monde,  est  au  pouvoir  de  l'Angleterre! 

Malle. 

Rien  n'est  plus  singulier  que  l'aspect  général  de  ces  îles  toutes  pelées,  et  qui 
néanmoins  comptent  cent  vingt  mille  habitants;  rien  n'est  plus  étrange  aussi  que 
l'entrée  de  ce  port,  ou  plutôt  de  ces  cinq  ports,  où  les  flottes  les  plus  nombreuses 
trouvent  un  excellent  abri.  L'e.scadre  anglaise,  commandée  par  l'amiral  Stopford, 
y  est  mouillée;  nous  avons  compté  cinq  vaisseaux  et  deux  frégates.  Rien  n'égale  la 


LETTRES    d'orient.  US) 

magnilicence  de  cet  établissement  militaire  ;  l'étendue  des  l'orlilicalions  est  im- 
mense, et  elles  sont  dans  le  plus  parfait  état  d'entretien.  La  ville  est  bien  bûlie, 
toutes  les  maisons  sont  blanches,  sans  toit  comme  en  Orient,  et  leur  façade  porte 
généralement  un  balcon  couvert,  en  forme  de  tribune  d'orgues;  les  rues  sont  ti- 
rées au  cordeau,  et  souvent  une  vue  de  la  mer  termine  la  perspective.  Malte  jouit 
déjà  du  climat  de  rAfri(]ue  ;  j'y  ai  vu,  à  la  vérité  dans  une  situation  abritée,  des 
bananiers  en  pleine  terre.  La  population  est  un  mélange  de  toutes  les  nations; 
mais  la  race  indigène  lient  de  l'Arabe  par  sa  physionomie  et  aussi,  dit-on,  par  son 
idiome  :  je  n'ai  pu  juger  de  ce  dernier  point  que  par  les  sons  gutturaux  inaccou- 
tumés que  j'entendais  résonner  autour  de  moi.  Le  monument  principal  de  Malte 
est  l'église  de  Saint-Jean,  toute  remplie  des  tombeaux  des  anciens  chevaliers  de 
l'ordre;  les  mausolées  sont  d'une  exécution  médiocre,  et  remarquables  seulement 
par  les  souvenirs  qui  s'y  rattachent.  Les  tombes  forment  le  pavé  de  la  nef  et  des 
chapelles  latérales  ;  elles  sont  toutes  incrustées  de  pierres  dures  en  travail  florentin. 
Nous  y  avons  lu  avec  intérêt  un  grand  nombre  de  noms  de  familles  françaises.  La 
soirée  s'est  passée  très-agréablement  chez  M.  Fabreguettes,  notre  consul  ;  il  nous  a 
donné  de  curieux  détails  sur  le  pays  et  les  nouvelles  relations  dont  Malte  est  de- 
venu le  centre,  par  suite  du  perfectionnement  des  moyens  de  transport.  M.  Aug.  de 
Mieulle,  rétabli  de  son  mal  de  mer,  s'est  mis  ensuite  au  piano,  et  nos  jeunes  gens 
ont  valsé  entre  eux,  faute  de  dames,  comme  de  vrais  écoliers.  Le  lendemain  matin, 
à  six  heures  et  demie,  M.  Fabreguettes  nous  installait  à  bord  du  Dante. 

A  bord  du  Danle.  —  En  vue  de  Cythère. 

Après  deux  jours  et  deux  nuits  de  roule  en  pleine  mer,  mais  par  un  temps  su- 
perbe, nous  avons  aperçu  ce  matin  les  côtes  de  la  Grèce,  le  cap  Matapan  (Ténare 
des  anciens),  et,  dans  ce  moment,  nous  avons  au  nord  tout  le  fond  du  golfe  de 
Laconie,  dominé  par  les  monts  Taygètes;  nous  passons  à  petite  portée  de  canon  de 
Cérigo  (Cythère),  et  nous  allons  doubler  le  cap  Saint-Ange  (Malée).  Bien  nous  a 
pris  d'avoir  une  belle  brise  de  nord-ouest,  qui  ne  nous  a  point  quittés  depuis  Malte, 
car  le  Dante  n'est  pas  très-bon  marcheur. 

Nous  avons  profité  hier  soir  d'une  occasion  pour  faire  parvenir  de  nos  nouvelles 
à  nos  familles;  je  doute  toutefois  que  ces  missives  arrivent  à  leur  destination  avant 
ia  lettre  que  je  t'écris  en  ce  moment  et  que  je  laisserai  à  Syra.  L'occasion  dont  il 
s'agit  n'était  autre  que  celle  de  deux  pauvres  petites  hirondelles  qui,  épuisées  de 
fatigue,  s'étaient  posées  sur  notre  grande  vergue  ;  un  matelot  y  était  monté  et  nous  les 
avait  apportées.  D'une  commune  voix  on  résolut  de  leur  attacher  un  petit  écriteau 
au  cou.  L'inscription  porte  :  19  mai  1859,  à  bord  du  Dante  (vapeur),  36°  2'  lati- 
tude, 17°  18'  longitude.  Ce  petit  événement  a  été  le  seul  qui  ait  marqué  nos  deux  pre- 
mières journées  passées  hors  de  la  vue  de  toute  terre;  la  lecture,  soit  solitaire,  soit 
en  commun,  et  une  conversation  toujours  instructive  avec  M.  Texier  et  l'élat-major 
du  bord,  ont  rempli  le  reste  du  temps.  Aujourd'hui  nous  sommes  très-rapprochés 
des  côtes;  aussi  toutes  les  cartes  sont-elles  étalées  et  les  lunettes  braquées. 

Syra. 

Cette  île  est  le  point  de  réunion  du  service  des  paquebots;  nous  nous  y  sommes 
trouvés  quatre  paquebots  à  la  fois;  à  l'instant  où  le  Dante  entrait  dans  le  port  par 
la  passe  de  l'ouest,  l'Eurotas  débouchait  par  celle  de  l'est.  La  situation  de  la  ville 


120  LETTRES    D  ORIENT. 

haute  de  Syra  est  des  plus  originales  :  elle  est  bâtie  sur  un  cr»ne  aigu  ;  lo  sommet 
est  occupé  par  une  église  catholique  et  un  séminaire  que  nous  avons  visités.  La  vue 
s'étend  sur  une  partie  des  Iles  voisines;  elles  sont  toutes  très- arides,  à  l'exception 
de  Tine,  où  la  culture  est  assez  riche.  Les  îles  de  la  côte  d'Asie  sont  beaucouj» 
plus  belles  :  on  dit  que  Mételin  et  Rhodes  sont  remarquables  par  la  force  de  leur 
végétation. 

Smyrne. 

Nous  voici  arrivés  à  point  nommé.  Avec  la  rapidité  des  paquebots,  on  perd  en 
quelque  sorte  le  sentiment  des  distances.  Ainsi  j'ai  toutes  les  peines  du  monde  i\ 
me  persuader  que  le  11,  à  sept  heures  du  .soir,  j'élais  encore  à  Marseille,  et  que 
dans  l'intervalle  j'ai  rangé  toute  la  côte  occidentale  de  l'Italie,  la  Sicile,  Malle  et 
l'Archipel  ;  il  faut  bien  le  croire  pourtant,  car  me  voilà  dans  une  ville  turque,  dans 
une  ville  à  mosquées.  Dès  cinq  heures  du  matin,  j'étais  sur  le  pont;  je  passais  avec 
M.  Alliez,  notre  commandant,  la  revue  des  lieux  célèbres  que  nous  avions  en  vue, 
ïchesmé,  en  face  de  Chio,  où  les  Russes  brûlèrent,  dans  le  siècle  dernier,  la  flotte 
turque;  Phocée,  la  mère-patrie  de  Marseille,  et  Clazomène.  Auprès  des  îles  d'Ourlac 
est  mouillée  la  division  française,  dignement  commandée  par  l'amiral  Lalande.  Il 
monte  Vléna,  dont  M.  Bruat,  qui  a  été  si  bon  pour  nous  dans  notre  traversée  de  1829, 
sur  le  Breslaiv,  est  actuellement  capitaine.  Nous  nous  sommes  arrêtés  un  instant 
pour  causer  avec  eux.  Nous  nous  proposons  d'aller  les  voir  un  de  ces  jours  plus  à 
notre  aise,  car  nous  n'avions  aujourd'hui  que  le  temps  nécessaire  à  notre  comman- 
dant pour  remettre  ses  dépêches;  l'amiral  les  attendait  avec  quelque  impatience, 
le  bruit  s'étant  répandu  dans  ces  parages  que  les  hostilités  ont  commencé,  du  côté 
de  l'Euphrale,  entre  le  sultan  et  Méhémet-Ali.  Cette  circonstance  a  peu  d'impor- 
tance pour  nous,  qui  allons  d'un  autre  côté. 

A  Syra,  on  nous  avait  rapporté  un  fait  qui  cause  toujours  quelque  préoccupa- 
lion  :  c'est  qu'il  y  avait  eu  ici  quelques  cas  de  peste,  il  y  a  une  dizaine  de  jours. 
Le  fait,  vérifié  par  nous  au  consulat  de  France,  aussitôt  après  notre  débarquement, 
est  qu'en  effet  quelques  Turcs,  venant  de  Syrie,  sont  tombés  malades  dans  le  quar- 
tier arménien  ;  on  les  a  mis  en  surveillance,  et  depuis  cinq  jours  la  santé  publique 
est  parfaite.  Au  reste,  les  Européens,  soit  manque  de  prédisposition,  soit  à  cause 
des  sages  précautions  qu'ils  prennent,  ne  sont  presque  jamais  atteints,  et  quand  le 
contraire  arrive,  ce  n'est  que  dans  les  cas  où  la  peste  sévit  violemment  :  alors  il  faut 
s'éloigner  des  lieux  atteints  par  la  maladie. 

Le  soir,  la  maison  du  consul-général,  M.  Challaye,  nous  sera  d'une  grande  res- 
source; on  y  est  reçu  avec  une  obligeance  parfaite;  le  salon  est  une  sorte  de  vesti- 
bule ouvert,  véritable  asile  de  la  fraîcheur. 

Mes  firmans  de  voyage  sont  arrivés  avec  une  excellente  lettre  de  l'amiral 
Roussin.  Je  vais  me  munir  ce  soir  d'un  Tartare  ou  Kmvas,  espèce  de  maréchal -des- 
logis, et  d'un  interprète  ;  le  cuisinier  servira  pour  tous. 

La  ville  est  divisée  en  deux  quartiers  assez  distincts  :  celui  des  Francs,  qui  avoi- 
sine  le  port,  et  celui  des  Turcs,  Arméniens  et  .luifs,  qui  est  situé  sur  le  penchant 
de  la  colline.  La  vue,  si  nouvelle  pour  nous,  de  ces  maisons  d'une  construction 
toute  particulière,  basses,  à  un  étage,  en  bois,  bariolées,  garnies  de  balcons  ou 
plutôt  de  tambours  saillants  sur  la  rue,  le  spectacle  de  cette  population  bigarrée, 
de  ces  costumes  bizarres  qui  distinguent  les  nations  et  les  castes,  et  que  notre  ci- 


LETTllES    «ORIENT.  J  i»  1 

vilisaliun  iimnolonc  n'a  guère  encore  moililiés,  nous  ont  causé  une  surprise  et  un 
j)laisir  qui  oui  dépassé  notre  attente.  Nous  ne  nous  lassions  pas  surtout  do  con 
teuipler  les  ligures  des  Turcs  assis  sur  les  petites  estrades  (jui  bordent  les  calés,  et 
fumant  avec  gravité  leur  itanjnilé.  A  la  lin  de  la  journée,  nous  avions  déjà  pu  ob- 
server chacune  des  choses  qui  constituent  l'existence  civile  des  habitants,  à  l'excep 
lion  pourtant  des  harems;  mais  nous  en  apercevions  les  fenêtres  grillées,  et  de 
temps  à  autre  des  femmes  turques  couvertes  de  voiles  blancs,  le  front  caché  par 
une  mousseline  noire  empesée,  passaient  auprès  de  nous  comme  des  ombres.  Notre 
cicérone  juif  nous  expliquait  tout  avec  beaucoup  d'intelligence;  il  nous  fil  appro- 
cher d'une  nios([uée,  dont  nous  pûmes  voir  l'intérieur  à  travers  une  fenêtre.  Une 
coupole  à  laquelle  est  accolé  le  minaret  d'où  l'inian  annonce  la  prière,  surmonte 
une  salle  dépourvue  de  figures  et  d'ornements;  le  pavé  est  couvert  de  lapis  et  de 
nattes.  Los  mosquées  sont  ordinairement  entourées  d'un  cimetière;  d'autres  fois  les 
champs  des  morts  en  sont  isolés;  il  y  en  a  plusieurs  épars  dans  la  ville,  et  la  végé- 
tation admirable  qui  les  ombrage  forme  autant  d'îles  de  verdure  qui  contrastent 
avec  les  toits  rouges  des  maisons  :  on  y  voit  des  cyprès  et  des  platanes  gigantesques, 
des  azédarachs  en  fleurs  qui  répandent  une  odeur  excellente  de  lilas,  des  térébin- 
Ihes  si  gros  que  j'avais  de  la  peine  à  reconnaître  celte  espèce  d'arbre,  qui,  dans  le 
midi  de  la  France,  ne  dépasse  guère  huit  ou  dix  pieds. 

Le  pont  des  Caravanes,  situé  sur  la  rivière  du  Mélès,  m'a  paru,  je  l'avouerai,  au 
dessous  de  sa  réputation  comme  site  ;  c'est  un  passage  très-fréquenté  |)0ur  aller 
dans  l'intérieur  du  pays  du  côté  de  Magnésie;  on  y  passe  en  revue  les  chameliers 
qui  apportent  à  Smyrne  et  en  rapportent  des  marchandises,  les  bergers  turcoraans 
à  la  face  bronzée  et  sauvage,  avec  leurs  troupeaux  de  moulons  à  grosse  queue,  in- 
connus en  France,  et  les  marchands  francs,  arméniens,  turcs,  qui  se  rendent  à  leurs 
maisons  de  campagne,  au  joli  village  de  Bournaba.  Le  Mélès  est  sans  contredit  un 
des  cours  d'eau  les  plus  illustres  du  inonde,  si,  comme  le  prétend  la  tradition,  Ho- 
mère est  né  sur  ses  bords. 

La  course  au  vieux  château  qui  domine  la  ville  est  intéressante,  quoiqu'il  n'y 
ail  plus  que  des  pans  de  murs  en  ruine.  Un  buste  colossal  de  marbre  blanc,  forl 
endommagé,  et  qu'on  dit  être  celui  de  l'amazone  Smyrna,  fondatrice  de  la  ville, 
orne  une  des  portes  :  il  a  été  décrit  et  figuré  par  Tournefort.  La  vue,  soit  qu'on  se 
tourne  du  côté  de  la  rade,  soit  qu'on  dirige  ses  regards  sur  la  vallée  du  Mélès  et 
les  aqueducs  qui  en  décorent  le  fond,  vaut  à  elle  seule  la  course.  En  revenant  du 
château,  une  étourderie  de  notre  cicérone,  qui  s'est  avisé  de  regarder  en  se  moquant 
une  négresse  fort  laide,  a  failli  nous  causer  un  certain  embarras  :  la  négresse  a 
pris  sa  chaussure  pour  en  frapper  notre  juif,  et,  sa  colère  s'animant  par  degrés, 
elle  s'est  mise  à  jeter  des  pierres  à  ceux  d'entre  nous  qui  étaient  en  avant.  Je  n'é- 
tais pas  du  nombre,  mais  j'ai  vu  le  moment  où  cet  incident  allait  causer  une  émeute 
dans  le  quartier  :  les  femmes  sortaient  moitié  en  riant,  moitié  en  grondant  de 
leurs  maisons,  et  les  enfants  turcs,  en  bons  croyants,  s'apprêtaient  à  lancer  aussi 
des  pierres;  heureusement,  des  gens  tranquilles  se  sont  interposés.  Mais  nous  avons 
eu  là  un  exemple  des  conséquences  que  peut  avoir  la  moindre  action  inconsidérée 
dans  un  pareil  pays. 

Hier,  notre  journée  a  été  très-bien  employée;  nous  sommes  allés  à  Bournaba,  de 
là  aux  grottes  d'Homère  et  au  lac  de  Tantale.  Nous  nous  sommes  arrêtés  d'abord 
dans  une  maison  de  campagne  turque  dont  nous  croyions  le  maître  absent  ;  il  y 
était,  et  nous  recul  à  merveille,  non  dans  sa  maison,  parce  que  ses  femmes  s'y 


12â  LETTRES    d'orient. 

trouvaient  alors,  mais  dans  un  kiosque  d'où  la  vue  s'étend  sur  la  ville  et  le  port. 
Nous  repartîmes  enchantés  de  notre  hôte,  avec  lequel,  grùce  au  peu  d'italien  que 
je  sais,  j'avais  pu  faire  un  bout  de  conversation.  Les  grottes  d'Homère  sont  prati- 
quées dans  une  petite  montagne  calcaire  isolée  au  milieu  d'un  pays  d'origine  toute 
volcanique  et  dont  l'aspect  m'a  rappelé  à  beaucoup  d'égards  certaines  parties  de 
notre  Auvergne.  Notre  déjeuner  s'est  fait  au  bord  d'un  ruisseau,  sous  des  platanes. 
Des  grottes  d'Homère  au  lac  de  Tantale,  la  route  est  très-pénible;  nous  parvînmes, 
en  hissant  nos  chevaux  à  travers  les  rochers,  jusqu'au  deuxième  étage  au  moins 
du  mont  Sipylus,  dans  une  espèce  de  désert.  Le  lac  est  fort  petit;  M.  Texier  croit 
qu'il  n'est  que  le  fond  d'un  ancien  cratère.  Le  retour  à  Bournaba  fut  beaucoup 
plus  facile.  Après  nous  être  rafraîchis  à  l'auberge  grecque,  et  y  avoir  fumé  chacun 
notre  tcldbouk,  nous  avons  été  visiter  une  église  grecque,  où  j'ai  remarqué  des 
figures  peintes  dans  le  goût  byzantin,  et  d'autres  dans  la  manière  de  Fra  Angelico 
da  Fiesole.  Avant  de  quitter  Bournaba,  nous  allâmes  voir  deux  des  plus  jolies  mai- 
sons de  campagne  du  village,  l'une  arménienne,  l'autre  grecque;  les  dames  nous  y 
reçurent  très-bien.  Ces  maisons  sont  remarquables  par  un  genre  de  confort  parfai- 
tement approprié  au  pays  :  de  grands  vestibules  bien  frais,  des  galeries,  de  bons 
divans,  le  tout  d'une  propreté  ravissante.  Les  jardins,  plantés  d'orangers,  d'azéda- 
rachs,  de  mûriers,  sont  dans  le  goût  italien  et  renouvelés  de  ceux  de  Pompeï. 

Toute  notre  troupe  continue  à  être  de  belle  humeur;  ceux  qui  n'avaient  pas 
beaucoup  l'habitude  des  voyages  la  prennent  peu  à  peu,  et  nous  passons  notre 
temps  agréablement,  soit  en  course,  soit  réunis  dans  le  grand  salon  commun  où 
donnent  nos  chambres.  C'est  là  que  sont  étalés  livres,  cartes,  dessins,  et  que  nous 
recevons  nos  visites,  nos  fournisseurs  :  chaque  incident  est  une  étude  de  mœurs. 

Une  de  nos  courses  a  été  consacrée  aux  vestiges  de  Tantalis,  ville  des  temps 
héroïques.  Tantale,  son  fondateur,  était  fils  de  Pélops  et  trisaïeul  d'Agamemnon; 
voilà,  ce  me  semble,  une  assez  honnête  antiquité.  Cette  ville  était  située  sur  le 
penchant  des  montagnes  qui  bordent  le  golfe  au  nord  :  elle  a  été  détruite  par  les 
tremblements  de  terre,  assez  fréquents  dans  ces  régions  de  formation  volcanique. 
On  distingue  encore  des  murs  d'enceinte,  des  fondations  détours,  et  surtout  des  tom- 
beaux ;  celui  qui  porte  le  nom  de  Tantale  est  assez  bien  conservé,  c'est-à-dire  qu'on 
y  voit  une  portion  de  voûte.  L'époque  reculée  à  laquelle  ces  monuments  se  rap- 
portent a  laissé  peu  de  traces  dans  l'histoire.  On  sait  seulement  que  les  peuples 
d'origine  grecque  établis  sur  les  côtes  de  l'Asie  Mineure,  ayant  été  vaincus  par  les 
Lydiens  et  chassés  de  leurs  possessions,  inspirèrent  à  leurs  alliés  de  la  Grèce  et  de 
l'Archipel  cet  esprit  de  vengeance  qui  donna  lieu  à  la  guerre  de  Troie,  véritable 
revanche  de  l'Europe  sur  l'Asie,  et  dont  l'enlèvement  d'Hélène  fut  l'occasion;  pre- 
mier acte  de  la  lutte  constante  qui,  depuis  Darius  et  Xerxès.  s'est  poursuivie  entre 
les  deux  continents.  H  était  impossible  d'avoir  pour  Tantalis  un  meilleur  guide  que 
M.  Texier,  puisque  la  découverte  et  la  description  lui  en  sont  dues.  Cette  course 
nous  a  conduits  vers  la  fin  de  la  journée  à  Cordelio,  où  nous  avons  retrouvé  le  caï^ 
(canot)  qui  nous  avait  conduits  le  matin  au  pied  de  la  montagne  de  Tantalis.  Près 
de  Cordelio,  nous  avons  fait  une  halte  à  un  pauvre  café  où  étaient  réunis  plusieurs 
Turcs,  dont  un  de  distinction.  C'était  l'heure  de  la  prière  ;  nous  avons  été  édifiés 
de  la  piété  de  ces  braves  gens.  Hs  allaient  tous  successivement  faire  leurs  ablutions 
dans  le  ruisseau  voisin;  puis,  se  tournant  vers  la  Mecque,  ils  accomplissaient  leur 
acte  de  dévotion  entremêlé  de  génuflexions.  Un  autre  jour,  dans  un  khan  (cour  en- 
tourée de  magasins),  j'ai  remarqué  des  portefaix  tout  aussi  scrupuleux  :  il  y  avait 


letthus  n'oiiiKiNT.  123 

au  iniliL'ii  du  /.//«;/  une  politc  oslrmle  décorée  du»  simple  cioissanl  et  destinée  au 
même  usage.  Le  senliiueiu  religieux,  grave  et  rélléchi  comme  il  l'est  chez  les 
Turcs,  inspire  du  respect;  mais  que  doivent-ils  penser  de  nous,  qu'ils  voient  si  in- 
difléreuls  à  notre  culte?  On  dit  (jue  le  jugement  que  portent  de  nous  les  musul- 
mans à  cet  égard  est  un  des  plus  grands  obstacles  qu'éprouve  rafleruiissenient  de 
notre  domination  à  Alger. 

L'établissement  des  Kaux-Cliaudes,  ruiné  et  .sale,  mérite  pourtant  d'attirer  les 
voyageurs  à  cau.se  des  montagnes  voisines,  que  nous  avons  explorées  jusqu'à  une 
assez  grande  hauteur,  parmi  les  loutfesde  cistes  odoriférants  el  d'andrachnés.  Nous 
nous  sommes  rapprocliés  de  la  montagne  dite  les  Deux-Mamelles,  qui  sert  de  re- 
connaissance aux  navigateurs.  Du  point  le  plus  élevé  de  notre  marche,  nous  avons 
eu  une  belle  vue  du  golfe  entier;  la  division  française  avait  déjà  quitté  le  mouillage 
des  îles  d'Ourlac,  où  nous  l'avions  vue  il  y  a  huit  jours.  Dans  le  lointain,  l'île  de 
Metelin  terminait  le  tableau.  La  halte  du  déjeuner  et  celle  du  goûter  aux  Eaux- 
Chaudes  nous  ont  fourni  encore  l'occasion  d'observer  plusieurs  scènes  locales.  Des 
Turcs  de  la  campagne  étaient  réunis  en  ce  lieu;  d'autres  travaillaient  dans  les 
champs  au  son  d'un  tambour  et  d'une  espèce  de  hautbois,  mais  ils  n'ont  pas  tardé 
à  venir  auprès  de  nous  avec  leur  orchestre  pour  se  reposer,  fumer  et  boire  le  café; 
car  un  Turc  ne  passe  guère  trois  heures  sans  faire  ces  trois  choses.  Nous  nous 
sommes  fait  donner  pour  quelques  paras  une  répétition  du  morceau  de  musique, 
qui  ressemblait  passablement  à  celle  des  bayadères.  D'autres  Turcs  de  la  réunion 
avaient  de  petites  guitares  à  quatre  cordes  de  laiton,  sur  lesquelles  ils  jouaient  des 
espèces  de  boléros,  mais  plus  monotones  et  moins  vifs  qu'en  Espagne.  Le  déjeuner 
était  rehaussé  par  un  plat  de  sardines  bien  fraîches,  car  nous  les  avions  achetées 
sur  le  bord  de  la  mer  au  moment  même  où  les  pêcheurs  venaient  d'en  retirer  les 
filets.  Nous  avions  profité  de  celte  occasion  pour  faire  quelques  observations  sur 
des  animaux  de  mer.  M.  de  MieuUe  s'occupe  de  zoologie,  et  je  l'encourage  à  pour- 
suivre cette  étude,  qui,  comme  toutes  les  branches  de  l'histoire  naturelle,  ajoute 
singulièrement  à  l'intérêt  des  voyages. 

On  nous  avait  parlé,  il  y  a  quelques  jours,  d'un  monument  à  rechercher  d'après 
de  vagues  indications  et  suivant  le  désir  de  M.  de  Humboldt,  aux  environs  de  Nif 
ou  Nymphio,  à  six  lieues  d'ici.  Un  Anglais,  qui  avait  visité  celte  contrée  il  y  a  quel- 
que temps,  en  avait  parlé  à  la  société  archéologique  de  Rome;  d'après  le  dire  de  ce 
voyageur,  il  s'agissait  d'une  figure  dune  haute  antiquité  sculptée  sur  un  rocher  au 
milieu  des  bois.  C'est  sur  ces  données  que  nous  sommes  allés  à  Nif.  Le  chemin, 
tendant  vers  l'est,  traverse  un  chaînon  du  Sipylus.  Après  deux  haltes  dans  des  cafés 
assez  misérables,  mais  qui  toujours  excitent  notre  curiosité  par  les  scènes  variées 
qui  s'y  passent,  nous  sommes  arrivés  vers  onze  heures  à  Nif,  dans  la  cour  de  l'aga, 
ou  chef  du  village.  Il  nous  a  reçus  très-poliment  :  c'est  un  homme  insti'uit  pour  un 
Turc;  il  nous  a  parlé  de  Xerxès,  auquel  il  attribue  la  construction  du  château  en 
ruines  dominant  le  village.  Dans  ce  pays,  les  voyageurs  reçoivent  de  l'autorité  lo- 
cale des  billets  de  logement,  mais,  bien  entendu,  moyennant  paiement  de  leur  dé- 
pense à  l'hôte  qui  les  héberge.  Le  nôtre  était  un  Grec.  En  moins  d'un  quart  d'heure, 
la  maison  entière  fut  mise  à  notre  disposition,  et  nous  étions  assis  sur  les  tapis  de 
la  galerie  en  face  d'un  paysage  délicieux.  Nif,  situé  au  pied  de  belles  montagnes 
boisées,  est  renommé  pour  sa  culture,  el  notamment  pour  ses  cerisiers,  qui  appro- 
visionnent Smyrne.  Impossible  d'imaginer  une  campagne  plus  fraîche,  plus  arrosée  : 
l'abondance  d'eau  dans  un  pareil  climat  est  le  gage  d'une  végétation  luxuriante. 


124  LETTRES    d'orient. 

A  une  heure  nous  étions  à  cheval,  en  quête  de  notre  monument,  avec  un  guide  du 
pays;  il  nous  y  a  conduits  tout  droit,  à  deux  petites  lieues  de  là.  Nous  avons  traversé 
une  contrée  qu'on  pourrait  appeler  déserte,  si  de  temps  à  autre  on  n'apercevait 
dans  les  sites  les  plus  frais  quelques  lentes  noires  de  Turcomans  surveillant  leurs 
troupeaux.  Ce  sont  de  vrais  nomades.  Nous  avons  rencontré  une  de  leurs  familles 
accroupie  pour  le  repas;  c'était  un  tableau  que  M.  Texier  a  regretté  de  n'avoir  pas 
le  temps  de  dessiner.  En  revanche,  il  a  copié  très-exactement  la  figure  sculptée  du 
rocher,  et  M.  de  La  Bourdonnaye  a  pris  une  vue  du  site,  qui  est  très-pittoresque. 
La  figure  sculptée  est  celle  d'un  homme  du  temps  des  Mèdes,  armé  d'un  arc  et 
d'une  pique  ;  il  porte  le  bonnet  pointu  et  les  souliers  à  la  poulaine  de  cette  époque. 
Nous  étions  tous  ravis  de  notre  trouvaille  :  M.  de  Humboldt  recevra  une  copie  de 
cette  figure,  signée  de  nous  tous.  Nous  étions  de  retour  vers  cinq  heures  à  Nif.  Pen- 
dant que  le  pilaw  se  préparait,  nous  sommes  montés  au  vieux  château  ;  il  n'offre 
rien  d'intéressant,  mais  derrière  ses  ruines  s'ouvre  une  petite  vallée  solitaire  dé- 
coupée de  la  façon  la  plus  bizarre  dans  le  liane  de  la  montagne.  Là  encore  il  y  a 
des  bois  :  c'est  ainsi  que  je  me  figure  qu'était  la  Provence  il  y  a  mille  ans. 

Le  lendemain,  après  avoir  examiné  un  tombeau  du  temps  des  croisés,  qui  décore 
une  des  fontaines  du  village,  et  les  ruines  d'un  assez  bel  édifice  fréquentées  par  les 
cigognes,  nous  sommes  revenus  à  Smyrne  par  le  même  chemin  que  la  veille,  et 
nous  avons  fait  les  mêmes  haltes.  Celte  fois,  nous  avons  eu  concert  :  un  soldat  du 
poste  voisin,  de  la  tribu  des  Zeibecks,  nous  a  joué  son  répertoire  sur  la  mandoline, 
et,  en  échange,  nous  nous  sommes  mis  à  chanter  tout  ce  que  nous  savions  de  vieilles 
chansons  rococo.  Tu  sais  que  j'en  ai  la  mémoire  assez  ornée  :  les  Turcs  les  ont 
trouvées  charmantes. 

Un  autre  jour,  monté  sur  un  âne  et  accompagné  d'un  de  nos  domestiques  et  d'un 
enfant  qui  chassait  ma  monture  devant  lui,  je  suis  allé  au  village  de  Coucoudja,  à 
peu  de  distance  de  la  ville,  vers  le  sud-est.  On  découvre  de  là  les  montagnes,  le 
golfe,  et  Bournaba,  sous  un  aspect  différent  de  ceux  que  je  connaissais  déjà.  Chemin 
faisant,  je  m'étais  arrêté  aux  bains  de  Diane,  belle  source  d'eau  tiède  qui  formerait 
encore  un  bassin  digne  de  recevoir  une  déesse,  si  on  dégageait  les  abords  des  ro- 
seaux qui  les  obstruent  pour  laisser  voir  au  delà  des  jardins  plantés  d'orangers.  Un 
fût  mutilé  de  colonne  est  le  seul  vestige  de  l'ancienne  splendeur  de  ces  bains,  ré- 
duits aujourd'hui  à  une  petite  cabane  en  bois,  que  notre  consul  y  a  fait  établir  pour 
son  usage. 

Les  déplorables  nouvelles  des  13  et  14  mai  nous  sont  arrivées  par  le  bateau  à 
vapeur  français.  D'abord  c'était  une  rumeur  vague  et  d'autant  plus  inquiétante  ;  on 
parlait  de  l'Hôtel-de-Ville  pris  par  les  révoltés.  Nous  n'avons  pu  avoir  nos  lettres 
et  les  journaux  qu'une  heure  après,  et  nous  avons  été  rassurés.  Le  gouvernement, 
à  ce  qu'il  paraît,  a  été  pris  au  dépourvu  :  la  leçon  est  dure.  Se  peut-il  qu'on  ait 
attendu  un  pareil  moment  pour  former  un  ministère?  Enfin  nous  en  avons  un,  et 
j'espère  qu'il  se  maintiendra.  Dans  les  premiers  moments,  je  me  suis  reproché  mon 
absence,  et  du  sein  de  ma  famille,  que  des  événements  plus  graves  pouvaient  at- 
teindre, et  de  la  chambre,  où  ma  place  est  également  marquée  par  le  devoir.  Grâce 
à  Dieu,  les  choses  ne  sont  pas  allées  aussi  loin  qu'on  pouvait  le  craindre,  et  je  puis, 
je  crois,  continuer  mon  voyage  en  sûreté  de  conscience. 

Éphèse. 
Nous  voici  au  septième  jour  de  notre  tournée  d'Asie  Mineure,  marchant  malin 


LETTHES    d'orient.  1  2Î5 

elsoir,  couchant  dans  d'assez  mauvais  glles,  vivant  d'une  fort  chçtive  cuisine.  Le 
strict  nécessaire  ne  nous  manque  pas,  puisque  nous  emportons  avec  nous  nos  lits 
et  des  provisions;  la  bunne  liumeur  et  la  bonne  santé  de  toute  la  troupe  changent 
en  plaisirs  les  incidents  de  cette  existence  nomade.  Nous  ne  nous  sommes  arrêtés 
dans  un  village  que  le  premier  jour,  c'était  celui  de  Malahdgi,  à  quatre  ou  cinq 
lieues  de  Smjrne;  nous  étions  partis  tard,  et  il  était  dix  heures  du  matin  lorsque 
notre  caravane  délilait  dans  les  rues  de  Smyrne,  escortée  par  notre  hôte,  M.  Marc, 
tout  lier  de  montrer  au  public  que  nous  avions  logé  chez  lui.  Malahdgi,  assemblage 
de  mauvaises  baraques  construites  en  terre  et  couvertes  de  broussailles,  est  situé  au 
milieu  d'une  vaste  plaine  légèrement  ondulée,  et  qui  serait  d'une  fertilité  extrême, 
si  elle  était  cultivée.  A  peine  çà  et  là  voit-on  quelques  champs  qu'une  misérable 
charrue  a  elfleurés;  auprès  des  habitations,  les  paysans  ont  semé  du  tabac,  qui 
réussit  on  ne  peut  mieux  sans  engrais.  Quoique  déjà  habitués  à  la  dépopulation  de 
l'Asie  Mineure,  nous  nous  étonnions  qu'un  aussi  beau  pays  fût  ainsi  abandonné.  Ce 
pauvre  village  est  habité  par  des  Grecs  ;  un  petit  nombre  de  Turcs  y  vivent  aussi, 
déguenillés  comme  les  autres,  mais  en  maîtres.  La  maison  de  l'aga  fut  notre  gîte, 
c'est-à-dire  que  nous  étendîmes  nos  lits  dans  une  chambre  mal  close,  sur  des  nattes. 
Pendant  que  George,  noire  cuisinier,  préparait  le  pilaw,  nos  jeunes  gens  s'amu- 
saient à  tirer  des  éperviers  et  d'auti^es  oiseaux,  mais  ils  se  seraient  bien  gardés  de 
faire  le  moindre  mal  aux  cigognes  nichées  sur  les  maisons  :  elles  sont  pour  ainsi 
dire  sacrées  dans  ce  pays. 

Nous  avions  formé  le  projet  de  partir  à  quatre  heures  du  matin,  mais  deux  de 
nos  chevaux  s'étaient  échappés  du  pâturage  qui  leur  servait  d'écurie,  et  nos  sn- 
ruclgis  (guides,  palefreniers)  perdirent  une  heure  à  les  rattraper  :  d'ailleurs  chacun 
manquait  d'habitude  pour  le  chargement  des  bagages.  11  était  donc  six  heures 
lorsque  nous  nous  remîmes  en  marche,  dirigés  par  le  papas  du  village,  qui  s'était 
offert  à  nous  conduire,  par  les  ruines  de  Mélropolis,  à  Zillè,  l'ancienne  Claros;  c'est 
un  bon  petit  homme  entre  deux  âges,  très-jovial,  et  pour  qui  cette  occasion  de 
voyager  avec  des  Francs  était  à  la  fois  une  distraction  et  une  aubaine,  car  nous 
avions  fait  prix  avec  lui  :  les  prêtres  grecs  de  la  campagne  diffèrent  peu  de  leurs 
ouailles.  A  peine  reste-t-il  quelques  vestiges  de  Mélropolis,  mais  la  contrée  où  ils 
sont  répandus  est  très-agréable;  ce  ne  sont  que  bosquets  de  styrax,  de  genêts  d'Es- 
pagne, ruisseaux  descendant  des  montagnes.  Arrivés  vers  une  heure  sur  le  bord  de 
la  mer,  il  fallut  choisir  un  lieu  propice  pour  passer  la  nuit,  car  de  maisons  pas 
d'apparence  :  nous  ne  rencontrâmes  dans  cet  endroit  que  des  pêcheurs  de  Smyrne, 
dont  le  petit  navire  était  mouillé  dans  la  rade  voisine.  Nous  choisîmes  l'entrée  d'une 
grotte  autrefois  consacrée  à  Apollon,  et  au  fond  de  laquelle  coule  une  source  bien 
connue  des  marins;  nous  disposâmes  nos  lits,  recouverts  de  leurs  moustiquaires, 
de  manière  à  éviter  tout  à  la  fois  l'air  frais  de  la  grotte  et  le  vent  extérieur;  nos 
moustiquaires  sont  d'ailleurs  assez  épaisses  pour  nous  garantir  du  serein.  Pendant 
que  nos  gens  nous  installaient  ainsi,  nous  allions  visiter  l'emplacement  de  Claros, 
marqué  par  des  murailles  assez  bien  conservées  sur  plusieurs  points.  La  ville  était 
située  sur  une  montagne  un  peu  surbaissée  vers  le  milieu  du  plateau,  et  dominant 
le  golfe  de  Scala-Nova;  nous  apercevions  de  loin  l'embouchure  du  Caystre  et  ce 
qui  reste  d'Éphèse.  Deux  monuments  sont  encore,  sinon  debout,  au  moins  très- 
reconnaissables  à  Claros;  l'un  est  un  temple  d'Apollon,  dont  Strabon  ne  dit  qu'un 
mol  en  rapportant  l'histoire  de  Calchas,  mort  de  dépit  dans  ce  lieu  même,  parce 
qu'il  y  avait  rencontré,  à  son  retour  de  la  guerre  de  Troie,  un  augure  nommé  Mop- 


126  LETTRES    U'OBIEINT. 

SUS,  plus  habile  que  lui.  On  croit  que  Mopsus  habitait  la  grotte  même  où  nous 
sommes  logés.  Tout  le  plan  du  temple  nous  fut  expliqué  par  M.  Texier,  et  nous 
eûmes  bientôt  reconstruit,  par  la  pensée,  les  péristyles  et  la  cella.  Les  Grecs  avaient 
soin  de  choisir,  pour  les  monuments  de  ce  genre,  de  belles  situations  :  celle-ci  est 
admirable,  et  m'a  rappelé  toutes  que  j'ai  lu  ducapSunium.  Aux  marches  du  temple 
fait  face  un  théâtre  adossé  à  une  élévation  du  sol;  il  est  encore  en  assez  bon  état  : 
la  scène  et  une  partie  des  gradins  sont  debout.  J'ai  reconnu  là  de  quel  avantage  est 
pour  l'étude  des  antiquités,  dans  le  voyage  que  je  fais  actuellement,  mon  appren- 
tissage d'Italie.  Je  comprends  M.  Texier  fort  bien,  et  je  me  permets  même  quel- 
quefois de  me  former  une  opinion  à  moi  tout  seul. 

Claros,  Métropolis,  Éphèse  et  plusieurs  autres  villes,  comme  Colophon,  Smyrne, 
Phocée,  au  nord,  Priène,  Milet,  au  midi,  formaient  cette  célèbre  confédération 
ionienne  qui  tient  une  si  grande  place  dans  l'histoire.  Toute  la  côte  était  alors  cou- 
verte d'une  population  active,  enthousiaste  des  arts  :  aujourd'hui  ce  n'est  qu'un 
désert,  et  l'archéologue  qui  vient  y  interroger  le  passé  est  souvent  réduit  à  des 
conjectures  sur  l'emplacement  des  monuments  les  plus  fameux,  témoin  le  temple 
de  la  Diane  d'Éphèse,  pour  lequel  nous  avons,  en  ce  moment  même,  à  choisir  entre 
deux  ou  trois  monceaux  de  ruines  plus  défigurées  les  unes  que  les  autres. 

Notre  bon  papas  non-seulement  nous  accompagna  à  Claros,  mais  nous  annonça 
qu'il  nous  suivrait  le  lendemain  à  Éphèse.  En  attendant,  il  s'offrit  à  nous  aller 
chercher  du  vin  de  Samos,  non  pas  dans  l'île  de  ce  nom  que  nous  avions  en  face 
de  notre  antre,  de  l'autre  côté  du  golfe,  mais  dans  un  village  à  une  lieue  de  dis- 
lance; nous  applaudîmes  tous  à  cette  addition  au  menu  du  dîner;  le  papas  ne  fut 
pas  le  moins  gai  de  la  bande,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  psalmodier  ensuite  ses 
prières  entremêlées  de  force  Kyrie  cloison.  De  son  côté,  Méhémet,  retiré  à  l'écart, 
faisait  dévotement  les  siennes,  tourné  du  côté  de  la  Mecque.  Il  est  difficile  de  con- 
cevoir un  ensemble  plus  pittoresque  que  celui  que  nous  formions  dans  cette  station. 
Avant  hier,  de  grand  matin,  nous  étions  en  route  par  un  chemin  très-âpre, 
franchissant  plusieurs  des  promontoires  qui  nous  séparaient  d'Éphèse;  à  plusieurs 
reprises  je  me  suis  cru,  à  cela  près  d'une  route  pour  les  voitures,  sur  cette  corniche 
de  la  côte  de  Ligurie,  que  nous  aimons  tant.  Ici  nous  avions  en  plus  la  vue  d'un 
beau  golfe.  Pour  gagner  Éphèse,  il  faut  contourner  les  marais  qui  occupent  au- 
jourd'hui presque  toute  la  vallée  du  Caystre.  Nous  traversâmes  d'abord  un  bras  de 
ce  tleuve  à  gué,  tout  à  côté  de  la  plage;  il  y  avait  là  autrefois  un  pont,  mais  il  est 
tombé,  et,  règle  générale,  les  Turcs  ne  réparent  jamais  rien.  Nos  effets  ne  furent 
heureusement  pas  mouillés;  j'avais  tremblé  un  instant  pour  les  malles  remplies  de 
plantes.  Du  gué  au  bras  principal  du  Caystre,  on  suit  une  plage  recouverte  d'un 
sable  fin  ;  de  petites  vagues,  comme  en  offre  la  mer  la  plus  calme,  lavaient  les  pieds 
de  nos  chevaux.  Le  bac  du  fleuve  est  établi  auprès  de  la  jetée  que  fit  maladroitement 
construire  Atlale-Philadelphe  dans  le  dessein  de  resserrer  l'entrée  du  port  et  de  le 
préserver  des  atterrissements;  mais  ce  travail,  blâmé  de  Strabon,  n'a  fait  que  hâter 
l'encombrement  du  port,  à  peine  reconnaissable  aujourd'hui  dans  une  lagune 
voisine.  En  Hongrie,  j'avais  déjà  traversé  un  lac  dans  un  bac  de  forme  bizarre; 
c'était  un  gros  arbre  creusé  à  la  manière  des  sauvages.  Le  bac  du  Caystre  n'est 
pas  moins  original  :  c'est  une  espèce  de  caisse  exactement  triangulaire,  manœuvrée 
au  moyen  d'une  traille.  Notre  troupe  passa  en  trois  divisions  et  sans  encombre. 
Une  demi-heure  après,  nous  traversions  les  ruines  d'Éphèse  de  plus  en  plus  envahies 
par  les  marécages.  Nous  poussâmes  jusqu'à  Aya-Souloivk  pour  nous  loger.  Nous 


LETTRES    D'ORIENT.  127 

aurions  pu,  avec  nos  (irinans,  nous  caser  dans  la  plus  belle  maison,  mais  elle 
n'aurait  pourlanl  guère  mieux  valu  qu'une  écurie;  c'est  pourquoi  nous  nous  iléci- 
dûmes  à  poser  notre  camp  dans  une  mosquée  abandonnée,  d'ancienne  et  riche 
structure,  encore  pourvue  de  deux  de  ses  dômes,  du  reste  aussi  délabrée  que 
possible.  Ses  murs  à  moitié  détruits  et  son  minaret  qui  menace  ruine  servent 
d'asile  à  une  quantité  innombrable  de  corneilles,  de  sansonnets,  et  aux  inévitables 
cigognes  :  toute  celte  population  aérienne  nous  étourdit  sans  cesse  de  ses  accents. 
Du  reste,  rien  de  plus  oriental  qu'une  pareille  station  :  de  toutes  parts,  des  arabes- 
ques, des  marbres  de  diverses  couleurs,  une  cour  et  sa  fontaine,  malheureusement 
tarie,  ombragées  de  grands  lérébinthes,  et,  sur  la  colline  qui  domine  la  mosquée, 
un  vieux  château  byzantin  à  créneaux.  Nous  eiimes  bientôt  choisi  chacun  notre 
petit  coin  pour  y  dresser  nos  lits.  Le  dortoir  est  vaste  ;  un  tapis  étendu  dans  le 
quartier  de  M.  Texier  est  la  salle  à  manger  ;  un  des  angles  d'une  cour  latérale 
forme  la  cuisine.  Quoique  nous  ayons  quatre  domestiques  et  quatre  snrudjis,  force 
est  de  se  servir  le  plus  souvent  soi-même  ;  car  il  faut  tout  aller  chercher  au  loin, 
et  les  détails  d'un  ménage  improvisé,  les  combinaisons  qu'il  faut  employer  pour 
suppléer  par  l'industrie  à  tout  ce  qui  nous  manque  dans  ce  lieu  pour  être  bien 
installés,  exercent  à  chaque  instant  nos  facultés  inventives.  Je  ne  suis  pas  le  plus 
mal  arrangé;  je  me  suis  fait,  avec  quelques  morceaux  de  bois  plantés  dans  mon 
coin  de  la  mosquée  et  une  de  mes  couvertures,  une  tente  excellente;  ma  mous- 
tiquaire me  sert  de  rideaux.  D'un  côté,  M.  Texier  et  ses  deux  amis  dessinent  et 
mesurent  la  mosquée;  de  l'autre,  M.  Saul  change  nos  plantes,  et  je  fais  à  tout  le 
monde  la  lecture,  tantôt  de  Strabon,  tantôt  des  épîlres  de  saint  Paul  aux  Éphésiens 
et  des  actes  des  Apôtres,  le  tout  entremêlé  de  nombreuses  parties  de  pipe.  Nous 
nous  rappellerons  longtemps  la  mosquée  d'Aya-Soulouk. 

Hier,  pendant  que  M.  Texier  et  ses  amis  étaient  occupés  à  la  mosquée,  M.  Herbet 
et  moi,  nous  sommes  allés  visiter  les  ruines.  La  hauteur  des  plantes  ajoute  encore 
à  la  difficulté  de  se  rendre  tant  soit  peu  compte  de  la  topographie  de  la  portion  de 
l'ancienne  ville  où  étaient  situés  les  principaux  monuments.  Un  stade  et  un  théâtre 
d'une  grande  dimension  sont  ceux  auxquels  il  n'est  pas  possible  de  se  méprendre. 
Le  théâtre  était  fort  vaste.  Vingt  à  trente  mille  spectateurs  pouvaient  y  entendre  à 
l'aise  les  tragédies  de  Sophocle  et  les  comédies  de  Ménandre.  Il  n'y  reste  plus  un 
seul  gradin;  tous  ont  été  enlevés  pour  d'autres  constructions,  aujourd'hui  également 
ruinées,  le  château  et  la  mosquée  d'Ayai^Soulouk  par  exemple.  Mais  que  de  trésors 
de  l'art  ne  découvrirait-on  pas  dans  ces  monceaux  de  débris  accnmulés  dans  le 
bas  du  théâtre  et  sur  d'autres  points  encore  jonchés  de  fûts  de  colonne,  d'archi- 
traves sculptées  !  Il  serait  noble,  de  la  part  des  possesseurs  de  grandes  fortunes, 
comme  nous  en  connaissons,  de  faire  exécuter  des  fouilles  à  Éphèse;  c'est  une  mine 
complètement  inexploitée  :  je  crois  qu'on  en  serait  d'ailleurs  bien  payé  matérielle- 
ment par  les  statues  et  les  médailles  qu'on  ne  manquerait  pas  d'y  trouver.  Mais, 
dans  l'état  actuel,  les  ruines  produisent  peu  d'effet;  pas  une  seule  colonnade  n'est 
debout,  et  j'admire  la  sagacité  des  voyageurs  qui  ont  lu  dans  celte  espèce  de  chaos 
comme  dans  un  livre  ouvert.  Un  seul  quartier,  celui  du  stade  et  du  théâtre,  avec  les 
portiques  qui  y  étaient  évidemment  annexés,  m'a  rappelé  nos  promenades  dans 
Rome  :  ces  monuments  m'ont  paru  longés  par  une  rue  principale  ;  le  pavé  en  est 
à  découvert  dans  un  endroit.  En  face  du  stade  est  un  petit  monticule  nivelé  dont 
le  sommet  est  formé  par  une  roche  également  nivelée  et  taillée  en  redents,  comme 
une  roue  à   pignons.  Cette  hauteur  devait  être  surmontée  d'un  petit  temple  rond 


228  LETTRES    d'orient. 

dans  le  genre  du  temple  de  Vesta  à  Rome.  Quant  au  temple  de  Diane,  nous  repar- 
tirons d'Éphèse  tout  aussi  ignorants  en  ce  qui  le  concerne  que  nous  l'étions  aupa- 
ravant. 

Demain  de  grand  malin,  nous  quittons  ce  lieu  pour  aller  à  ScalaNova,  et  de  là 
remonter  la  vallée  du  Méandre.  J'ai  un  petit  cheval  excellent  et  une  selle  anglaise 
que  j'ai  eu  le  bon  esprit  de  me  procurer  à  Smyrne,  de  sorte  que  je  descends  et 
remonte  avec  une  grande  facilité,  chose  essentielle  pour  un  botaniste  qui  passe 
sans  cesse  en  revue  toutes  les  herbes  du  chemin.  Mon  petit  cheval  se  nomme  en 
turc  Fondouk-Dorou,  ce  qui  veut  dire  bonne  noisette. 

Scala-Nova. 

M.  Barbon  se  charge  d'expédier  nos  lettres;  il  n'est  plus  agent  consulaire  par 
suite  de  je  ne  sais  quelle  mesure  générale  qui  a  supprimé  ces  places  dans  beaucoup 
de  ports  de  la  Méditerranée,  mesure  mal  entendue,  puisque  les  agents  n'étaient  pas 
rétribués,  et  que  journellement  ils  étaient  dans  le  cas  de  rendre  des  services  aux 
nationaux.  M.  Barbon,  ancien  militaire  français,  établi  dans  ce  pays,  oîi  il  a  épousé 
une  Grecque,  n'en  a  pas  été  moins  obligeant  pour  nous;  il  nous  a  procuré,  entre 
autres  choses,  le  luxe  d'une  table,  meuble  peu  connu  des  Orientaux.  M""=  Barbon 
a  été  d'une  grande  beauté;  nous  lui  avons  trouvé  de  la  ressemblance  avec  notre 
Grisi. 

Je  l'écris  d'un  balcon  qui  donne  sur  le  golfe;  c'est  une  de  ces  belles  vues  de  mer 
dont  on  ne  se  lasse  jamais.  Scala-Nova  était  jadis,  à  ceque  l'on  croit, la  ville  grecque 
de  Néapolis;  c'est  une  ressemblance  de  plus  que  ce  pays  peut  revendiquer  avec 
Naples,  car  les  deux  villes  portent  le  même  nom  en  grec. 

Adieu,  je  vais  quitter  pour  un  ou  deux  mois  les  bords  de  la  mer.  Il  me  semble 
que  c'est  seulement  à  présent  que  je  m'éloigne  réellement  de  toi  et  de  la  France, 
car  la  rapidité  avec  laquelle  j'ai  traversé  cette  mer  l'a  réduite  pour  moi  aux  pro- 
portions d'un  large  fleuve  au  delà  duquel  je  crois  encore  apercevoir  mon  pays. 

Aïdin  Guzelhissar. 

Tu  sais  que  d'ordinaire  je  voyage  consciencieusement  ;  je  me  rends,  par  exemple, 
ce  témoignage,  de  n'avoir  pas  jusqu'ici  manqué  une  seule  des  plantes  dignes  d'at- 
tention que  j'ai  rencontrées;  pour  cela,  il  m'a  fallu  descendre  de  cheval  cent  fois 
par  jour,  sans  compter  l'aide  que  me  fournissent  à  cet  égard  nos  domestiques,  que 
j'ai  formés  à  la  manœuvre  ;  aussi,  ma  collection  se  grossit  elle  beaucoup. 

Après  Scala-Nova,  la  première  halte  est  à  Solda.  Aussi  loin  que  la  vue  peut 
s'étendre  sur  une  plaine  parfaitement  nivelée,  on  n'aperçoit  que  de  mauvais  pâtu- 
rages où  errent  quelques  hordes  à  demi  sauvages.  Les  villages,  pour  la  plupart,  ne 
sont  composés  que  de  pauvres  maisons  basses,  construites  en  terre  ou  même  avec 
les  branchages  entrelacés  du  vitex  arjmis  castus,  l'arbrisseau  le  plus  commun  de 
ces  contrées,  qu'accompagne  souvent  le  laurier-rose,  parure  des  ruisseaux  et  des 
marécages.  Au  nord  et  au  midi,  la  vallée  est  bordée  de  hautes  montagnes,  dont 
plusieurs  conservent  la  neige  pendant  l'été. 

Gumusch,  situé  à  une  lieue  environ  des  ruines  de  la  ville  antique  de  Magnésie 
du  Méandre,  est  une  station  misérable,  d'où  la  famine  et  les  insectes  ont  failli 
nous  chasser  avant  que  nous  eussions  achevé  l'exploration  qui  nous  y  avait  attirés. 


LETTRES    D'ORIENT.  120 

Nous  étions  pourlant  logés  dans  le  castol  de  r;»ga  de  l'endroit,  maison  en  planches 
oonslnilte  jadis  dans  un  assez  bon  goût  oriental,  avec  des  galeries  supportées  par 
des  colonnottes,  mais  aujourd'hui  délabrée  et  menaçant  ruine  de  tontes  parts; 
l'escalier  qui  conduit  au  premier  étage  aurait  occasionné  quelque  accident,  par 
suite  des  fréquentes  allées  et  venues  que  nécessitait  notre  service,  si  nous  n'avions 
pris  soin  de  le  réparer  nous-mêmes.  Sans  les  provisions  que  nous  avions  apportées. 
nous  n'aurions  pas  pu  rester  là  même  un  jour.  Je  ne  sais,  en  vérité,  comment  vivent 
les  gens  de  ce  village,  et  cependant  ils  habitent  un  pays  fertile,  propre  à  toute 
espèce  de  productions;  mais  l'indolence  naturelle  à  leur  race,  et  h  laquelle  le 
climat  semble  porter  invinciblement,  les  domine,  les  énerve,  et  la  plupart  du 
temps  ils  restent  étendus  sur  des  nattes,  fumant  leur  éternel  tchibouk.  Nous  avions 
pourtant  fini,  en  envoyant  au  loin,  par  nous  procurer  de  la  farine  de  froment; 
les  femmes  de  l'aga,  qui  s'étaient  chargées  de  la  convertir  en  pain,  nous  en  ont 
gardé  près  de  la  moitié.  Méhémet  était  indigné,  et  parlait  de  faire  signaler  le  fait 
dans  la  Gazette  de  Sniijnie.  Cet  appel  à  la  presse  de  la  part  d'un  Turc  nous  a 
beaucoup  divertis. 

Ce  qu'il  y  avait  de  vraiment  insupportable  à  Gumusch,  c'était  la  garnison  de 
puces  qui  nous  y  disputait  chaque  nuit  notre  coucher;  nous  en  étions  dévorés. 
Heureusement  les  journées  nous  dédommageaient  des  épreuves  de  la  nuit  :  nous 
nous  trouvions  dans  une  belle  contrée,  auprès  des  ruines  d'une  ville  célèbre. 
Magnésie  était  arrosée  par  la  petite  rivière  du  Léthé,  qui  se  jette  dans  le  Méandre; 
nous  buvions  avec  les  eaux  du  Léthé  l'oubli  de  notre  misérable  gîte.  Strabon  à  la 
main,  nous  avons  pu  reconnaître  toute  l'ancienne  topographie  de  la  localité. 
M.  Poujoulat,  collaborateur  de  M.  Michaud,  qui  a  visité  Magnésie  il  y  a  quelques 
années,  prétend  à  tort,  dans  l'ouvrage  qu'ils  ont  publié  en  commun,  avoir  décou- 
vert ces  ruines  :  elles  sont  indiquées  sur  la  carte  plus  ancienne  de  Lapie,  d'après 
le  rapport  du  voyageur  anglais  Hamilton.  M.  Poujoulat  a  en  outre  le  tort  d'appeler 
théâtre  le  stade  de  Magnésie,  et  il  ne  dit  rien  du  théâtre,  dont  pourtant  les  vestiges 
sont  assez  reconnaissables.  Il  garde  également  le  silence  sur  des  aqueducs  très-cu- 
rieux que  j'ai  reconnus  dans  la  plaine  ;  ils  conduisaient  vers  Magnésie  les  eaux 
d'une  source  thermale  abondante,  prenant  naissance  au  nord-est  de  Gumusch,  au 
pied  de  la  saillie  des  montagnes  dont  le  village  est  bordé  de  ce  côté.  La  source  a 
une  température  de  iO  degrés  centigrades,  et  elle  a  la  propriété  de  déposer  sur 
son  passage  des  concrétions  calcaires  :  tous  les  aqueducs  en  sont  recouverts.  La 
ruine  la  plus  remarquable  de  Magnésie  est  celle  du  temple  de  Diane  Leucophryenne 
(aux  blancs  sourcils),  qui  avait  presque  autant  de  célébrité  que  celui  d'Éphèse  : 
moins  riche  que  ce  dernier,  dit  Strabon,  il  était  plus  remarquable  par  la  perfec- 
tion des  sculptures  qui  en  décoraient  l'extérieur.  Nous  avons  pu  vérifier  nous  mêmes 
ce  témoignage  en  faisant  exécuter  sous  nos  yeux  quelques  fouilles  pour  dégager 
des  portions  de  la  frise;  nous  avons  trouvé  des  bas- reliefs  de  la  plus  belle  exécu- 
tion représentant  un  combat  entre  des  Amazones  et  d'autres  guerriers  tous  à 
cheval.  M.  Texier  est  persuadé  qu'il  serait  facile  de  retrouver,  en  fouillant  le  sol, 
presque  toute  cette  frise;  en  effet,  le  temple  parait  avoir  été  renversé  par  un  trem 
blement  de  terre;  du  moins  c'est  ce  que  nous  avons  conjecturé  d'après  la  disposi- 
tion régulière  des  fragments  que  la  terre  n'a  point  recouverts.  Une  pareille  frise, 
transportée  à  Paris,  serait  un  des  plus  beaux  ornements  de  notre  Musée.  Dans  notre 
enthousiasme,  il  était  question  d'écrire  immédiatement  à  M.  Duchâtel,  pour  lui  de- 
mander d'envoyer  sur  les  lieux    un  architecte  accompagné  de  deux  ou  trois  niar- 


150  LETTRES    d'orient. 

briers.  Il  faudrait  d'abord  réduire  l'épaisseur  des  fragnienis;  on  les  transporterait 
ensuite  aisément  sur  un  radeau  jusqu'à  l'embouchure  du  Méandre.  Avec  une  tren- 
taine de  mille  francs  de  frais,  la  France  pourrait  ainsi  acquérir  un  objet  d'art  d'une 
valeur  inestimable;  mais  nous  avons  pensé  que  cette  aifaire  se  traiterait  mieux  de 
vive  voix  que  par  correspondance. 

De  Gumusch  nous  sommes  rentrés  dans  la  grande  vallée  du  Méandre;  elle  est 
un  peu  mieux  cultivée  dans  la  partie  qui  avoisine  Aïdin  que  dans  celle  que  nous 
avions  traversée  quelques  jours  auparavant  en  venant  par  Solda. 

Aïdin  a,  comme  Smyrne,  des  rues  étroites,  tortueuses,  mal  pavées,  des  aqueducs 
en  mauvais  état  :  la  misère  y  étale  partout  ses  tristes  livrées,  mais  la  situation  est 
charmante;  les  maisons  sont  entremêlées  de  verdure;  un  vallon,  au  débouché  du- 
quel la  ville  est  bâtie,  fournit  de  belles  eaux.  C'est  de  ce  côlé  que  se  trouvent  le 
kiosque  du  pacha,  le  champ  de  manœuvres  de  la  garnison,  et  quelques  cafés  où  les 
oisifs  vont  faire  leur  /ac/" (repos).  Au-dessus,  sur  un  plateau  que  nous  avons  parcouru 
hier  matin,  était  bâtie  la  ville  antique  de  Tralles;  on  n'y  trouve  pas  d'autres  ves- 
tiges que  trois  grandes  arcades  qui  s'aperçoivent  de  très-loin,  et  qui  peut-être  ap- 
partenaient à  ce  gymnase  fameux  où  s'enseignaient  jadis,  selon  le  témoignage  de 
Strabon,  la  grammaire  et  la  rhétorique.  Chaque  jour,  les  marbres  épars  sur  le  sol 
sont  employés  à  décorer  les  cimetières  turcs  et  juifs,  mais  après  avoir  été  recoupés 
et  retaillés.  C'est  ainsi  que  va  s'effaçant  tout  ce  qui  restait  de  l'antiquité;  il  ne  faut 
plus  guère  compter,  en  fait  de  sculptures  et  d'inscriptions,  que  sur  ce  que  des 
fouilles  bien  entendues  pourraient  fournir. 

Nous  avons  visité  en  détail  la  caserne  où  sont  rassemblées  les  recrues  du  régiment 
d'Ala-Cheher,  espèce  de  milice  provinciale  fournie  par  la  contrée  de  ce  nom.  Les 
officiers  supérieurs  de  ce  corps  nous  ont  reçus  avec  obligeance  et  distinction;  ils 
nous  ont  fait  parcourir  une  à  une  les  chambrées,  visiter  les  armes.  La  musique  du 
régiment  a  joué  pour  nous,  on  nous  a  même  proposé  de  faire  manœuvrer  la  troupe 
sous  nos  yeux;  mais  nous  avons  décliné  cet  honneur,  promettant  de  revenir  à 
l'heure  ordinaire  des  exercices.  Notre  inspection  s'est  terminée  par  une  visite  au 
kiaya-bcy,  ou  lieutenant-général;  il  nous  a  reçus  à  merveille  :  après  nous  avoir 
fait  asseoir  sur  son  divan,  il  nous  a,  comme  de  raison,  offert  à  fumer.  Après  les 
saluts  d'usage,  la  conversation  s'est  engagée  par  l'intermédiaire  de  notre  interprète 
juif,  tout  fier  de  jouer  ce  rôle,  qui  donne  dans  le  pays  une  certaine  considération; 
il  avait  eu  soin,  du  reste,  dès  le  commencement  du  voyage,  de  quitter  son  vêlement 
Israélite,  et  de  prendre  l'habit  franc.  Le  général  nous  a  questionnés  sur  notre  voyage, 
et  il  a  paru  émerveillé  de  ce  que  nous  n'avions  mis  que  onze  jours  pour  franchir 
la  distance  entre  Marseille  et  Smyrne.  Nous  nous  sommes  alors  étendus  sur  l'éloge 
de  la  vapeur,  sur  la  facilité  des  communications,  et  nous  avons  invilé  notre  hôie  à 
venir  à  Paris.  11  nous  a  demandé  si  l'air  y  était  bon,  si  l'eau  y  était  de  bonne  qua- 
lité; nous  avons  répondu  affirmativement  aux  deux  questions,  quoiqu'il  y  ait  bien 
quelque  chose  à  reprocher  à  l'eau  de  Paris  et  à  l'influence  qu'elle  exerce  sur  les 
nouveaux-venus.  Il  m'a  fallu  ensuite,  en  ma  qualité  d'herboriste,  donner  une  espèce 
de  consultation  sur  l'usage  d'un  sirop  que  le  général  avait  acheté  à  Smyrne;  j'ai 
répondu  de  mon  mieux,  et  de  manière  à  ne  pas  me  compromettre  ;  j'ai  recommandé  les 
petites  doses.  Le  secrétaire  du  pachalik,  présent  à  la  visite,  et  qui  parait  un  homme 
capable,  avait  lu  dans  le  Mvnitcur  oltutnan  la  nouvelle  des  derniers  événements  de 
Paris,  et  il  nous  a  demandé  à  ce  sujet  des  explications  ;  nous  avons,  bien  entendu, 
présenté  cet  événement  comme  un  de  ces  désordres  momentanés  qui  s'engendrent 


LETTRES    n'oniENT.  1"1 

dans  toutes  les  grandes  villes  :  .<  Cependant,  ajouta  l'interlocuteur,  le  nombre  des 
morts  et  des  blessés  a  été  assez  grand.  De  pareilles  scènes  se  renouvellent  fréquem- 
ment à  Paris;  c'est  fâcheux!  mais  votre  roi  s'est  bien  conduit.  »  Insensiblement, 
nous  avons  fumé  trois  pipes,  manière  de  mesurer  le  temps  qui  répond  environ  à 
trois  (juarls  d'heure.  Je  n'avais  pas  encore  vu  d'aussi  longues  pipes,  ni  daussi  beaux 
bouts  d'ambre;  il  y  en  avait  une  en  bois  de  jasmin  très-agréable  à  fumer.  A 
chaque  rechargement,  les  serviteurs  du  général,  rangés  le  long  de  la  muraille 
auprès  de  la  porte,  se  présentaient  avec  gravité;  de  temps  à  autre,  ils  nous  of- 
fraient soit  le  café,  soit  la  limonade.  Enfin,  c'était  une  visite  turque  dans  toutes  les 
règles. 

Ce  que  j'ai  vu  des  réformes  du  sultan  dans  le  costume,  l'administration  civile  et 
l'organisation  de  l'armée,  m'a  suggéré  de  tristes  réflexions.  L'état  où  plusieurs 
siècles  de  désordre  et  du  despotisme  le  plus  oppressif  ont  réduit  la  Turquie  est  tel, 
que  le  plus  grand  génie,  aidé  ctos  plus  puissantes  ressources  en  hommes  de  talent  et 
en  argent,  suffirait  à  peine  pour  relever  cet  empire,  et  il  s'en  faut  à  peu  près  de 
tout  que  ces  conditions  se  trouvent  réunies. 

La  veille  de  notre  départ,  nous  avons  renouvelé  notre  visite  au  kiaja-bey,  et 
assisté  à  ses  côtés,  sur  des  chaises,  aux  exercices  du  régiment.  A  peine  étions-nous 
rangés  sur  l'espèce  de  terrasse  qui  domine  la  place  d'armes,  que  ses  serviteurs  ont 
apporté  les  pipes;  bientôt  après  on  a  servi  le  café  et  d'excellents  sorbets.  Pendant  ce 
temps,  les  pauvres  soldats,  dirigés  par  des  instructeurs  tirés  du  régiment  des  gardes 
de  Constantinople,  faisaient  la  manœuvre  et  exécutaient  la  charge  en  douze  temps 
à  l'européenne,  le  tout  vraiment  assez  bien  pour  des  recrues  de  deux  ou  trois  mois; 
et  nous,  de  payer  en  compliments  sur  la  bonne  tenue  des  troupes,  l'excellente 
réception  dont  nous  étions  l'objet.  En  effet,  nous  étions  comblés  de  politesses  et 
traités  en  personnages  de  distinction.  Il  est  juste  de  dire  que  le  bon  kiaja-bey 
n'avait  pas  attendu  pour  cela  la  lecture  de  nos  lîrmans,  dont  nous  venions  seule- 
ment de  lui  donner  communication.  Vers  la  fin  des  exercices,  un  beau  cerf  appri- 
voisé parut  sur  la  place,  et  nous  le  vîmes  s'y  promener  tranquillement  sans  faire  la 
moindre  attention  au  bruit  des  tambours  et  des  clairons.  Quand  le  régiment  rentra 
à  la  caserne,  le  cerf  le  suivit  pour  aller  recevoir  sa  pitance  accoutumée;  nous  le 
revîmes  bientôt  après,  posé,  comme  par  la  main  d'un  sculpteur,  sur  l'extrémité  d'un 
petit  mur  de  terrasse. 

Nous  avons  logé  à  Aïdin  dans  une  très-bonne  maison,  chez  un  Grec  de  Sainte- 
Maure,  tailleur  et  marchand  établi  dans  cette  ville  depuis  quelques  années  :  nous 
sommes  entourés  de  soins,  et,  à  plusieurs  égards,  mieux  qu'à  Smyrne.  La  maîtresse 
de  la  maison,  jeune  Grecque  de  vingt  ans  au  plus,  et  déjà  mère  de  deux  enfants, 
est  très-bien  d'extérieur  et  de  manières.  Fille  d'un  ancien  négociant  de  Chio 
massacré  lors  des  désastres  de  cette  île,  elle  fut  vendue  tout  enfant  comme  esclave 
avec  sa  mère,  puis  rachetée  et  mariée  à  notre  hôte;  leur  petit  ménage  prospère;  la 
mère  habite  avec  sa  fille,  et  toutes  deux  ont  conservé  de  leurs  malheurs  une  certaine 
tristesse  qui  n'est  pas  sans  charme  dans  sa  dignité. 

Karadj  a-Son. 

Nous  voulions  partir  d'Aïdin  de  grand  matin,  pour  éviter  la  chaleur  du  jour, 
mais  cela  ne  fut  pas  possible  à  cause  de  la  dilïiculté  de  faire  revenir  nos  chevaux 
des  pâturages  où  ils  avaient  passé  les  jours  précédents.  Une  autre  cause  de  retard 


132  l,ETTRES    d'orient. 

provenait  du  fait  de  deux  de  nos  surudgis;  on  ne  savait  ce  qu'ils  étaient  devenus. 
Méhémet  les  découvrit  enfin  en  très-mauvaise  compagnie,  et  les  ramena  après  leur 
avoir  fait  donner,  par  l'autorité  du  kiaja-bey,  quelques  bonnes  bourrades.  Par  suite 
de  ces  divers  accidents,  deux  des  chevaux  n'avaient  pas  été  ferrés,  et  M.  deMieulIe 
avait  perdu  son  manteau  :  c'était  la  matinée  aux  événements. 

Il  y  avait  sans  doute  ce  jour-là  foire  à  Aïdin,  car  nous  avons  rencontré  beaucoup 
de  monde  sur  la  route.  Nous  avions  déjà  admiré  ces  costumes  orientaux,  nobles 
jusque  dans  leur  délabrement,  ces  physionomies  empreintes  d'un  caractère  si 
prononcé,  lorsque  passa  près  de  nous  un  char  à  roues  en  planches  et  traîné  par 
deux  bulFIes;  toute  une  famille  y  était  assise  :  un  vieillard,  un  beau  jeune  homme 
et  un  enfant  sur  le  devant;  les  femmes,  à  demi  voilées,  étaient  assises  derrière  sur 
un  siège  un  peu  plus  élevé.  Le  tableau  était  on  ne  peut  mieux  groupé.  Nous  nous 
écriâmes  d'une  commune  voix  :  c'est  le  pendant  des  Moissonneurs  de  Robert! 

Notre  kief  eut  lieu  au  hameau  de  Tchiflikghave  (café  de  la  ferme),  sous  un 
kiosque,  auprès  d'une  fontaine;  de  là  nous  nous  dirigeâmes  vers  le  Méandre,  pour 
éviter  Nozli  et  ses  environs  :  il  y  avait  eu,  quelque  temps  auparavant,  certains  cas 
de  peste  qui  avaient  déterminé  l'autorité  à  prendre  des  mesures  de  précaution. 
Quoique  le  danger  qu'il  y  animait  eu  à  traverser  rapidement  cette  localité  fût  bien 
incertain,  nous  avions  modifié  notre  itinéraire,  de  manière  à  mettre  entre  Nozli  et 
nous  le  Méandre  et  la  montagne.  Nous  avons  traversé  le  fleuve  à  peu  près  au  point 
où  le  roi  Louis  VII  l'a  passé  à  la  tête  d'une  armée  de  croisés.  Le  bac  est  de  forme 
triangulaire  comme  celui  du  Caystre;  mais  la  corde  de  la  traille  est  formée  de 
longues  tiges  de  vignes  reliées  les  unes  au  bout  des  autres.  Les  cavaliers  passèrent 
les  premiers  sans  encombre;  mais  il  n'en  fut  pas  de  même  des  chevaux  de  charge, 
l'un  d'eux  tomba  dans  la  rivière,  et  les  effets  de  s'en  aller  au  fil  de  l'eau,  pendant 
que  le  cheval  regagnait  la  rive  à  la  nage.  Chacun  tremblait  que  celte  mauvaise 
chance  eût  atteint  ou  son  lit  ou  son  linge.  J'étais  plus  inquiet  que  les  autres,  mais 
pour  mes  plantes  :  elles  n'y  étaient  heureusement  pour  rien.  Bref,  tout  fut  repêché. 

Le  pays  que  nous  traversions  depuis  Aïdin  nous  paraissait  infiniment  mieux 
cultivé  et  plus  peuplé  que  tout  ce  que  nous  avions  vu  jusqu'alors.  Sur  la  rive 
gauche  du  Méandre,  je  me  suis  cru  un  instant  dans  notre  val  de  la  Loire,  tant  les 
blés  y  étaient  beaux.  C'est  le  moment  de  la  moisson.  Le  passage  du  bac  nous  avait 
fait  perdre  plus  d'une  heure;  aussi  n'arrivâmes-nous  qu'à  la  nuit  à  Arpas.  Quoique 
nous  eussions  envoyé  le  kawas  en  avant,  nos  logements  se  sont  trouvés  fort  médio- 
cres. La  plupart  d'entre  nous  couchèrent  sous  un  kiosque  ouvert.  11  fallut  encore 
s'ingénier  pour  se  garantir  de  la  fraîcheur  de  la  nuit;  je  me  fis,  avec  quelques  per- 
ches, de  la  ficelle,  une  de  nos  couvertures  et  ma  moustiquaire,  un  petit  logement 
aussi  confortable  que  possible.  Le  souper  se  ressentit  aussi  un  peu  des  circonstances. 
Le  lendemain,  l'aga  nous  fit  quelques  excuses.  Son  ton  était  distingué;  c'était  un 
jeune  homme  de  Conslantinople,  qui  se  regardait  comme  en  exil  dans  cette  petite 
charge.  En  sortant  d'Arpas,  nous  aperçûmes  plusieurs  maisons  d'assez  bonne  appa- 
rence, où  nous  aurions  pu  très-bien  nous  caser,  une  entre  autres,  espèce  de  castel 
du  moyen  âge,  dont  nos  dessinateurs  regrettèrent  de  n'avoir  pu  faire  le  croquis. 

D'Arpas  à  la  halte  de  Jeni-Scher,  nous  suivîmes  une  plaine  fort  monotone; 
mais,  à  partir  de  ce  dernier  endroit,  on  entre  tout  à  fait  dans  la  montagne  :  ce 
sont  de  frais  vallons,  des  cascades,  de  vrais  bocages,  où  le  laurier-rose  tient  tou- 
jours le  premier  rang,  et,  dans  le  fond,  le  mont  Cadnuis,  qui,  malgré  les  25 
à  27  degrés  de  chaleur  que  nous  avons  à  supporter,  porte  encore  des  plaques  de 


LETTnES   noniENT.  135 

neige,  ce  qui,  à  une  pareille  latitude,  suppose  une  hauteur  de  2000  mètres.  Je  me 
retrouvai  avee  un  vif  plaisir  dans  les  montagnes;  ce  n'était  plus  l'air  lourd  de  la 
vallée  du  Méandre,  c'étaient  les  Vosges  ou  les  Pyrénées,  avec  celle  diircrence  que  la 
llore  en  était  toute  nouvelle  pour  moi  ;  aussi,  M.  Saul  et  moi,  y  avons-nous  fait  une 
abondante  récolle. 

Nous  avons  couché  (sans  puces  !)  à  Karadja-Sou,  très-gros  bourg  assez  indus- 
trieux, point  mal  bâti  pour  un  bourg  et  même  pour  une  ville  de  Turquie;  tout  au 
pied  est  un  vallon  très- enfoncé  où  l'on  voit  plusieurs  moulins. 

G«yra  (Aphroclisias). 

Nous  étions  vers  midi  au  milieu  des  ruines  de  la  ville  antique  d'Aphrodisias;  ce 
sont  les  plus  belles  que  nous  ayons  encore  vues.  Il  y  a  des  portions  de  murailles 
bien  conservées,  un  beau  stade  complet,  des  colonnades  entières  du  temple  de 
Vénus  avec  leurs  chapiteaux  et  leurs  frises.  M.  Texier,  qui  rentre  à  l'instant  d'une 
première  promenade  aux  ruines,  est  désolé  de  ce  qu'on  lui  a  enlevé  un  bas-relief 
qu'il  avait  beaucoup  admiré  à  son  dernier  voyage;  il  s'indigne  que  notre  gouver- 
nement, qui  fait  acheter  à  grands  frais  des  objets  d'art  d'un  mérite  très-contes- 
table, laisse  dépérir  et  disperser,  sans  en  prendre  sa  part,  tant  de  trésors  répandus 
sur  le  sol  de  l'Asie  Mineure  :  il  y  a  ici  et  à  Magnésie  du  Méandre  de  quoi  faire  le 
plus  beau  musée  du  monde. 

M.  Texier  avait  beaucoup  à  faire  à  Geyra,  pour  mesurer  et  dessiner  les  restes  du 
temple  de  Vénus  et  ceux  du  slade.  Dix-huit  colonnes  du  temple  sont  encore  debout. 
Les  alentours  de  cet  édifice  sont  jonchés  de  sculptures  du  meilleur  style;  on  lit 
sur  ces  débris  plusieurs  inscriptions,  une  entre  autres  qui  fait  mention  d'un  don 
fait  par  Olympias,  peut-être  la  mère  d'Alexandre.  Le  marbre  de  ces  fragments 
est  exploité  journellement  par  un  entrepreneur  de  tombeaux  de  la  ville  voisine  de 
Karadja-Sou,  et  les  morceaux  les  plus  précieux  périssent  sous  son  ciseau  barbare. 
Tel  bas-relief  représentant  une  danse  de  nymphes  ou  une  chasse  est  destiné  à 
prendre  la  forme  d'un  turban  pour  décorer,  selon  l'usage,  la  tombe  de  quelque 
croyant.  Quel  dommage!  La  matière  est  si  belle,  que  j'en  ai  ramassé  un  fragment 
dont  je  veux  faire  un  presse-papier,  en  souvenir  de  l'antique  Aphrodisias.  Geyra 
recevait  sans  doute,  à  cause  de  son  temple,  un  grand  concours  d'étrangers,  à  cer- 
taines époques  de  l'année,  car  le  stade  très-bien  conservé  qu'on  y  voit  encore  est 
beaucoup  plus  vaste  que  ne  le  comporte  l'étendue  connue  de  la  ville.  Nous  avons 
calculé  que,  comme  à  Claros,  trente  mille  spectateurs  au  moins  pouvaient  prendre 
place  sur  les  gradins.  J'ai  encore  remarqué  les  restes  d'un  grand  édifice  que 
M.  Texier  croit  avoir  été  un  gymnase,  et  ceux  d'un  portique  d'un  goût  charmant, 
encore  composé  d'un  assez  grand  nombre  de  colonnes  de  marbre  blanc,  surmontées 
de  tout  leur  appareil  de  chapiteaux,  de  frises,  etc.  En  général,  les  proportions  des 
colonnades  de  Geyra  sont  mignonnes;  on  sent,  pour  ainsi  dire,  que  la  ville  était 
consacrée  à  Vénus.  Je  m'attends  au  contraire  à  retrouver  la  sévère  Pallas  dans  les 
ruines  d'Athènes. 

Les  murs  de  Geyra,  selon  une  inscription  placée  sur  une  des  portes,  ont  été  re- 
levés sous  Constantin  ;  on  y  voit  enchâssées  en  quantité  considérable  des  pierres 
sculptées,  des  débris  de  colonnes,  ce  qui  prouve  qu'avant  celte  époque  la  ville  était 
déjà  en  décadence. 

Nos  archéologues  ne  se  sont  pas  contentés  de  dessiner  les  monuments  :  M.  de  La 

TOMK     1.  9 


134  LETTHES    d'orient. 

Boiirclonnayc  a  trouvé  quelques  insfanls  pour  faire  le  portrait  d'un  îles  iionimes  de 
l'aga,  dont  la  physionomie  et  le  costume  nous  avaient  frappés.  Il  n'a  fallu  rien 
moins  que  l'ordre  de  l'aga  pour  déterminer  cet  homme  à  poser  :  il  était  inquiet  de 
ce  qu'on  ferait  de  son  portrait,  et  craignait  quelque  maléfice. 

J'avais  proposé  une  ascen.sion  au  mont  Cadnius  (Baba-Dagh),  qui  domine  Geyra. 
Celte  idée  de  botaniste  alléché  par  la  vue  des  neiges  avait  plu  à  nos  jeunes  gens, 
et  nous  exécutâmes  le  projet  dans  la  journée  du  lendemain.  J'en  ai  été,  pour  ma 
part,  bien  récompensé  par  la  récolte  des  plantes.  J'ai  retrouvé  sur  ces  hauteurs  une 
végétation  analogue  à  celle  de  nos  montagnes  d'Europe;  boîtes,  cartons,  tout  était 
plein.  M.  de  La  Guiche,  de  son  côté,  mesurait  la  montagne  à  l'aide  du  baromètre, 
et  ne  lui  trouvait  qu'une  hauteur  de  1,900  mètres  environ.  La  position  de  cette 
montagne  sur  les  cartes  doit  être  rectifiée.  Du  sommet  on  jouit  d'une  vue  très- 
étendue  :  de  tous  les  côtés  où  s'élève  la  chaîne  du  Taurus,  mais  surtout  au  sud-est. 
on  aperçoit  des  sommets  neigeux;  au  nord,  on  découvre,  au  delà  du  Lycus,  allluent 
du  Méandre,  les  blanches  cascades  d'Hierapolis,  dont  je  te  parlerai  tout  à  l'heure. 
Si  c'est  toujours  un  vif  plaisir  que  de  gravir  les  hautes  montagnes,  à  plus  forte 
raison  doit-on  l'éprouver  dans  un  pays  où  les  vallées,  au  mois  où  nous  sommes,  sont 
accablées  sous  le  poids  de  56  à  40  degrés  centigrades  de  chaleur.  Nous  avons  eu  le 
surlendemain  40  degrés  dans  le  défilé  par  où  s'échappe  le  Lycus;  à  la  vérité  la 
roche  voisine  était  crayeuse  et  rellétait  avec  une  violence  inaccoutumée  les  rayons 
du  soleil. 

Le  village  de  Geyra  est  un  des  plus  misérables  qu'on  puisse  imaginer;  la  moitié 
des  maisons  tombe  en  ruine,  l'autre  n'a  pas  dix  ans  à  durer.  La  pénurie  de  toutes 
choses  en  chassera  les  habitants;  les  impôts  excessifs,  le  mauvais  régime  adminis- 
tratif, la  paresse  innée  de  la  population,  s'en  vont  ainsi  faisant  de  toute  l'Asie  Mi- 
neure un  désert. 

L'aga  nous  avait  invités  à  dîner  pour  le  dernier  jour  que  nous  devions  pas.ser  à 
Geyra  ;  mais  c'était  une  politesse  intéressée  :  il  comptait  sur  un  présent.  Nous  nous 
sommes  donc  excusés  avec  d'autant  plus  d'empressement,  que  sans  doute  son  dîner 
n'aurait  pas  valu  le  nôtre,  ce  qui  n'est  pas  beaucoup  dire. 

Pambouk-Calcssi  (Hierapolis). 

Après  avoir  franchi  par  un  chemin  assez  facile  le  col  qui  sépare  la  vallée  de  Geyra 
de  celle  de  Thavas  dans  l'ancienne  Carie,  nous  sommes  arrivés  près  de  Kizildgi- 
Buluk,  village  composé  de  mauvaises  huttes  en  terre  et  d'un  aspect  misérable, 
comme  tous  les  autres;  nous  l'évitons  pour  cause  de  peste,  et  nous  allons  coucher 
dans  les  dépendances  d'une  maison  de  campagne  du  pacha  de  Thavas,  maison  plantée 
au  milieu  d'une  cour  et  sans  jardin,  du  reste  d'assez  bon  goût.  Quelques  grands  ar- 
bres et  une  fontaine  sont  auprès;  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  des  Turcs,  même 
de  distinction.  Le  lendemain,  nous  étions  partis  avant  le  lever  dusoleil;  nous  eûmes 
de  nouveau  l'occasion  de  remarquer  combien  dans  ce  climat  l'aurore,  comme  le 
crépuscule,  a  peu  de  durée.  Le  jour  y  apparaît  presque  subitement  et  s'en  va  de 
même  ;  on  est  privé  du  charme  de  ces  longs  crépuscules  que  l'Orient  peut  envier 
à  nos  contrées  ;  en  revanche,  les  nuits  sont  constamment  d'une  beauté  incompa- 
rable. 

Le  col  qui,  de  la  vallée  de  Thavas  conduit  dans  celle  du  Lycus,  où  commence 
l'ancienne  Phrygie,  m'a  fourni  quelques  plantes  rares;  ces  passages  entre  deux 


Li/rrni:s  dorieint.  15!) 

vallées  oll'rent  généralenioul  une  végétation  liès-ricbe.  A  chaque  pas,  j'étais  obligé 
de  descendre  de  cheval;  heureusement  notre  caravane  marchait  assez  lenlemenl 
pour  permettre  à  M.  Saul  et  à  moi  de  faire  notre  cueillette  sans  rester  en  arrière. 
Les  montagnes  sont  bien  boisées  ;  les  pins  y  atteignent  une  taille  plus  élancée  qu'ail- 
leurs; le  sol  est  argileux  et  présente  çà  et  là  des  effondrcmcnls  pittoresques.  L'a- 
bondance des  eaux  y  est  remarquable.  Au  milieu  du  jour,  nous  avons  fait  notre /ae/" 
au  bord  d'un  ruisseau;  mais  nous  y  trouvâmes  peu  d'ombre.  Si  nous  avions  poussé 
à  une  lieue  plus  loin,  nous  nous  serions  reposés  à  la  source  abondante  du  Lycus. 
espèce  de  Vaucluse,  sortant  à  Ilots  pressés  du  flanc  de  la  montagne  sous  de  beaux 
platanes. 

A  partir  de  ce  lieu,  nous  avons  encore  mis  quatre  grandes  heures  pour  gagner 
Pambouk-Calessi  (Hierapolis,  ville  sainte).  Le  chemin,  après  être  sorti  du  défilé  du 
Lycus  (celui-là  même  où  nous  avons  éprouvé  40  degrés  centigrades  de  chaleur), 
passe  auprès  des  ruines  peu  distinctes  de  Laodicée  du  Lycus,  l'une  des  églises  de 
l'Apocalypse,  et  traverse  ensuite  une  vaste  i)laine  inculte.  Au  fond  et  adossées  à 
une  montagne  sont  les  huttes  de  Pambouk-Calessi,  habitées  pendant  l'été  par  des 
Turcomans.  Il  était  nuit  quand  nous  y  arrivâmes.  Nous  nous  casâmes  comme  nous 
pûmes,  les  uns  dans  une  hutte,  les  autres  sous  l'un  des  deux  seuls  arbres  de  la  lo- 
calité; l'autre  servit  d'abri  à  nos  bagages,  mais  celui  de  nos  domestiques  qui  était 
préposé  à  leur  garde  eut  beaucoup  à  souflrir  pendant  la  nuit  des  procédés  inconve- 
nants des  cigognes  perchées  sur  les  branches.  A  la  clarté  de  la  lune,  nous  prîmes 
une  première  vue  des  cascades  qui  tombent  de  la  montagne  ;  dès  le  matin,  nous 
étions  arrêtés  à  les  contempler.  Figure-toi  des  ruisseaux  de  lait  tombant  de  près  de 
deux  cents  pieds  :  je  n'exagère  point.  Des  sources  abondantes  d'eau  thermale  sor- 
tent du  plateau  qui  domine  la  montagne  et  sur  lequel  était  située  la  ville  antique 
d'Hierapolis;  ces  eaux,  très-claires  à  l'endroit  où  elles  s'échappent  du  plateau,  con- 
tiennent une  énorme  quantité  de  substance  calcaire  dissoute  à  la  faveur  d'une 
haute  température  et  sans  doute  d'un  excès  d'acide  carbonique.  A  mesure  qu'elles 
coulent,  la  température  s'abaisse,  le  gaz  se  dégage,  et  la  substance  calcaire  se  dé- 
pose en  masses  blanches,  compactes,  de  toutes  formes,  par-dessus  lesquelles  les 
eaux  nouvelles  se  fraient  des  passages  à  mesure  que  les  anciens  canaux  les  repous- 
sent en  s'oblitérant.  De  même  que,  dans  les  cascades  des  glaciers,  l'eau  forme  des 
stalactites  de  glace,  ici  l'eau  se  fige  en  pierre.  La  fontaine  incrustante  de  sainte  Al- 
lyre,  auprès  de  Clermont,  présente  en  petit  le  même  phénomène;  il  atteint  ici  des 
dimensions  colossales.  Dans  la  suite  des  siècles,  les  sources  ont  formé  toute  une 
montagne  avec  de  nombreuses  ramifications  qui  s'étendent  dans  la  plaine  comme 
autant  de  coulées  de  lave.  C'est  un  des  spectacles  les  plus  singuliers  qu'on  puisse 
voir;  je  le  place  bien  au-dessus  de  celui  que  j'avais  admiré  dans  les  grottes  d'A- 
delsberg  en  Illyrie.  Slrabon  décrit  les  cascades  d'Hierapolis  telles  qu'elles  se  pré- 
.sentent  de  nos  jours;  seulement  on  ne  trouve  plus  de  traces  de  Vanlre  (Plutonium), 
qui  dégageait  de  l'acide  carbonique  comme  la  grotte  du  Chien  près  de  Pouzzoles  : 
les  concrétions  l'auront  sans  doute  comblé. 

Les  ruines  d'Hierapolis  sont  très-étendues;  elles  se  composent  principalement, 
1"  des  thermes  :  plusieurs  voûtes  sont  intactes,  et  tout  le  plan  en  est  beaucoup  plus 
reconnaissable  que  celui  d'aucun  des  thermes  de  Rome:  2"  d'un  théâtre  conservé 
avec  son /jrosccmwm  aussi  bien,  ou  peu  s'en  faut,  que  l'Odéon  de  Pompeï;  5"  d'une 
église  chrétienne  réduite  à  quelques  arcades;  4"  de  plus  de  deux  cents  tombeaux 
avec  des  inscriptions,  placés  à  la  scutie  de  la  ville,  comme  le  sont  ceux  de  Pompeï. 


136  LETTRES    d'orient. 

Un  grand  nombre  de  ces  tombeaux  sont  entiers  ;  chaml)rc  séi)iderale,  (ndhmini 
pour  les  repas  funèbres,  rien  n'y  manque.  Tous  ces  monuments  sont  au  veste  phis 
remarquables  par  leur  étendue  et  leur  conservation  que  par  la  matière  :  ils  sont 
bâtis  avec  la  pierre  même  formée  par  les  vieilles  concrétions  des  sources,  et  qui 
ressemble  beaucoup  au  travertin  de  Rome. 

Les  sources  d'Hierapolis  élaient  fameuses  dans  rantiquité  :  c'était  le  Carlsbad  de 
l'Asie.  Aujourd'hui  elles  sont  encore  fréquentées  par  les  habitants  du  pays,  qui  s'y 
rendent  en  caravanes  de  tous  les  environs.  Nous  avons  trouvé  plus  de  cent  Turcs 
établis  dans  les  thermes,  el  qui  dans  la  soirée  ont  été  remplacés  par  d'autres.  Nous 
nous  sommes  baignés  aussi  deux  fois  dans  la  journée;  l'eau  était  excellente,  douce 
cl  onctueuse. 

Dans  d'autres  circonstances  sanitaires  que  celles  où  se  trouvait  la  vallée  du 
Méandre,  nous  serions  restés  quelques  jours  de  plus  à  Pambouk-Cjalessi,  où  nos  an- 
liquaires  auraient  eu  beaucoup  à  travailler.  Quant  à  moi,  à  l'exception  de  quelques 
(liantes  aquatiques,  d'algues  toutes  semblables  à  celles  que  j'avais  observées  à 
Néris,  j'ai  trouvé  peu  de  botanique  à  y  faire. 

C'est  ici  que  nous  avons  pu  voir  pour  la  première  fois  des  visages  de  femmes 
musulmanes.  Les  Turcomanes  ne  se  cachent  pas  la  ligure  devant  les  hommes;  elles 
feraient  tout  aussi  bien  de  se  voiler,  car  elles  sont  généralement  très-laides. 
M.  Texier  a  pourtant  fait  le  portrait  de  doux  d'entre  elles,  mais  comme  objets  d'his- 
toire naturelle  seulement. 

Ala-Chehcr. 

L'Orient  ne  ressemble  guère  à  ce  que  tu  connais  des  pays  étrangers;  il  y  faut 
une  volonté  ferme  et  une  bonne  constitution  pour  supporter  toutes  les  ditliculiés 
dont  la  route  est,  en  quelque  sorte,  hérissée  :  figure-loi  un  pays  où  l'on  ne  trouve 
ni  pain,  ni  vin,  ni  légumes,  ou  peu  s'en  faut,  ni  lits,  ni  tables;  enlin.rien  de  ce  qui 
constitue  la  vie  la  plus  ordinaire  en  France.  Au  lieu  de  pain,  on  mange  du  pita, 
espèce  de  galette  mince  comme  des  mouchoirs.  Nous  échappons  à  celle  détestable 
chère  en  faisant  faire  de  ville  en  ville,  sous  nos  yeux,  des  biscuits  qui,  deux  jours 
après,  ne  sont  mangeables,  pour  les  mâchoires  les  mieux  endenlées,  que  lorsqu'on 
les  a  fait  tremper  dans  l'eau.  Le  café  est  la  seule  liqueur  stimulante  que  l'on  con- 
naisse dans  la  plus  grande  partie  du  pays.  Bien  nous  a  pris  de  nous  munir  do  cou- 
chers portatifs,  car  nous  n'aurions  eu,  pour  nous  reposer,  que  des  nattes:  encore, 
si  l'on  pouvait  dormir  tranquillement  sur  son  matelas?  mais  toutes  les  maisons 
sont  infestées  d'insectes  ;  el  quant  à  coucher  en  plein  air,  je  ne  m'y  résous,  dans  la 
crainte  des  nuits  trop  fraîches,  qu'à  la  dernière  extrémité,  malgré  le  secours  de  ma 
seconde  couverture  et  de  ma  moustiquaire. 

Certainement  ce  que  nous  faisons  dépasse  tant  soit  peu  les  forces  et  la  patience 
des  voyageurs  ordinaires.  Nous  parcourons  d'ailleurs  des  contrées  très-peu  connues, 
où  les  cartes  sonl  pour  ainsi  dire  à  chaque  pas  en  défaut.  Malgré  l'habitude  que 
possède  M.  Texier  du  pays  en  général,  nous  nous  sommes  souvent  trompés  sur  les 
distances;  mais,  sans  lui,  il  eût  été  vraiment  téméraire  d'entreprendre  une  pareille 
tournée.  Non  pas  qu'il  y  ail  du  danger;  nulle  part  nous  n'avons  rencontré  les  périls 
qu'on  pourrait  supposer  dans  des  lieux  aussi  écartés.  Seulement  il  y  a  un  appren- 
tissage tout  spécial  à  faire  en  Orient,  el  l'expérience  qu'on  peut  avoir  acquise  en 
Allemagne  el  en  Italie  ne  sert  pas  à  grand'chose,  quand  de  Smyrne  on   s'enfonce, 


LETTRES    n'ORIEINT.  157 

eoinine  nous  l'avons  lail,  dans  le  oœui'  de  l'Asie  Minoiue.  Aiijomd'lmi  nous  sciions 
oapal)les  do  faire  à  noire  tour  des  élèves. 

Ce  (|n'il  y  a  de  pis,  c'esl  ([uo  l'élat  sanitaire  du  pays  oblige  souvent  à  une  ioule 
de  préoaulious  gênantes;  la  peste  règne  toujours  ou  eonve  on  (|uel(iue  coin  :  elle  est 
ondéniiciue  dans  l'Orioul.  D'Aïdin  jusqu'ici,  nous  avons  évité  avec  soin  les  villages 
suspects,  et  il  y  en  avait  plusieurs  dans  la  vallée  du  Méandre  et  ses  dépoiulances,  que 
nous  venons  de  quitter.  Il  en  est  un  entre  autres  (Uullada)  où  nous  devions  coucher 
il  y  a  deux  jours,  mais  d'où  le  prudent  Méhéniet,  notre  kawas,  nous  a  écartés 
aussitôt  qu'il  eut  pris  ses  informations  ordinaires.  Grâce  à  lui,  nous  avons  pu  ne 
rien  changer  à  l'ensemble  de  notre  itinéraire  depuis  Aïdin,  et  voir,  sans  accident, 
nn  pays  que  nous  aurions  beaucoup  regretté  de  ne  pas  connaître.  Nous  sommes 
actuellement  dans  une  contrée  séparée  de  la  vallée  du  Méandre  par  des  montagnes, 
et  très  saine;  d'ici  à  Coustantinople,  il  n'y  a  pas  la  moindre  contagion.  Au  reste,  il 
faudrait  absolument  renoncer  à  parcourir  le  Levant  si  l'on  se  préoccupait  de  la 
peste  ouire  mesure;  dès  Syra,  on  nous  en  avait  l'ait  un  épouvantail;  à  entendre 
<}uelques  personnes,  e.<le  sévissait  à  Smyrne;  tout  s'est  réduit  à  un  petit  nombre  de 
cas  bientôt  comprimés.  A  moins  que  la  maladie  ne  soit  très-répandue  (et  alors  on 
reste  chez  soi), on  en  est  quitte  pour  l'ennui  de  se  garer  sans  cesse.  On  s'y  accoutume 
comme  à  la  mauvaise  chère,  comme  aux  mauvais  gites,  et  l'on  a,  en  définitive,  la 
satisfaction  d'avoir  fait  connaissance  avec  les  contrées  les  plus  faites  assurément 
pour  exciter  une  noble  curiosité. 

A  peu  de  dislance  du  village  de  Pambouk-Calessi,  nous  avons  fait  la  rencontre 
de  deux  hommes  de  Irès-mauvaise  mine,  qui  nous  ont  adressé  des  questions  assez 
inquiétantes  sur  notre  route,  sur  l'argent  que  nous  pouvions  avoir.  Nous  avons  cru 
un  instant  que  nous  aurions  dans  les  montagnes  voisines  quelque  petite  aventure 
de  mélodrame.  A  tout  hasard,  nous  avons  mis  nos  fusils  et  pistolets  en  évidence; 
mais  la  rencontre  s'est  réduite  à  rien.  Il  est  dit  que  j'entendrai  toujours  [larler  de 
brigands,  et  que  je  n'en  verrai  jamais,  même  en  Asie. 

Après  neuf  heures  de  marche  assez  pénible,  dont  un  tiers  dans  la  montagne  et 
le  reste  dans  une  plaine  insignifiante,  mais  pas  tro|)  mal  cultivée  pour  la  Turquie, 
nous  avons  gagné  la  ville  d'où  je  t'écris  en  ce  moment,  Ala-Cheher,  l'un  des  points, 
après  Afioum-Karahissar,  que  nous  laissons  à  l'est,  où  était  autrefois  concentrée  la 
culture  du  pavot  à  opium.  Celte  industrie  est  aujourd'hui  à  peu  près  nulle. 

Je  ne  puis  te  rien  dire  d'Ala-Cheher,  si  ce  n'est  que  la  ville  est  à  moitié  entourée 
de  mauvaises  murailles  du  bas  -empire,  que  les  abords  immédiats  en  sont  aussi 
dégoûtants  de  saleté  que  de  loin  l'aspect  en  est  agréable.  Toute  cette  matinée-ci  a 
été  consacrée  au  repos,  à  la  toilette,  dont  nous  avions  tous  excessivement  besoin, 
et  à  la  causerie. 

Koulah. 

Deux  de  nos  compagnons  soûl  allés  voir  le  nuilselim  ou  gouverneur  d'Ala-Cheher, 
([ui  les  a  beaucoup  fait  fumer,  mais  ne  leur  a  donné  aucune  information  utile  ;  il 
est  ce  que  les  Turcs  appellent  une  grosse  tête,  c'esl-à-dire  un  homme  de  peu  de 
moyens.  Son  collègue  de  Koulah,  que  nous  avons  vu  le  lendemain,  est  un  tout  autre 
homme,  de  même  que  sa  ville  est  tout  le  contraire  d'Ala-Cheher,  c'est-à-dire 
remarquablement  propre  et  mieux  bàlie  que  ce  que  nous  avions  vu  juscju'alors.  Le 
mutselim  de  Koulah  est  encore  jeune;  il  s'appelle  Ismaël  ;  il  est  fils  de  Véli,  ancien 


138  LETTRES    d'orient. 

pacha  en  Thessalie.  Ce  Véli  a  eu  la  tête  tranchée  lors  de  là  révolte  du  l'anieux  Ali, 
pacha  de  Janina,  dont  il  était  gendre;  notre  Israaël  est  donc  petit-Ols  d'Ali.  Dès 
qu'il  eut  appris  notre  arrivée  à  Koulah,  il  s'est  empressé  de  nous  faire  une  visite; 
nous  l'avons  reçu  de  notre  mieux,  et  lui  avons  témoigné  notre  gratitude  pour  l'ex- 
cellent logement  qu'il  nous  avait  fait  donner,  une  des  meilleures  maisons  grecques 
de  la  ville.  La  conversation,  qui  avait  lieu  par  l'intermédiaire  de  notre  interprète 
juif,  fut  assez  animée.  Il  était  facile  de  reconnaître  dans  notre  interlocuteur  un 
homme  de  bonnes  manières,  qui  sait  son  monde.  Mais  tout  ne  s'est  pas  borné  de  sa 
part  à  des  compliments;  peu  de  temps  après  qu'il  nous  eut  quittés,  nous  avons  vu 
arriver  tout  un  dîner  qu'il  nous  envoyait  en  cadeau. 

Le  lendemain,  nous  sommes  restés  à  Koulah;  nous  ne  pouvions  pas  faire  moins 
pour  un  niutselim  aussi  aimable.  D'ailleurs,  la  situation  de  la  ville  au  pied  d'un 
ancien  volcan  dont  les  coulées  sont  aussi  parfaitement  conservées  qu'en  aucun  lieu 
d'Auvergne,  et  quelques  sculptures  antiques  que  M.  Texier  avait  entrevues  la  veille, 
auraient  sufli  pour  nous  retenir.  Une  fois  les  courses  faites,  nous  sommes  allés 
rendre  au  mutselim  sa  visite;  il  nous  attendait,  et  nous  i^çut  avec  de  grands 
honneurs;  les  tambours  battaient  aux  champs,  et  toute  sa  maison  était  sur  pied,  en 
grande  tenue.  Ce  que  nous  avons  ensuite  fumé  de  pipes  et  bu  de  petites  tasses  de 
café  est  incalculable.  Quand  nous  avons  pris  congé,  nous  avons  trouvé  dans  la  cour 
de  beaux  chevaux  sellés  pour  nous  mener  à  la  promenade,  et  nous  sommes  sortis  en 
caracolant;  pour  nous  qui  depuis  si  longtemps  montions  de  pauvres  chevaux  éreintés. 
c'était  un  plaisir  de  prince.  En  rentrant,  nous  avons  délibéré  entre  nous  sur  ce  que 
nous  pourrions  faire  pour  reconnaître  tant  de  politesses,  et  nous  avons  pris  le  parti 
d'envoyer  à  l'aimable  mutselim,  par  l'intermédiaire  ofliciel  de  notre  kawas,  un  de 
nos  fusils  à  deux  coups;  notre  présent  fut  très-bien  reçu,  et,  bientôt  après,  un  dîner 
plus  copieux,  plus  soigné  que  le  premier,  accompagné  de  petits  cadeaux  pour 
chacun  de  nous  et  d'un  énorme  sac  de  tabac  à  fumer,  nous  a  été  envoyé  de  la  part 
du  mutselim.  Parmi  les  mets  s'en  trouvait  un  des  Sfille  et  une  Nuits,  une  espèce  de 
coulis  de  volailles  à  l'eau  de  roses.  Ismaël  nous  avait  envoyé  aussi  du  porter  de 
Londres,  que  nous  ne  nous  attendions  guère  à  boire  au  fond  de  la  Phrygieî 
Dans  la  soirée,  nouvelle  visite  du  mutselim;  nous  étions  tous  en  belle  humeur, 
M.  de  Mieulle  avait  fait  du  punch,  et  la  conversation  dura  jusqu'à  minuit.  Nous  nous 
séparâmes  entin  très- bons  amis,  et  non  sans  lui  avoir  fait  promettre  de  venir  nous 
voir  à  Paris,  ce  qu'il  fera  probablement,  si  son  gouvernement  le  lui  permet.  Un 
beau  jour,  nous  verrons  arriver  chez  nous  Ismaèl-Bey,  porteur  de  ma  carte  de 
visite,  que  je  lui  ai  laissée  comme  souvenir,  avec  la  date  de  notre  passage  à  Koulah. 

Au  Jalla  de  Ghédiz. 

En  quittant  Koulah,  nous  avons  suivi  pendant  la  moitié  de  la  journée  la  coulée 
d'ancienne  lave  dont  je  t'ai  déjà  parlé,  jusqu'aux  bords  de  l'Hermus,  celte  même 
rivière  qui  se  jette  dans  la  mer  auprès  de  Smyrne.  Elle  est  là  assez  voisine  de  sa 
source.  Notre  kief  eut  lieu  aux  bains  d'eau  thermale  de  l'Émir  (Erair-Hamam)  ;  les 
eaux  ont  une  température  de  50  degrés  centigrades.  Nos  compagnons  s'y  sont  pour- 
tant baignés,  mais  ils  ne  s'en  sont  pas  bien  trouvés.  M.  Saul  et  moi  avons  prudem- 
ment évité  de  mettre  notre  peau  à  pareille  épreuve.  Tout  auprès  du  petit  dôme  des 
bains,  on  voit  sculptées  sur  un  rocher  des  figures  d'une  haute  antiquité,  dans  le 
genre  de  celles  que  nous  avons  remarquées  près  de  Nymphio,  —  Le  reste  de  la 


LETTRES    d'orient.  109 

journée  lui  iiisij^iiilianl  sous  le  rapport  piUoresquo,  mais  nous  Huies  une  assez 
belle  récolte  de  plantes.  Nous  traversions  un  pays  de  eollines  argileuses  décharnées, 
i|ui  me  rappelait  les  tristes  environs  de  Digne  dans  la  baute  Provence. 

Selendi  est  un  mauvais  village,  situé  sur  un  petit  allluent  de  droite  de  l'IIcrmus. 
Nous  logeâmes  dans  une  maison  appartenant  à  doux  jeunes  entants  ([ui  avaient 
perdu  récemment  leurs  parenls.  On  nous  dit  <iue  l'aga  convoitait  le  bien  de  ces 
or|)lielins,  et  nous  nous  étions  intéressés  à  leur  sort.  Si  le  village  eût  été  compris 
dans  le  territoire  de  Koulah,  nous  leur  aurions  fait  rendre  justice  par  notre  ami  le 
inulselim  ;  mais  c'eîlt  été  toute  une  négociation  diplomatique  que  d'entreprendre 
de  les  recommander  aux  autorités  supérieures  de  Kulaja,  à  vingt-cinq  lieues  de  là. 
D'ailleurs  le  rôle  de  défenseur  des  opprimés  est  plus  scabreux  en  Turquie  que  par- 
tout ailleurs,  et  nous  y  avons  renoncé,  bien  qu'à  regret. 

La  journée  suivante  fut  plus  maussade.  Nous  traversâmes  tout  le  reste  du  massif 
(jui  nous  séparait  du  cours  supérieur  de  l'Hernuis;  nous  n'avions  pour  toute  pers- 
))ective  que  des  montagnes  parsemées  de  bois  rabougris.  La  chaleur  était  très -forte. 
Le  kief  de  midi  fut  des  plus  mauvais,  nous  n'avions  pour  tout  ombrage  que  des 
paliures  épineux  :  mais  il  y  avait  en  ce  lieu  un  puits  qui  heureusement  contenait 
encore  assez  d'eau  pour  abreuver  nous  et  nos  chevaux.  Les  pauvres  bêtes  firent 
un  chétif  repas.  Nos  surudjis  n'avaient  point  emporté  d'orge,  comptant,  comme  ils 
le  faisaient  ordinairement  par  économie,  sur  la  ressource  de  ces  pâturages  vacants 
qui  appartiennent  au  premier  passant,  et  qui  jusqu'alors  avaient  suffi  à  sustenter 
leurs  animaux. 

La  couchée  de  Derbent,  dans  un  assez  joli  konak  dominant  l'Hernius,  fut  meil- 
leure que  la  journée.  Derbent  est  un  nom  générique  qui  signihe  déjUc.  A  partir  de 
Derbent,  le  pays  redevient  agréable.  On  suit  d'abord  l'Hcrmus  pendant  les  trois 
quarts  d'une  journée,  et  l'on  remonte  ensuite  le  petit  allluent  de  Ghédiz  quand  on 
veut,  comme  c'était  notre  intention,  se  diriger  au  nord  vers  Azani  (Tchavder- 
Hissar,  château  du  Seigle).  La  vallée  de  l'Uermus,  dans  cette  partie,  ressemble 
beaucoup  à  celle  du  Cher  dans  les  environs  de  Saint -Amand;  M.  Saul  en  a  été 
frappé  comme  moi.  Nous  fîmes  un  excellent  kief  auprès  d'un  moulin,  que  nous 
avons  désigné  sur  notre  itinéraire  sous  le  nom  de  moulin  des  Platanes.  Autant  le 
kief  de  la  veille  avait  été  maudit,  autant  celui-là  reçut  de  bénédictions;  nous 
avions  de  l'eau  et  de  l'ombre  en  abondance.  De  plus,  nous  avions  des  oignons  crus 
pour  assaisonner  nos  œufs  durs  ;  tu  vois  que  rien  n'y  manquait. 

La  petite  ville  de  Ghédiz,  acculée  à  des  roches  volcaniques,  comme  le  Puy  en 
Vélay,  ne  nous  aurait  donné  qu'un  gîte  exécrable.  D'ailleurs  nous  désirions  aller 
plus  loin.  Quelques-uns  d'entre  nous  y  passèrent  seulement  pour  prendre  des  provi- 
sions; les  autres  continuèrent  la  route  avec  les  bagages.  Nous  nous  rejoignîmes 
tous  à  moitié  chemin  de  la  montagne  qui  sépare  le  bassin  de  l'Hermus  de  celui  du 
Uhyndacus.  Je  me  sers  toujours  de  préférence  des  noms  de  la  géographie  ancienne 
pour  les  cours  d'eau.  Ce  point  de  passage  est,  comme  tous  les  cols  séparant  deux 
vallées,  riche  en  plantes  :  nous  ne  pouvions  pas,  M.  Saul  et  moi,  suffire  à  les  ra- 
masser. Dans  la  soirée,  nous  eûmes  froid  ;  nous  étions  arrivés  à  une  assez  grande 
hauteur.  Nous  couchâmes,  très-près  et  au  delà  du  col,  dans  un  de  ces  villages  de 
montagne  appelés  Jaïla,  habités  par  des  Turcomans.  Nous  retrouvions  dans  ce  lieu 
sauvage  les  chalets  de  la  Suisse,  bâtis  en  troncs  d'arbres.  Le  thermomètre  ne 
marquait  que  12  degrés  centigrades;  il  y  avait  loin  de  là  aux  iO  degrés  du  délilé 
du  Lycus,  huit  jours  auparavant.  11  nous  était  resté  encore  assez  de  jour  pour  jouir 


140  LETTRES    d'orient. 

de  la  vue  qui  s'offre  sur  tout  le  pays  au  sud  et  à  l'est  de  ce  jaïla.  C'est  dans  la 
dernière  de  ces  directions  que  s'élève  le  Mourad-Dagh,  haute  montagne  neigeuse; 
sur  ses  flancs,  il  existe  des  eaux  thermales  assez  fréquentées  par  les  gens  du  pays. 
Quand  la  nuit  fut  venue,  nous  aperçûmes  des  feux  allumés  en  grand  nombre  par 
les  baigneurs,  campés,  comme  ceux  d'Hierapoiis,  auprès  des  sources. 

Azani. 

Nous  descendons  dans  la  plaine  d'Azani  :  le  pays  est  fertile,  assez  bien  cultivé. 
Au  milieu  de  cette  plaine,  au  bord  du  Rhyndacus,  sur  lequel  sont  jetés  deux  ponts 
antiques  bien  conservés,  s'élèvent  les  belles  ruines  d'un  temple  dédié  à  Jupiter. 
Dix-huit  colonnes  formant  presque  en  entier  deux  des  côtés  du  portique,  et  les  par- 
ties correspondantes  de  la  cclla,  sont  encore  debout,  de  sorte  qu'on  se  représente 
parfaitement  l'ensemble  tel  qu'il  existait  autrefois.  Toute  la  distribution,  les  esca- 
liers, les  voûtes  subsistent  encore.  L'enceinte  extérieure  du  temple  est  aussi  fort 
reconnaissable.  Du  côté  où  s'élevait  la  façade,  aujourd'hui  détruite,  la  plate-forme 
était  soutenue  par  des  arcades  au  milieu  desquelles  on  avait  pratiqué  un  grand 
escalier  servant  de  communication  entre  le  temple  et  le  quartier  de  la  ville  bâti 
sur  les  bords  du  Rhyndacus  :  cet  ensemble  devait  être  majestueux.  Sur  les  murs 
de  la  cclluj  on  lit  plusieurs  inscriptions  qui  rappellent  des  dons  faits  au  temple; 
l'une  d'elles  est  une  lettre  de  l'empereur  Titus  aux  magistrats  d'Azani.  Dans  un 
précédent  voyage,  M.  Texier  a  relevé  ces  inscriptions.  A  peu  de  dislance  du  temple 
se  trouvent  des  ruines  informes,  dont  il  est  difficile  de  déterminer  l'ancien  état,  et 
plus  loin  un  théâtre  avec  un  stade  qui  lui  est  contigu.  Ces  deux  derniers  monu- 
ments ne  sont  pas  d'une  construction  comparable  à  celle  du  temple,  mais  ils  ont 
aussi  leur  mérite.  Les  gradins  du  théâtre  font  face  à  la  montagne  de  Mourad  Dagh. 
A  chaque  pas,  aux  environs  du  temple  et  sur  les  bords  du  Rhyndacus,  on  trouve 
des  sculptures  charmantes;  les  parapets  même  des  quais,  encore  très-visibles,  sont 
ornés  de  figures  de  très-bon  goût;  beaucoup  de  pierres  tumulaires  sont  mêlées  à 
ces  débris;  M.  Texier  en  a  dessiné  plusieurs. 

Les  ruines  d'Azani  ont  été  découvertes  vers  1826  par  MM.  Alexandre  et  Léon 
de  Laborde  :  elles  feraient  la  fortune  d'une  ville  d'Italie,  où  elles  seraient  l'objet 
d'une  espèce  de  culte  artistique.  En  Asie,  elles  sont  livrées  à  l'ignorance  et  à  h 
brutalité,  qui  les  mutilent  chaque  jour  pour  en  retirer  les  matériaux  des  plus  igno- 
bles constructions. 

Tauchauleu. 

Nous  avons  couché  à  Tauchauleu  (Ville  des  Lièvres),  petite  ville  placée  sur  les 
cartes  à  l'est  d'Azani,  tandis  qu'elle  est  en  plein  nord,  dans  la  vallée  du  Rhyndacus, 
qui,  à  cet  endroit,  est  le  pays  le  plus  peuplé,  le  mieux  cultivé  que  nous  ayons  en- 
core rencontré.  Des  hauteurs  qui  dominent  la  vallée,  sur  la  route  que  nous  ve- 
nions de  faire,  nous  avions  eu  dans  le  lointain  une  vue  complète  de  la  chaîne  de 
l'Olympe,  qui  présente  un  front  très-étendu,  chargé  de  nuages  à  son  extrémité 
nord-ouest.  C'est  cette  chaîne  qui  nous  restait  à  traverser  pour  atteindre  Brousse. 

Au  moment  de  quitter  Azani,  nous  avions  été  sur  le  point  de  voir  arrêter  judi- 
ciairement nos  surudjis  ;  ils  avaient  été  dépistés  par  deux  de  leurs  créanciers  qui 
étaient  venus  d'Ouschak,  leur  pays,  pour  réclamer  paiement    Mais  l'aga  du  village. 


LETTRES    DORIENT.  111 

ayant  eu  connaissance  du  marché  que  nous  avions  fait  avec  les  déi)iteurs  pour 
notre  transport,  avait  consenti  à  les  laisser  partir.  Les  créanciers  prirent  alors  le 
parti  de  nous  suivre,  dans  l'espoir  d'être  payés  par  nous  à  Brousse,  sur  le  prix  con- 
venu avec  les  surudjis  :  nous  les  avons  laissés  dans  cette  douce  illusion.  Le  fait  est 
que  nous-mêmes  sommes  en  avance,  parce  qu'au  départ  de  Smyrne  nous  avons 
fourni  de  quoi  complélor  rachat  du  nombre  de  chevaux  nécessaire,  de  telle  sorte 
que  les  créanciers  n'auront  pas  d'autre  ressource,  s'ils  persistent  à  nous  suivre  à 
Constantinople,  que  de  faire  vendre  quelques  chevaux.  Mais  déjà  l'un  des  créan- 
ciers, fatigué  de  courir  avec  nous  dans  les  montagnes,  a  lâché  prise,  et  je  ne  sais 
pas  trop  ce  que  l'autre  est  devenu  aujourd'hui.  Nous  les  avions  pourtant  lai.ssés  pai- 
siblement s'installer  dans  notre  troupe,  manger  et  fumer  avec  nos  cens. 

Couvourla. 

Nous  avons  quitté  Tauchanleu  assez  tard  dans  la  matinée.  Vers  midi  il  fut  ques- 
tion de  faire  kief  pour  déjeuner,  tout  en  envoyant  nos  bagages  en  avant  pour  ne  point 
perdre  de  temps.  Comme  j'avais  eu  soin  de  me  munir  dun  pain,  de  deux  oignons 
et  d'un  morceau  de  fromage,  je  me  décidai  à  suivre  les  bagages  et  Méhémet,  notre 
kavvas,  qui  les  accompagnait.  Le  reste  de  la  troupe  devait  nous  rejoindre  assez 
promplement;  mais  il  en  fut  autrement.  Le  pays  nous  était  inconnu,  Méhémet  n'.i- 
vait  pas  pris  des  informations  suûisantes,  et  tandis  que  ces  messieurs  se  dirigeaient 
vers  Couzourdja,  l'étape  convenue,  Méhémet  et  moi,  nous  nous  enfournions,  avec 
les  bagages,  dans  la  chaîne  de  l'Olympe.  J'allais  toujours  herborisant  et  admirant 
les  magnifiques  forêts  de  pins  et  de  hêtres  où  nous  étions  entrés,  lorsque  nous 
nous  trouvâmes  séparés  nous-mêmes  des  bagages.  Méhémet  s'aperçut  enfin  que 
nous  étions  égarés,  dans  la  vallée  la  plus  romantique,  il  est  vrai,  mais  bien  et  dû- 
ment égarés.  Heureusement  nous  rencontrâmes  un  berger,  qui  nous  conseilla  de 
rétrograder.  Nous  retrouvâmes  alors  les  bagages,  déchargés  par  les  surudjis  dans 
une  éclaircie  de  la  forêt.  Le  jour  tombait,  il  n'y  avait  pas  moyen  de  sortir  de  là  : 
je  me  décidai  bientôt  à  coucher  en  ce  lieu.  Je  dressai  mon  lit  sous  l'abri  d'une  de 
mes  couvertures,  au  pied  d'un  arbre;  un  grand  feu  fut  allumé,  et  je  fis  mon  souper 
d'un  reste  de  pain  enfoui  dans  une  de  mes  sacoches,  d'un  coup  de  rctki  (eau-de-vie 
de  grains  du  pays  aromatisée  avec  du  mastic  de  Chio),  et  d'une  tasse  de  café;  car, 
quand  on  voyage  avec  des  Turcs,  on  a  toujours  du  café.  Les  miens  étaient  pourvus 
d'une  poêle  à  torréfier  le  café  et  d'un  petit  moulin.  J'eus  encore  le  temps,  avant  la 
nuit  close,  de  mettre  dans  les  papiers  mon  abondante  récolte  de  la  journée;  assis 
ensuite  auprès  du  feu,  où  mes  gens  entassaient  des  arbres  entiers,  et  fumant  ma 
pipe,  j'étais  absorbé  par  la  contemplation  du  tableau  qui  m'entourait.  A  peu  de 
distance  de  là,  des  bergers  de  la  montagne  avaient  fait  aussi  un  feu  et  bivouaquaient 
comme  moi.  Ils  s'étaient  approchés  un  instant,  attirés  par  une  curiosité  qui  parais- 
sait bienveillante.  Il  ne  m'est  pas  venu  un  instant  l'idée  qu'avec  ma  petite  escorte 
et  mes  bagages  en  garde,  je  pusse  courir  le  moindre  péril  dans  ce  lieu  isolé.  Pen- 
dant ce  temps,  Méhémet  était  reparti  à  la  recherche  de  nos  compagnons,  dans  la 
direction  du  village  le  plus  voisin.  Il  devait  leur  proposer,  s'il  les  rencontrait,  de 
venir  me  rejoindre  au  bivouac;  mais  il  ne  les  trouva  pas,  et  revint  deux  heures 
après  avec  des  provisions  désormais  inutiles  pour  mon  souper,  et  un  pauvre  mouton 
destiné  au  repas  du  lendemain.  Méhémet  avait  eu  soin  au.ssi  d'amener  quatre 
hommes  armés  pour  faire  la  garde  auprès  de  nous,  précaution  sans  doute  assez  inu- 


I  42  LETTRES    d'orient. 

tile,  mais  qui  complétait  le  tableau  de  mon  bivouac.  Je  n'ai  jamais  mieux  dormi 
que  cette  nuit-là. 

Le  lendemain,  d'assez  bon  malin,  je  fus  réveillé  par  la  voix  de  nos  compagnons 
qui,  de  Couzonrdja.  s'étaient  dirigés  vers  le  point  où  j'étais  resté  d'après  les  indi- 
cations d'un  des  créanciers  de  nos  suriidjis;  cet  homme  s'était  séparé  de  nous  la 
veille,  lorsqu'il  s'était  aperçu  que  Méhémel  s'égarait.  Ils  avaient  été  inquiets  pour 
moi,  moins  à  cause  des  contes  de  voleurs  dont  notre  interprète  Moyse,  le  plus  pol- 
tron de  la  troupe,  les  avait  entretenus,  et  que  l'aga  même  du  village  ne  laissait 
pas  d'appuyer,  qu'à  cause  de  la  disette  de  vivres  dont  ils  supposaient  que  j'avais 
souffert.  Mais  ils  avaient  été  réellement  plus  à  plaindre  que  moi  à  Couzourdja,  en 
ce  qu'ils  n'avaient  ix)int  leurs  lits,  et  qu'ils  avaient  été  obligés  de  coucher  sur  des 
nattes.  Notre  réunion  fut  très-gaie,  et  célébrée  par  un  café  au  lait  général. 

Cette  journée  a  été,  sans  contredit,  l'une  des  plus  remarquables  du  voyage  ; 
notre  route  nous  a  conduits  dans  de  vastes  forêts  à  perte  de  vue  et  d'une  beauté 
ravissante;  les  Pyrénées  espagnoles  n'ont  que  des  bouquets  en  comparaison  des 
forêts  de  l'Olympe  :  le  hêtre,  dans  ses  plus  hautes  dimensions,  est  l'essence  domi- 
nante. Nous  n'avions  celte  fois,  en  fait  d'abris  pour  notre  kief,  que  l'embarras  du 
choix.  Nous  choisîmes  une  vaste  éclaircie  revêtue  d'un  gazon  excellent  pour  nos 
chevaux  :  tout  autour,  la  forêt  nous  olfrait  ses  formes  les  plus  pilloresques. 

Nous  couchâmes  sur  la  lisière  des  bois,  au  village  de  Couvourla.  Nos  surudjis, 
qui  ont  intérêt  à  faire  durer  le  voyage,  puisqu'ils  sont  payés  à  la  journée,  auraient 
pu  nous  mener  à  une  ou  deux  lieues  plus  loin,  ce  qui  nous  aurait  bien  avancés 
pour  le  lendemain  ;  mais  ils  prétendirent  que  le  premier  village  était  extrêmement 
éloigné.  Il  en  résulta  que  nous  eûmes  un  mauvais  gite,  encore  gâté  par  une  pluie 
assez  fi'oide. 

Brousse. 

De  Couvourla  à  Brousse,  nous  avons  eu  quatorze  heures  de  route  à  cheval  ;  nous 
n'avons  pas  fait,  de  propos  délibéré,  une  marche  si  fatigante,  mais  nous  avons  été 
trompés  sur  la  distance  :  nos  surudjis  avaient  beau  dire  que  la  journée  serait  trop 
forte,  nous  ne  voulions  plus  les  croire.  Bref,  nous  n'étions  rendus  au  gîte  qu'à  dix 
heures  et  demie  du  soir,  par  une  nuit  assez  noire.  Un  orage  avait  gTossi  les  torrents 
qui  descendent  de  l'Olympe,  et  nous  avons  failli  être  obligés  de  coucher  à  la  belle 
étoile  en  attendant  que  les  grandes  eaux  se  fussent  écoulées.  Heureusement  nous 
sommes  tous  arrivés,  gens  et  bêtes,  sans  encombre  à  notre  destination.  Méhémet, 
qui  nous  avait  précédés  de  quelques  heures,  nous  avait  choisi  une  maison  grecque 
très-grande  et  très-confortable,  et  nous  avons  bientôt  oublié  les  fatigues  de  la 
journée.  Le  seul  souvenir  qui  restera  est  celui  du  beau  pays  que  nous  avons  tra- 
versé. En  avant  de  Couvourla,  dans  une  plaine  dont  les  eaux  appartiennent  au 
bassin  de  la  mer  Noire,  est  la  petite  ville  d'Ainigheul  ;  plus  loin,  Aceou  au  débouché 
d'une  gorge  de  l'Olympe  ;  enfin,  an  détour  d'un  des  contre-forts  de  la  grande  chaîne, 
l'œil  embrasse  à  la  fois  la  vallée  de  Brousse,  renommée  dans  tout  l'Orient  par  la 
richesse  de  sa  végétation  et  l'abondance  de  ses  eaux,  et  la  ville  elle-même,  une 
ville  de  quatre-vingts  à  cent  mille  âmes,  bâtie  en  amphithéâtre  au  milieu  des  jar- 
dins, au  pied  de  l'Olympe;  je  cherche  pour  toi  un  terme  de  comparaison,  et  je  ne 
trouve  que  la  vallée  du  Grésivaudan  en  Dauphiné.  Les  noyers,  les  châtaigniers,  les 
platanes  gigantesques,   forment  la  masse  de  la   végétation  avec    les  mûriers  qui 


LETTRES    d'orient.  1  iô 

soiil  la  principale  richesse  du  pays  ;  lu  sais  que  Drousse  est  assez  célèbre  par  ses 
soieries. 

Aujourd'lnii  chacun  a  fait  une  toilette  complète,  nous  en  avions  tous  besoin  après 
tant  de  jours  de  courses  continues.  Le  tailleur,  le  sellier,  la  couturière,  ont  été  ap- 
pelés au  secours  de  nos  ofTels  délabrés;  après  quoi  nous  avons  fait  sur  la  terrasse 
de  notre  maison  un  déjeuner  des  plus  agréables,  d'aulant  que  de  ce  lieu  on  dé- 
couvre toute  la  ville  et  ses  environs  :  nous  avions  de  la  peine  à  compter  le  grand 
nombre  des  minarets  qui  s'élancent  du  milieu  des  édifices  et  de  la  verdure. 

Nous  resterons  ici  quelque  temps.  M.  Herbet  nous  précédera  à  Constantinople; 
il  part  demain  matin,  emportant  nos  lettres.  La  mort  du  sultan  Mahmoud,  que  nous 
avons  apprise  hier  en  arrivant  ici,  l'a  déterminé  à  hâter  son  arrivée  dans  la  capitale 
de  l'empire,  afin  d'y  recueillir  des  informations  sur  les  événements  qui  ont  eu  lieu 
ou  qui  se  préparent. 

Nous  craignions  d'abord  que  la  mort  du  sultan  ne  fût  le  signal  de  quelques  trou- 
bles, et  que  notre  voyage  n'en  fût  dérangé;  mais  l'agent  consulaire  de  France  dans 
cette  ville,  M.  Crépin,  nous  a  dit  que  l'avénemenl  du  nouveau  souverain,  le  jeune 
prince  Abdul-JIedjid,  avait  eu  lieu  sans  la  moindre  opposition.  Tout  est  calme  à 
Constantinople  comme  ici  ;  personne  ne  songe  à  bouger  :  l'esprit  janissaire  parait 
avoir  été  éteint  complètement  îans  le  sang  de  cette  milice  fameuse,  et  la  nation  est 
plongée  dans  une  apathie  telle  que  la  prise  même  de  Constantinople  par  les  Russes 
ne  la  troublerait  pas.  Nos  politiques  de  Paris  vont  sans  doute  s'évertuer  sur  les 
nouvelles  du  jour  ;  ils  vont  voir  tout  l'Orient  en  feu,  et  les  grandes  puissances  eu- 
ropéennes aux  prises.  Il  y  a  tout  à  parier,  au  contraire,  que  le  statu  qiio,  si  com- 
mode pour  tout  le  monde,  sera  maintenu  à  grand  renfort  de  protocoles.  Notre 
pauvre  France  surtout  n'est  guère  préparée  à  tirer  parti  des  circonstances,  avec 
son  gouvernement  si  contesté.  Quand  on  a  chez  soi  des  émeutes  périodiques,  on  ne 
pèse  pas  beaucoup  dans  la  grande  balance.  Cette  idée  me  chagrine,  en  songeant  au 
rôle  que  nous  devrions  jouer  dans  l'Orient,  non  pas  sans  doute  pour  y  faire  des 
conquêtes,  mais  pour  y  étendre  notre  influence  et  notre  commerce. 

Brousse,  conquise  par  Orcan,  a  été  pendant  plusieurs  siècles  le  siège  de  l'empire 
des  sultans;  Brousse  est  la  seconde  capitale  de  l'empire  ottoman,  c'est  le  Moscou 
des  Turcs.  Aussi  cette  ville  porte-t-elle  un  caractère  d'antiquité  respectable.  Là 
sont  les  souvenirs  de  la  nation,  ses  anciens  souverains  y  reposent,  et  la  religion 
veille  sans  cesse  auprès  d'eux.  Nous  avons  commencé  notre  tournée  par  le  tom- 
beau d'Orcan,  le  vainqueur  de  Brousse;  ces  monuments  se  ressemblent  à  peu  près 
tous,  ce  sont  des  édifices  en  rotonde;  sur  une  estrade  sont  placés  des  sarcophages 
en  pierre  ou  en  plâtre  revêtus  de  riches  étoffes  :  le  turban  et  la  ceinture  sont  dé- 
posés auprès  de  la  tête.  Je  suppose  qu'on  renouvelle  ces  ornements  de  temps  à 
autre.  Des  prêtres  sont  chargés  de  réciter  journellement  des  prières  auprès  de  ces 
tombeaux.  A.  côté  de  ces  sarcophages,  on  en  voit  d'autres  moins  ornés  et  de  diverses 
grandeurs  :  ce  sont  ceux  des  sultanes  et  des  princes  morts  en  bas  âge,  la  plupart 
de  mort  violente,  suivant  le  procédé  ancien  qui  avait  pour  but  d'éviter  les  conflits 
de  succession.  Il  serait  trop  long  d'énumérer  tous  les  monuments  de  ce  genre  que 
nous  avons  vus;  M.  de  Hammer,  dans  un  ouvrage  spécial  sur  Brousse,  en  a  donné 
la  de.scriplion  détaillée,  ainsi  que  celle  des  mosquées. 

La  grande  mo.squée  (Uloudjami)  est  grande  et  belle;  nous  avons  pris  un  plaisir 
infini  à  en  examiner  l'ensemble  et  les  détails.  Un  certain  nombre  de  Turcs  y  étaient 
rassemblés;  les  uns  priaient  tournés  vers  la  Mecque,  les  autres  faisaient  leurs  ablu- 


144  LETTRES    D'ORIENT. 

lions  à  la  fonlaine  de  marbre  placée  au  centre  de  l'édifice,  d'autres  étaient  en  con- 
templation, ou  même  dormaient  tout  de  bon  sur  les  nattes.  Nous  n'avions  encore 
vu  que  les  mosquées  mesquines  de  Sniyrne  ;  celle-ci  nous  a  fait  comprendre  l'O- 
rient religieux  tout  entier.  Il  y  en  a  plusieurs  autres  très-intéressantes  aussi,  no- 
tamment celle  du  sultan  Bajazet,  voisine  de  son  tombeau,  de  ce  même  Bajazet  qui 
fut  renfermé  par  Tamerlan  dans  une  cage  de  fer.  Cette  mosquée  est  située  à  l'est 
de  la  ville,  sur  un  mamelon  isolé,  et  elle  est  précédée  d'un  portique  très-élégant. 
Une  autre,  celle  de  Mahomet  II,  toute  revêtue  de  faïence  de  couleur,  a  présenté  à 
M.  Texier  un  intérêt  particulier;  du  haut  du  minaret,  on  jouit  d'une  vue  complète 
de  Brousse. 

Le  Vieux-Château,  ancienne  résidence  des  premiers  sultans,  d'où  l'œil  embrasse 
toutes  les  parties  de  la  ville,  n'offre  plus  aujourd'hui  que  des  pans  de  murs  ruinés; 
il  a  fourni  à  M.  de  Hamnier  une  longue  tirade  à  effet  sur  les  magnilicences  orien- 
tales que  ce  lieu  rassemblait  jadis.  Son  imagination  reconstruit  les  kiosques  des 
sultanes,  fait  reverdir  les  ombrages  et  couler  les  fontaines  au  son  des  mandolines, 
comme  au  temps  d'Orcan.  Aujourd'hui  un  jardin  potager,  cultivé  par  une  pauvre 
famille  grecque,  remplace  tout  cela. 

Les  tombeaux  d'Amurat,  situés  à  un  quart  de  lieue  à  l'ouest,  sont  fort  mal  en- 
tretenus, mais  remarquables  par  les  deux  magnifiques  platanes  qui  les  ombragent. 

Les  bains  d'eau  thermale  sont  à  une  demi-lieue  de  Brousse,  aussi  du  côté  de 
l'ouest.  La  température  de  ces  bains  célèbres  est  celle  de  l'eau  bouillante  ;  aussi 
les  baigneurs  se  contentent-ils  de  s'exposer  à  la  vapeur  que  dégagent  les  sources 
dans  les  étuves.  En  quelques  secondes,  on  est  baigné  de  sueur;  de  l'étuve,  on  passe 
dans  la  salle  tempérée,  puis  on  rentre  dans  la  salle  froide,  où  l'on  se  rhabille  :  c'est 
la  distribution  des  bains  antiques.  La  construction  de  ceux  de  Brousse  n'a  rien  de 
monumental;  ce  sont  des  rotondes  surmonlées  de  coupoles  et  éclairées  par  le  haut 
au  moyen  de  verres  épais  comme  les  cabines  des  navires.  Tout  le  monde,  sans  dis- 
tinction d'état  et  de  religion,  y  est  admis;  il  y  a  un  jour  de  la  semaine  réservé  pour 
les  femmes.  L'espèce  humaine  n'est  pas  la  seule  qui  profite  de  ces  eaux  salutaires; 
nous  y  avons  vu  amener  un  beau  cheval  qui  s'y  tenait  fort  tranquille  et  paraissait 
se  plaire  beaucoup  aux  frictions  et  aux  lotions  auxquelles  on  le  soumettait. 

Il  y  avait  a  Brousse  spectacle  de  marionnettes,  divertissement  fort  goûté  des 
Turcs.  Nous  nous  sommes  rendus  au  lieu  du  spectacle,  près  de  Bounar-Baschi,  la 
grande  source  de  la  ville,  et  nous  avons  pris  place.  De  ma  vie,  je  n'ai  vu  rien  d'aussi 
dégoûtant.  Les  scènes  représentées  sont  d'une  obscénité  révoltante,  et  il  parait  que 
les  paroles  sont  à  l'avenant.  Le  Karayheuz,  espèce  de  polichinelle  turc,  laisse  bien 
loin  derrière  lui  ses  confrères  de  Nai)les  et  de  Rome.  On  est  étonné  de  voir  les 
Turcs,  gens  graves  et  d'ordinaire  très-réservés,  prendre  plaisir  à  un  pareil  spec- 
tacle. On  dit  qu'il  est  admis  même  dans  les  fêtes  de  la  bonne  société  ;  il  est  vrai 
qu'il  n'y  a  pour  spectateurs  que  des  hommes.  Les  voyageurs  doivent  voir  un  peu  de 
tout;  nous  ne  pouvions  pas  omettre  ce  trait  des  mœurs  locales,  quelque  contraire 
qu'il  fût  aux  bonnes  mœurs. 

Nous  avions  relardé  notre  ascension  au  mont  Olympe,  dans  l'espoir  que  les  nuages 
qui  couvraient  sa  cime  se  dissiperaient;  mais,  comme  nous  ne  pouvions  attendre 
indéfiniment  le  bon  plaisir  du  temps,  nous  y  sommes  grimpés  malgré  les  nuages. 
La  montée  jusqu'au  sommet  le  plus  élevé  est  de  huit  heures,  dont  six  et  demie  à 
cheval  et  le  reste  à  pied.  Cette  montagne  porte  un  nom  bien  célèbre,  celui  de  la  de- 
meure des  dieux.  Elle  partage  cet  honneur  avec  deux  autres  montagnes  du  même 


LETTRES    n'oniENT.  1  V6 

nom,  l'une  on  Tliossalie,  l'autre  on  Crôle;  celle  de  Brousse  est  l'Olympe  de  Billiynie. 
Tonrnofort,  notre  célèbre  botaniste,  lors  de  son  voyage  vers  1700,  n'a  |)oinl  atteint 
le  sommet  ;  il  s'était  trouvé  à  lirousse  en  novembre,  et  la  saison  était  rude.  L'O- 
lympe, dans  le  plus  fort  de  Tété,  porte  un  grand  manteau  de  neige,  un  peu  troué, 
il  est  vrai,  çà  et  Ih  par  les  rochers  :  c'est  sur  l'Olympe  qu'on  recueille  en  grande 
partie  la  neige  qui  sert  h  la  consommation  de  Constanlinople,  comme  la  neige  de 
Naplcs  se  recueille  au  monte  san  Angelo.  Les  diverses  régions  végétales  sont  mar- 
quées d'une  façon  très-lranchée  sur  les  pentes  de  l'Olympe.  Au  pied,  les  noyers  et 
les  châtaigniers  ;  au-dessus  les  chênes,  plus  haut  les  hêtres,  puis  les  pins  et  les  sa- 
pins (c'était  la  première  fois  que  nous  voyions  cette  dernière  espèce  en  Asie),  enfin 
les  arbustes  rampants.  M.  Saul  et  moi  avons  en  lieu  d'être  assez  contents  de  notre 
récolte  dans  la  région  supérieure,  celle  des  pâturages,  habitée  pendant  l'été  par  les 
tribus  turcomancs,  qui  y  vivent  sous  la  tente;  mais  il  a  fallu  faire  notre  deuil  de  la 
vue.  Arrivés  au  sommet,  nous  y  avons  été  entourés  par  les  brouillards,  qui  nous 
ont  caché  l'un  des  plus  beaux  panoramas  qu'offre  ce  pays.  La  mer  de  Marmara,  les 
golfes  de  Moudania  et  de  Nicomédie,  et  Constantinople  à  l'horizon,  voilà  ce  que 
nous  devions  voir.  Force  a  été  de  nous  contenter,  sauf  quelques  échappées  au  mo- 
ment où  nous  sommes  descendus,  de  la  description  de  M.  de  Hammer.  Nous  avons 
été  un  peu  plus  heureux  pour  la  vue  du  sud,  et  nous  avons  pu,  grâce  h  une  rafale 
qui  a  balayé  pour  une  dizaine  de  minutes  ces  maudits  brouillards,  suivre  de  l'œil 
toute  la  route  que  nous  avions  faite  à  travers  la  Phrygie  pendant  les  semaines  pré- 
cédentes. Mi  Texier  avait  apporté  son  baromètre  ;  il  a  trouvé  1950  mètres  pour  la 
hauteur  de  la  montagne.  Nous  étions  de  retour  au  gîte  après  le  coucher  dn  soleil  : 
nous  avions  marché  presque  sans  relâche. 

Le  lendemain,  nous  avons  arrangé  nos  plantes,  et  reconnu  qu'il  serait  bientôt 
temps,  sous  ce  rapport  comme  sous  beaucoup  d'autres,  d'arriver  à  Constantinople; 
les  malles  de  botanique  sont  pleines,  et  même  elles  commencent  à  déborder  dans 
les  sacoches.  Tout  se  trouve  fort  heureusement  en  bon  état. 

Je  n'ai  pas  voulu  quitter  Brousse  avant  de  revoir,  pour  mon  compte  particulier, 
les  plus  belles  mosquées;  j'ai  trouvé  celle  de  Bajazet  et  la  grande  mosquée  du 
centre  de  la  ville,  l'Uloudjami  (celle  qui  contient  une  fontaine),  plus  belles  que  la 
première  fois.  Accroupi  à  la  turque  au  pied  d'un  des  piliers  de  l'Uloudjami,  je  suis 
resté  pendant  un  assez  long  temps  en  contemplation,  tandis  qu'à  mes  côtés  de  bons 
musulmans  se  livraient,  sans  paraître  me  remarquer,  à  leurs  actes  de  dévotion,  les 
uns  faisant  leurs  ablutions  à  la  fontaine,  les  autres  se  prosternant  en  récitant  leurs 
prières,  d'autres  lisant  le  Coran  dans  les  manuscrits  déposés  à  l'usage  du  public 
des  deux  côtés  de  la  Kibla,  ou  sanctuaire  tourné  vers  la  Mecque.  J'ai  éprouvé  là 
quelque  chose  du  sentiment  que  tu  me  dépeignais  à  propos  de  Saint-Pierre  de 
Rome  (soit  dit  sauf  respect)  :  j'ai  goùlé  ce  bien-être  qu'on  ressent  dans  un  beau 
climat,  en  présence  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  et  sous  l'impression  des  idées  reli- 
gieuses. 

■  Nicée. 

Notre  première  couchée  après  avoir  quitté  Brousse  fut  Tchakardleu,  à  une  lieue 
en  avant  de  la  ville  de  Jeni-Cheher,  dans  une  grande  ferme  appartenant  à  un  an- 
cien capilan-pacha,  au  milieu  d'une  riche  plaine.  Notre  roule  n'avait  offert  de  re- 
marquable que  la  rencontre  de  grands  troupeaux  de  moutons  conduits  par  des  ber- 


146  LETTRES    d'orient. 

gers  bulgares  au  costume  slave.  Quel  mélange  de  peuples  dans  cette  Turquie! 
chacun  conserve  son  costume,  son  langage,  sa  religion  à  part. 

Jeni-Cheher  n'avait  rien  qui  pût  nous  attirer;  nous  l'avons  laissé  de  côté,  en 
nous  dirigeant  par  un  chemin  raccourci  vers  les  montagnes  qui  séparent  cette  plaine 
du  lac  de  Nicée;  elles  forment  une  chaîne  assez  élevée,  dont  le  mont  Arganthonius 
des  anciens  est  l'extrémité.  11  s'élève  au  sud-ouest  du  lac,  au-dessus  de  Kemlik  ou 
Ghio,  port  de  la  marine  militaire  turque,  vers  lequel  se  dirigent  les  bois  de  con- 
struction de  l'Olympe.  Les  cheuiins  sont  couverts,  dans  les  diverses  directions,  de 
mauvais  chars  mal  attelés,  à  essieux  en  bois  non  graissés,  qui  crient  sur  tous  les  tons  ; 
c'est  la  seule  musique  de  la  contrée.  Un  peu  au-dessous  du  col  qui  conduit  à  Nicée, 
au  café  de  Derbent  (ou  du  défilé),  nous  avons  fait  kief.  On  y  jouit  d'une  belle  vue 
du  lac,  qui  a  environ  huit  lieues  de  long  sur  deux  de  large.  L'antique  ville  de  Nicée. 
aujourd'hui  Isnik,  est  située  à  l'extrémité  orientale.  Ses  murailles,  restaurées  à  di- 
verses reprises  par  les  empereurs  byzantins,  sont  conservées  dans  toute  leur  étendue 
avec  leurs  tours;  un  des  côtés  de  l'enceinte  est  baigné  par  l'eau  du  lac.  Il  y  avait  du 
temps  de  Strabon  quatre  portes,  dont  trois  subsistent  encore;  chacune  de  ces  portes 
avait  été  ornée,  postérieurement  à  Strabon,  sous  le  règne  de  Trajan,  d'arcs  de 
triomphe  d'un  bon  style,  et  encore  presque  intacts,  grâce  au  mauvais  goût  des  By- 
zantins, qui  ont  fait  entrer  ces  monuments  dans  le  système  de  défense  de  la  ville. 
Mais  combien  d'autres  monuments  précieux  ont  disparu  dans  ces  temps  malheu- 
reux !  A  chaque  pas,  on  retrouve  des  débris  de  l'art  enchâssés  dans  les  murailles  : 
ici  c'est  une  colonne,  là  un  bas-relief  ou  une  inscription.  A  la  sortie,  du  côté  de 
Constantinople,  en  avant  de  l'arc  de  Trajan,  la  première  enceinte  est  fermée  par 
une  porte  dont  les  deux  montants  et  le  seuil  sont  des  colonnes  mutilées. 

Pline  le  jeune,  ami  et  panégyriste  de  Trajan,  fut  préteur  de  Bithynie.  Il  parle 
de  Nicée  dans  ses  lettres  ;  il  y  fait  mention  aussi  d'un  projet  de  communication  d'un 
lac  avec  la  mer.  M.  Texier  avait  pensé  qu'il  s'agissait  du  lac  de  Nicée;  mais  je  me 
range  à  l'avis  de  M.  de  Hammer,  qui  applique,  ce  me  semble,  avec  raison,  le  texte 
de  Pline  au  lac  de  Sabandja  et  au  golfe  de  Nicomédie.  M.  Texier  n'est  pas  éloigné 
de  revenir  à  cet  avis;  nous  avons  longuement  discuté  la  question  sur  les  lieux.  La 
réunion  du  lac  de  Sabandja  au  golfe  de  Nicomédie  fournirait  une  communication 
de  la  mer  Méditerranée  à  la  mer  Noire  par  l'intermédiaire  du  Sangarius,  et  pour- 
rait avoir  une  assez  grande  importance  commerciale  et  politique  ;  les  Turcs,  dans 
les  beaux  temps  de  leur  empire,  avaient  repris  ce  projet. 

Nicée,  fondée  par  Anligone,  lieutenant  d'Alexandre,  qui  lui  donna  le  nom  de  sa 
fille,  a  été  pendant  plusieurs  siècles  l'un  des  boulevards  de  l'empire  grec  contre 
l'invasion  des  musulmans.  Tombée  enfin  entre  leurs  mains,  elle  fut  assiégée  sans 
succès  en  1090  par  les  croisés,  et  reprise  par  eux  l'année  suivante  (ils  avaient  pour 
chefs  Godefroy  de  Bouillon  et  Tancrède)  ;  sièges  fameux  qu'il  faut  lire  dans  Y  His- 
toire des  Croisades.  Ce  livre  aura  bien  de  l'intérêt  pour  moi,  lorsque  après  l'Asie 
Mineure  j'aurai  vu  la  Syrie  et  Jérusalem;  car  c'est  là  le  théâtre  complet  de  ces  ex- 
péditions mémorables,  que  notre  siècle  d'indifférence  en  matière  de  foi  a  de  la  peine 
à  comprendre.  Nicée  tomba  définitivement  au  pouvoir  des  Turcs  en  1530.  Elle  est 
encore  chère  aux  catholiques  à  un  autre  titre  :  c'est  là  que  s'est  tenu,  le  25  juil 
let  325,  sous  la  présidence  de  l'empereur  Constantin,  au  jour  anniversaire  de  la 
vingtième  année  de  son  règne,  le  concile  d'où  date  le  symbole  de  l'Église  romaine. 
Là  fut  condamnée  par  trois  cents  évêques  ou  saints  docteurs,  contre  dix-huit,  l'hé- 
résie d'Arius.  On  n'est  pas  d'accord  sur  l'emplacement  de  l'église  où  s'est  tenu  le 


LETTHES    d'orient,  147 

concile  :  l'enceinlc  délabrée  que  M.  de  Hammer  signale  comme  un  reste  de  celle 
église  me  parait  bien  exiguë.  Quant  à  l'église  grecque  actuelle  d'Isnik,  elle  est  en- 
core plus  polile.  (-et  édifice  est  du  temps  d'un  autre  Constantin  appelé  Porphyro- 
génète.  Ou  remarque,  sous  le  portique,  des  ligures  de  Vierge  et  de  saints  en  mo- 
saïque d'une  belle  conservation  ;  Saint-Marc  de  Venise  et  la  cathédrale  de  Pise  ne 
possèdent  rien  de  mieux. 

Le  lac  de  Nicée  peut  rivaliser  avec  ceux  de  la  Suisse  occidentale,  de  Neufchàtel 
et  de  Bienne,  à  plusieurs  égards;  mais  qui  me  donnera  ces  villes  charmantes,  ces 
nombreux  villages,  cette  belle  culture  de  la  Suisse,  ces  bateaux  à  vapeur?  Ici  à  peine 
y  a-t-il  une  mauvaise  barque  de  pêcheur;  nous  n'avons  point  osé  nous  y  aventurer. 
Le  poisson  du  lac  de  Nicée  est  très-bon  :  j'avais  trouvé  à  en  acheter  dans  une  course 
sur  les  bords;  mon  plat  fut  très-bien  accueilli  par  la  troupe  des  voyageurs,  peu  ac- 
coutumée depuis  longtemps  à  un  pareil  régal. 

Il  était  temps,  pour  le  repos  d'un  ou  deux  de  nos  jeunes  gens,  que  nous  quittas- 
sions Nicée;  notre  hôte  avait  une  fille  charmante  de  seize  à  dix-sept  ans;  nous  n'a- 
vions pas  vu  en  Turquie  de  plus  jolie  Grecque  :  elle  était  accomplie.  Le  père  et  la 
mère  semblaient  parfaitement  comprendre  le  mérite  d'un  pareil  trésor,  et  le  sur- 
veillaient de  très  près,  de  sorte  que  tout  s'est  réduit,  de  la  part  de  nos  amoureux, 
à  des  soupirs,  et  ils  n'ont  gagné  à  leur  manège  que  des  plaisanteries  que  nous  ne 
leur  avons  pas  épargnées. 

Nicomédle. 

Nous  nous  sommes  dirigés  sur  Nicomédie  par  une  route  de  montagne  plus  courte 
que  celle  de  Sabandja,  que  M.  Texier  avait  suivie  dans  un  autre  voyage.  On  passe,  a 
peu  de  distance  de  Nicée,  auprès  d'un  obélisque  tumulaire  antique.  Nous  nous 
sommes  ensuite  élevés  dans  les  montagnes,  et,  après  beaucoup  de  détours,  nous 
avons  atteint  une  corniche  d'où  l'on  découvre  à  la  fois,  au  delà  du  lac  de  Nicée, 
toute  la  chaîne  de  l'Olympe,  le  golfe  de  Nicomédie,  et  Constantinople  dans  le  loin- 
tain; le  sommet  de  l'Olympe,  qui  nous  avait  tenu  rigueur  jusqu'alors,  était  ce  jour-  . 
là  parfaitement  découvert.  Notre  joie,  en  apercevant  le  terme  de  notre  tournée,  le 
lieu  où  nous  attendaient  nos  lettres  de  France,  fut  grande,  comme  tu  peux  l'ima- 
giner. Tout  le  reste  de  la  journée,  nous  marchâmes  dans  les  bois  ;  j'y  trouvai  plu- 
sieurs arbustes  rares,  entre  autres  un  rhododendron.  Notre  dernier  kief  eut  lieu 
sous  de  beaux  ombrages;  les  oignons  crus  et  les  œufs  durs  y  tinrent  encore  leur 
l>Iace.  Nous  couchâmes  au  café  de  Kasikli,  sur  le  bord  du  golfe. 

Nous  n'étions  plus  qu'à  une  heure  et  demie  de  Nicomédie  (Ismid)  par  mer  ;  nous 
en  mîmes  six  à  y  arriver  avec  nos  chevaux  en  longeant  le  golfe  et  ses  marais.  A  un 
quart  de  lieue  de  la  ville  s'élève  un  poteau  bariolé  de  diverses  couleurs  et  servant 
à  indiquer  la  distance  à  la  manière  des  pays  du  nord  de  l'Europe;  l'établissement 
de  ces  poteaux  est  sans  doute  une  des  mesures  de  la  réforme;  que  n'a-t-elle  com- 
mencé par  les  routes  elles-mêmes?  Nicomédie  est  bâtie  en  amphithéâtre  sur  le  côté 
nord  du  golfe,  j'allais  dire  du  lac,  car,  en  vérité,  la  mer  y  est  si  calme,  les  promon- 
toires de  l'ouest  sont  si  rapprochés,  qu'on  dirait  un  lac.  Ne  devant  rester  que  jus- 
qu'au soir  dans  cette  ville  qui  n'offre  rien  de  particulièrement  intéressant,  nous  al- 
lâmes nous  établir  dans  un  grand  café  du  quartier  de  la  marine.  La  vue  était 
très-agréable,  mais  le  séjour  ne  l'était  guère  :  autant  aurait  valu  camper  sur  la 
place  publique,  nous  n'aurions  pas  eu  plus  de  bruit  et  d'importuns.  Nous  y  dînâmes 


148  LETTUES    d'orient, 

avec  du  Iccbab,  plat  Uirc  qui  consiste  en  une  grande  quantité  de  petits  morceaux  de 
viande  rôtis  sur  des  brochettes  et  posés  ensuite  sur  des  tranches  de  pain  mollet  im- 
prégnées de  graisse.  Nous  passâmes  le  reste  de  l'après-midi  à  fumer  en  réglant  nos 
comptes  avec  nos  muletiers,  et  à  boire  des  sorbets.  Je  me  séparai  de  mon  petit 
cheval  Vondouk  clorou,  en  lui  faisant  une  caresse;  le  pauvre  animal  m'avait,  sauf 
une  chute  à  Scala-Nova,  bien  et  fidèlement  servi  ;  accoutumé  à  ma  manière  de 
voyager,  il  savait  s'arrêter  et  se  tenir  tranquille  quand  j'avais  une  plante  à  ra- 
masser. 

A  six  heures  du  soir,  nous  avions  déjà  retenu,  pour  nous  rendre  par  mer  à 
Constantinople,  une  sarcolève  ou  grande  barque,  et  nous  étions  prêts  au  départ; 
le  vent  de  terre  s'était  levé,  et  nous  avions  hâte  de  mettre  à  la  voile;  mais  nous 
ne  pûmes  partir  qu'une  heure  et  demie  plus  tard.  Notre  navire  portait,  pour  le 
compte  du  gouvernement,  des  fez,  ou  coiffures  militaires,  du  bois,  et  je  ne  sais 
combien  d'autres  choses  entassées  pêle-mêle.  Nous  eûmes  toutes  les  peines  du 
monde  à  nous  caser  avec  nos  effets;  nous  ne  pûmes,  faute  de  place,  étendre  nos 
lils;  il  fallut  coucher,  comme  on  put,  sur  la  dure.  La  brise,  quoique  faible,  était 
favorable,  la  nuit  magnifique,  et  nous  étions  d'ailleurs  soutenus  par  l'espoir  de 
coucher  prochainement  dans  de  bons  lils.  Nous  n'avions  jamais  été  plus  gais  ;  nos 
jeunes  gens  et  les  matelots  firent  assaut  de  musique  :  l'orchestre  des  matelots  se 
composait  de  tambours  et  d'une  sorte  de  hautbois;  nos  jeunes  gens  les  accompa- 
gnaient avec  les  couvercles  de  nos  marmites  en  guise  de  cymbales. 

Conslanlinople. 

Dans  la  matinée,  nous  atteignîmes  la  hauteur  des  îles  des  Princes;  vers  trois 
heures,  nous  doublions  la  pointe  de  Scutari,  et  nous  nous  trouvions  en  face  de  celle 
du  Sérail. 

Te  l'avouerai-je?  l'aspect  de  Constantinople  n'a  pas,  dans  le  premier  moment, 
produit  sur  moi  l'impression  à  laquelle  je  m'attendais,  et  il  m'a  paru  inférieur  à 
celui  de  Naples.  Je  suis  revenu  peu  à  peu  de  ce  premier  jugement,  et  à  mesure 
que  je  parcours  les  villes  dont  se  compose  cette  grande  capitale,  son  port  et  le 
Bosphore,  je  rends  plus  de  justice  à  Constantinople,  et  je  me  range  à  l'avis  à  peu 
près  unanime  des  voyageurs.  En  effet,  il  est  difficile  d'imaginer  une  situation  plus 
magnifique  :  elle  est  unique  dans  le  monde  piir  ses  rapports  avec  trois  mers. 
L'Europe  et  l'Asie  s'y  donnent  la  main.  On  comprend  ici  comment  de  pareils  avan- 
tages ont  été  dans  tous  les  siècles  le  point  de  mire  de  tous  les  peuples,  et  l'em- 
barras que  la  politique  actuelle  éprouve  en  présence  de  l'ouverture  d'un  pareil 
héritage.  Le  moment  où  nous  sommes  arrivés  à  Constantinople  est  sans  contredit 
le  plus  intéressant,  le  plus  solennel,  que  la  complication  des  événements  antérieurs 
pût  amener.  Mahmoud,  après  de  vains  efforts  pour  régénérer  et  relever  son  em- 
pire, vient  de  mourir;  son  armée  est  détruite,  sa  flotte  est  livrée  à  son  ennemi- 
Le  nouveau  sultan  est  un  jeune  homme  de  dix-sept  ans,  sans  moyens  et  sans  in- 
struction. La  révolte  éclate  dans  plusieurs  provinces;  toutes  les  ressources  sont 
épuisées.  Que  va-t-il  arriver?  Méhémet-Ali  se  contentera-t-il  de  l'Egypte  et  de  la 
Syrie,  ou  bien  poursuivra-t-il  ses  avantages?  On  dit  qu'il  s'est  déjà  montré  disposé 
à  la  paix,  en  se  soumettant  même  à  la  suzeraineté  nominale  du  sultan.  Pendant  ce 
temps,  la  flotte  française  est  aux  Dardanelles,  ainsi  que  le  prince  de  Joinville,  im- 
patient de  venir  ici,  au  moins  en  visite,  avec  sa  frégate.  La  flotte  anglaise  ne  peut 


LETTRES    D'0niE?iT.  1  Î9 

manquer  de  se  rapprocher  bienlôl  aussi.  Tout  semblait  annoncer,  il  y  a  quelques 
jours,  que  la  dernière  heure  de  l'empire  ottoman  avait  sonné,  et  que  le  partage 
allait  commencer;  mais  son  agonie  peut  encore  être  assez  longue.  On  parle  déjà 
de  conférences  qui  s'ouvriraient  à  Vienne  entre  les  grandes  puissances  :  puisse  la 
France  y  tenir  dignement  sa  place!  Depuis  quelques  jours,  j'entends  beaucoup  rai- 
sonner sur  cette  grande  question  d'Orient,  et  je  me  suis  fait  aussi  mon  rcve  :  je 
m'y  suis  rencontré,  m'a-t-on  dit,  avec  lord  Ponsonby,  ce  qui  est,  sans  doute,  fort 
honorable  pour  moi.  Je  le  le  résume  dès  à  présent  en  dt-ux  mots  :  consécration  du 
principe  de  la  libre  navigation  de  la  mer  Noire  et  destruction  complète  de  tous  les 
ouvrages  de  défense  et  de  fortification  du  Bosphore  et  des  Dardanelles,  le  tout 
sous  l'autorité  des  grandes  puissances,  agissant  de  concert  dans  un  haut  intérêt 
de  civilisation  et  de  paix  générale. 

Comme  les  autres  diplomates,  notre  ambassadeur,  M.  l'amiral  Rou.ssin  n'habite 
plus  Constanlinople  depuis  l'incendie  de  Péra,  qui  a  eu  lieu  il  y  a  sept  ans,  et  qui 
a  détruit  tous  les  palais;  il  est  établi  à  Thérapia,  village  sur  le  Bosphore,  à  quatre 
lieues  d'ici.  C'est  presque  un  voyage,  mais  le  plus  beau  possible  :  le  Bosphore  est 
comme  un  grand  fleuve,  ou  plutôt  une  suite  de  lacs,  bordée  de  belles  habitations, 
de  villages  pittoresques,  de  châteaux  forts  ;  une  succession  de  tableaux  les  plus 
variés,  les  plus  riches.  Le  seul  reproche  que  je  ferais  aux  rives  du  Bosphore,  c'est 
que  les  sommités  ne  sont  pas  partout  assez  couvertes  de  bois.  C'est  par  cette 
route  que  nous  sommes  allés  à  Thérapia  avant- hier,  dans  un  bon  caïk  à  quatre 
rameurs.  L'ambassadeur  et  M""=  Roussin  n'étant  pas  encore  de  retour  d'une  course 
qu'ils  avaient  faite  à  Conslantinople,  nous  avons  employé  le  reste  de  la  journée  à 
remonter  jusqu'à  l'entrée  du  Bosphore  du  côté  de  la  mer  Noire.  Nous  avions  à  la 
main  un  ouvrage  de  M.  de  Hammer,  spécialement  consacré  à  Conslantinople  et  à 
ses  environs,  livre  savant  et  exact  comme  celui  qu'il  a  consacré  à  la  Bithynie. 
Tout  y  est  décrit  minutieusement  ;  tous  les  souvenirs  historiques,  depuis  le  voyage 
des  Argonautes  jusqu'à  nos  jours,  y  sont  rassemblés, 

A  l'entrée  de  la  mer  Noire,  près  du  phare  de  la  côte  d'Europe,  sont  les  îles  Cya- 
nées,  roches  volcaniques,  visitées  par  Jason  ;  nous  avons  été  y  reconnaître,  non  sans 
quelque  danger  dans  notre  marche  sur  ces  rochers  escarpés,  un  autel  antique 
élevé  en  l'honneur  des  divinités  protectrices  du  navigateur.  De  là,  nous  avons  vu 
s'étendre  devant  nous  la  nappe  de  la  mer  Noire.  Un  bateau  à  vapeur  venait,  en  ce 
moment,  de  remorquer  de  l'entrée  du  Bosphore  plusieurs  navires,  et,  livrés  désor- 
mais à  eux-mêmes,  ils  déployaient  leurs  voiles,  les  uns  dans  la  direction  d'Odessa, 
d'autres  dans  celle  de  Trébisonde  ou  de  la  Colchide  des  Argonautes.  On  atteint 
Trébisonde  en  trois  jours  par  bateau  à  vapeur;  le  jour  de  notre  arrivée  à  Conslan- 
tinople, nous  en  avions  vu  un  qui  chauffait  pour  cette  destination  lointaine;  il  était 
encombré  de  voyageurs.  N'est-ce  pas  admirable?  Dans  quel  temps  nous  vivons!  La 
vapeur  a  fait  une  véritable  révolution  dans  le  monde.  Nous  sommes  revenus  à  Thé- 
rapia par  la  rive  gauche  du  Bosphore,  non  sans  nous  être  arrêtés  auprès  du  château 
bâti  par  les  Génois  sur  les  ruines  d'un  ancien  temple  des  douze  grandes  divinités, 
mais  plus  particulièrement  consacré  par  les  anciens  à  Jupiter-Urios  (qui  donne  les 
vents  favorables).  C'est  là  que  l'on  venait  sacrifier  avant  de  s'engager  dans  la  navi- 
gation périlleuse  du  Pont-Euxin. 

En  face  de  Bujukdéré,  résidence  de  l'ambassadeur  russe,  sur  la  rive  d'Unkiar- 
Skelessi,  s'élève  une  pierre  monumentale  eu  mémoire  du  traité  fameux  de  ce  nom, 
fait  en  1835,  et  du  secours  que  les  Russes  apportèrent  alors  au  sultan,  menacé 
TO>!E  I.  10 


180  LETxnEs  d'orient. 

jusque  dans  sa  capitalo  par  Ibrahim,  fils  de  Méhémel-Ali.  Nous  avons  contomplo 
avec  tristesse  ce  monument,  qui  témoigne  à  chaque  instant  de  l'humiliation  pro- 
fonde de  cet  empire,  autrefois  si  puissant,  et  de  la  facilité  avec  laquelle  les  Russes 
pourraient  saisir  la  belle  proie  qu'ils  convoitent  depuis  si  longtemps.  Tout  semble 
les  y  appeler,  jusqu'aux  éléments.  En  elfet,  pendant  dix  mois  de  l'année  à  peu  près, 
les  vents  du  nord  souillent  sur  l'entrée  du  Bosphore,  et  les  courants  qui  existent 
dans  le  Bosphore  lui-même  sont  un  secours  de  plus.  Quand  on  songe  qu'à  Sébas 
topol  la  Russie  a  toujours  une  armée  et  une  flotte  toutes  prèles,  il  est  évident 
qu'elle  a  Constantinople  dans  ses  mains.  Ce  qui  fait  qu'elle  ne  l'a  pas  prise  encore, 
c'est  qu'elle  n'a  pas  encore  trouvé  qu'elle  pfit  la  garder. 

Le  palais  de  France  à  Thérapia  a  appartenu  autrefois  à  un  prince  Ipsilanti,  qui 
a  été  mis  à  mort  par  ordre  du  sultan  ;  ses  biens  furent  confisqués,  et  le  palais  de 
Thérapia  fut  donné  en  cadeau  h  la  France,  au  temps  de  l'ambassade  du  général 
Sébastiani.  C'est  une  grande  maison  de  bois  comme  toutes  celles  de  ce  pays;  elle 
est  située  sur  le  quai  même  du  Bosphore.  La  salle  à  manger  et  les  salons  dominent 
la  mer  comme  une  dunette  de  vaisseau  :  demeure  convenable  pour  un  ambassadeur 
amiral.  L'habitation  est  vaste,  bien  tenue,  mais  assez  mesquinement  meublée  par 
le  ministère  des  affaires  étrangères  :  on  me  Fa  fait  remarquer  en  ma  qualité  de 
député.  C'est  un  beau  séjour  pendant  l'été  ;  un  grand  parc  avec  des  arbres  touffus 
et  une  terrasse  sur  le  Bosphore  en  dépendent;  mais  l'hiver  y  est  rude,  à  cause  des 
vents  du  nord,  qui  s'engouffrent  dans  le  Bosphore.  L'ambassadeur  attendra  encore 
assez  longtemps  que  son  nouveau  palais  de  Péra  soit  construit;  on  y  travaille,  et, 
chose  singulière,  on  fait  venir  les  pierres  de  Malte.  On  a  promis  de  me  prouver 
comme  quoi  cela  ne  coûtera  pas  plus  cher  que  si  l'on  employait  des  pierres  du 
pays.  Je  tiens,  comme  défenseur  des  intérêts  des  contribuables,  à  obtenir  cette  dé- 
monstration. La  réception  de  l'amiral  Roussin  a  été  fort  bonne;  c'est  un  homme 
d'un  abord  grave,  qui  paraît  franc  et  loyal. 

Il  était  près  de  dix  heures  quand  nous  avons  pris  congé  de  l'ambassadeur  pour 
retourner  à  Péra.  Notre  caïk  nous  y  a  ramenés  en  deux  heures  par  le  clair  de  lune. 
Il  faut  en  convenir,  le  Bosphore,  à  pareille  heure,  n'a  rien  à  envier  au  grand  canal 
de  Venise,  et  pourtant  les  proportions  plus  resserrées  de  Venise  me  plaisent  da- 
vantage. A  minuit,  les  portes  de  Galata  étaient  fermées,  et  il  n'y  eut  pas  moyen  de 
fléchir  les  gardes,  même  au  moyen  du  hakschia,  le  pour-hoire  des  Turcs  :  il  nous 
fallut  revenir  débarquer  à  Tophana.  Il  est  défondu  aux  Turcs  et  aux  Grecs  de  cir- 
culer dans  les  rues  passé  une  certaine  heure  :  aussi  l'un  de  nos  bateliers,  qui  nous 
guidait,  avait  il  grand'peur  d'être  ramassé  par  la  garde,  avec  laquelle,  en  effet, 
nous  eûmes  une  petite  explication  ;  mais,  dès  que  nous  eûmes  prononcé  le  mot  ma- 
gique (.Vambassadc  de  France,  nous  fûmes  autorisés  à  continuer  notre  marche,  sans 
autre  empêchement  que  celui  des  bandes  de  chiens  errants  dans  les  rues  de  la 
ville;  il  fallait  les  écarter  avec  grand  soin  à  coups  de  bâton.  Ces  animaux,  si  nom- 
breux à  Constantinople,  sont  assez  dangereux  pendant  la  nuit  pour  les  piétons  isolés. 

Un  autre  jour,  nous  sommes  allés  voir  les  derviches  hurleurs  :  ils  se  livrent  à 
leurs  pratiques  dans  une  petite  mosquée  à  Tatabla,  au  quartier  de  San-Dimitri.  On 
ne  saurait  se  faire  une  idée  des  contorsions  de  ces  fanatiques.  Leurs  chants,  qui 
sont  des  espèces  de  litanies  entremêlées  d'oraisons,  se  terminent  par  un  exercice 
violent.  On  les  voit  exécuter  alors  des  mouvements  cadencés  de  plus  en  plus  ra- 
pides. Pendant  ce  temps,  ils  poussent  les  cris  qui  leur  ont  mérite  ajuste  titre  leur 
nom  de  hurleurs.  A  force  de  se  livrer  à  cet  exercice,  ils  sont  saisis  d'une  exaltation 


LETTRES    D'OniEIST.  1  ij  1 

presque  frénétique,  el  tombent  enDn  épuisés.  Nous  avons  vu  plusieurs  des  dévots 
tiui  s'adjoignent  aux  derviclies  éprouver  de  vérilal)les  convulsions  épileptiques  ; 
rien  de  plus  hideux.  Nous  sommes  sortis  nous-mêmes  assez  fatigués  de  ce  spec- 
tacle. Les  Turcs  y  assistent  avec  componction;  les  femmes  même  s'y  rendent  dans 
une  tribune  grillée,  ([ui  leur  est  réservée. 

Pour  nous  rafraîchir  les  yeux  cl  l'imagination,  en  sortant  de  la  mosquée  des 
derviches  hurleurs,  nous  sommes  montés  à  la  tour  de  Galata  :  elle  s'élève  sur  la 
colline  de  ce  quartier  et  domine  la  majeure  partie  de  la  ville,  tout  le  port,  la  pointe 
du  Sérail.  Au  haut  de  la  tour  est  une  rotonde  percée  de  quinze  à  vingt  croisées, 
dont  chacune  est  un  tableau.  Celle  qui  s'ouvre  sur  la  pointe  du  Sérail  m'attirait 
toujours  de  préférence.  C'est  qu'en  effet  ce  promontoire  couvert  d'édifices  d'une 
construction  si  originale,  entremêlés  de  grands  arbres,  est  l'un  des  plus  beaux  sites 
de  ce  pays. 

Un  autre  ordre  de  derviches,  les  tourneurs,  ont  leur  couvent  à  Péra,  à  deux  pas 
de  chez  nous.  Leurs  exercices  sont  très-suivis,  et  n'ont  rien  du  caractère  dégoiitant 
de  ceux  des  hurleurs.  Au  centre  d'une  jolie  mosquée  très-propre  est  un  parquet. 
Une  quinzaine  de  derviches,  à  grand  bonnet  gris  en  forme  de  gâteau  de  Savoie,  à 
robe  flottante,  y  exécutent,  sous  la  conduite  d'un  chef,  diverses  cérémonies,  et  prin- 
cipalement cette  espèce  de  valse  qui  les  a  fait  nommer  tourneurs.  Ils  tournent  en 
eflet  au. son  de  la  flûte  et  du  tambourin  comme  de  véritables  toupies  d'Allemagne, 
les  bras  étendus  et  leurs  robes  enflées  en  cloche  par  le  vent,  pendant  des  demi- 
heures  entières,  avec  une  régularité  inconcevable,  sans  jamais  se  heurter,  ni  même 
se  toucher  dans  le  cercle  assez  étroit  qui  circonscrit  leurs  exercices.  Pendant  ce 
temps,  l'un  d'eux,  qui  paraît  chargé  d'une  fonction  particulière,  circule  parmi  eux 
d'un  pas  lent,  et  aucun  des  tourneurs  ne  l'atteint  même  du  bout  du  doigt;  leur  ha- 
bitude de  cet  exercice  est  telle  que,  lorsqu'ils  s'arrêtent  à  un  signal  donné,  ils  ne 
chancellent  point,  et  ne  paraissent  pas  éprouver  le  moindre  vertige.  On  remarque 
seulement  qu'ils  sont,  en  tournant,  livrés  à  une  sorte  d'extase  qui  est  sans  doute 
le  but  de  cet  exercice.  Tout  cela  se  fait  gravement  ;  c'est  bizarre  au  dernier  degré, 
mais  point  ridicule.  Les  derviches  tourneurs  jouissent  d'une  grande  considération  ; 
à  diverses  époques,  le  gouvernement  a  même  redouté  leur  influence.  A  la  sortie  de 
la  mosquée,  le  chef  est  accueilli  par  des  démonstrations  de  respect,  et  les  faction- 
naires lui  portent  les  armes. 

En  sortant  de  la  mosquée  des  derviches  tourneurs,  nous  sommes  allés  en  caïk  à 
la  promenade  des  Eaux-Douces,  au  fond  du  port,  en  longeant  l'arsenal  maritime. 
Nous  avions  choisi  ce  jour,  qui  était  un  vendredi  (le  dimanche  du  pays),  parce  que 
c'est  celui  où  les  Turcs  font  leurs  parties  de  campagne  de  ce  côté.  Il  n'y  avait  pas 
une  grande  aUluence  ;  mais  nous  avons  pu  juger  cependant  de  ce  que  doit  être  ce 
lieu  de  réunion  dans  les  grandes  fêtes.  Une  petite  rivière,  qui  se  jette  dans  le  port, 
parcourt  le  vallon  des  Eaux-Douces,  qui  n'a  d'ailleurs  rien  de  pittoresque.  Quelques 
grands  arbres  çà  et  là  et  des  prairies  en  font  tout  le  charme.  Des  familles  entières 
viennent  s'y  établir  pour  y  prendre  leur  collation,  les  femmes  d'un  côté  avec  les 
enfants,  les  hommes  de  l'autre;  on  y  arrive  en  caïk,  à  cheval,  et  surtout  en  ar- 
rabas;  c'est  la  voiture  du  pays,  mauvais  berlingot  à  jour,  sur  quatre  roues,  grossiè- 
rement peint  ou  doré,  recouvert  d'une  étoffe  généralement  rouge,  et  traîné  le  plus 
souvent  par  deux  bœufs  au  pelage  gris.  Ces  animaux  ont  la  queue  retroussée  et  rat- 
tachée à  un  cerceau  orné  de  glands  de  laine  de  diverses  couleurs  Déjà  nous  avions 
vu  quelques  arrabas  à  Brousse. 


1  ;i2  LETTRES    d'ORIENT. 

En  revenant  des  Eaux-Douces,  nous  avons  abordé  au  quarlier  d'Eyoub,  pour 
voir  la  mosquée  de  ce  nom  et  la  fondation  de  la  sultane  Validé,  mère  du  sultan 
Sélim.  Cette  fondation  se  compose  de  magnifiques  tombeaux,  d'une  belle  fontaine 
et  d'un  minaret  ou  établissement  pieux  pour  les  pauvres;  on  leur  y  distribue  des 
vivres  à  certains  jours  marqués.  ,Ces  monuments  sont  des  plus  gracieux  qui  puissent 
se  voir;  le  marbre  et  les  dorures  en  décorent  les  parties  principales;  on  les  trouve 
gravés  dans  tous  les  ouvrages  sur  (lonstantinople.  Nous  n'avons  pu,  faute  de  firman. 
voir  de  la  mosqnée  d'Eyoub  que  la  cour  et  le  péristyle;  il  ne  règne  pas  ici  la  même 
tolérance  qu'à  Brousse.  Cependant  nous  avons  été  admis  sans  beaucoup  de  difficulté 
dans  une  autre  mosquée  du  voisinage,  toute  bariolée  de  rouge  et  de  blanc,  et  qui  a 
cela  de  particulier,  qu'elle  est  entourée  de  tous  côtés,  à  l'intérieur,  de  tribunes.  De 
là  nous  avons  erré  dans  la  ville,  et  nous  avons  atteint  par  hasard  la  porte  d'Ândri- 
nople,  l'une  des  plus  fréquentées;  d'un  café  voisin,  nous  avons  passé  en  revue  les 
arrabas  qui  revenaient  de  la  campagne.  De  ce  point  aussi,  on  aperçoit  une  assez 
grande  portion  des  vieux  murs  byzantins.  Dans  le  quartier  juif,  nous  venions  de 
voir  les  restes  d'un  palais  du  même  temps.  Enfin,  nous  avons  regagné  le  pont  de 
bateaux  en  face  de  Galata. 

Nous  venons  de  faire  une  partie  charmante  chez  M.  AUéon,  banquier  français 
très-considéré,  et  qui  est  à  la  tète  de  la  meilleure  des  maisons  de  commerce  de 
Constanlinople.  Après  être  i)assé  à  Buyukdéré,  où  est  son  habitation  principale, 
nous  nous  sommes  rendus  à  celle  plus  modeste  qu'il  possède  au  milieu  de  la  forêt 
de  Belgrade,  à  deux  ou  trois  lieues  du  Bosphore.  Il  nous  y  avait  fait  préparer  une 
collation.  Un  convive  aimable  s'était  joint  à  la  troupe,  M.  Billecoq,  premier  secrétaire 
de  l'ambassade,  et  qui  vient  d'être  nommé  consul-général  à  Bucharest.  Chemin 
faisant,  nous  avons  visité  le  système  fort  remarquable  de  réservoirs  et  d'aqueducs 
établi  dans  cette  forêt  pour  l'entretien  des  fontaines  de  Constantinople.  M.  Anselme, 
capitaine  d'état-major,  aide-de-canip  de  l'ambassadeur,  avait  bien  voulu  nous 
servir  de  guide,  et  s'en  est  acquitté  on  ne  peut  mieux.  La  forêt  de  Belgrade  est 
assise  sur  un  des  derniers  rameaux  des  Balkans  (l'Hœmus)  ;  les  empereurs  byzantins 
y  avaient  fait  recueillir  les  eaux  des  principaux  ruisseaux  du  voisinage;  il  y  existe 
encore  plusieurs  aqueducs  d'Andronic,  de  Justinien,  très-bien  conservés,  et  qui 
servent  encore  aujourd'hui.  Les  sultans  ont  également  construit  des  aquedu(!s,  et 
ils  ont  surtout  augmenté  le  nombre  des  réservoirs;  ce  sont  des  étangs  soutenus 
par  de  fortes  chaussées  en  maçonnerie,  comme  ceux  de  la  montagne  Noire  qui 
alimentent  le  bief  de  partage  de  notre  canal  du  Midi.  Les  réservoirs  appelés  bctids 
sont  de  fort  beaux  ouvrages  en  pierre  de  taille  et  même  en  marbre;  plusieurs 
d'entre  eux  sont  situés  dans  les  parties  les  plus  épaisses  de  la  forêt,  et  offrent  des 
points  de  vue  charmants;  le  dernier  construit  est  dû  au  sultan  Mahmoud;  il  l'a 
inauguré  dix  ou  douze  jours  avant  sa  mort.  M.  Anselme  nous  a  fait,  sur  les  lieux 
mêmes,  la  description  de  la  fête  magnifique  donnée  à  cette  occasion,  aux  frais  du 
ministre  des  finances,  au  sultan  suivi  de  tous  les  grands  de  l'empire;  la  circonstance 
la  plus  bizarre  de  cette  fêle  a  été  l'immolation  de  sept  béliers  en  présence  du 
scheik-islam  ou  chef  de  la  religion.  Le  sultan  assistait  à  la  cérémonie,  assis  dans  un 
kiosque  élégant,  bcàti  à  l'extrémité  de  la  chaussée  du  bcnd.  Nous  y  sommes  entrés 
un  instant  pour  nous  rafraîchir.  Mahmoud  était  déjà  très-affaibli  lorsqu'il  assista  à 
cette  fête;  mais  il  cachait  son  mal.  Il  a  fait  bonne  contenance  jusqu'au  bout.  Sa 
liaine  contre  Méhémel-Ali  était  son  sentiment  dominant,  et  comme  il  sentait  sa  fin 
approcher,  il  n'avait  pas  voulu  retarder  davantage  la  vengeance  qu'il  espérait  tirer 


LETTRES    l/OKIEINT.  l'ôô 

de  son  vassal.  L'avant-veille  de  sa  mort,  par  un  scrupule  «le  conscience,  il  avait 
donné  ordre  de  nicllro  en  lilicrté  toutes  les  personnes  retenues  en  prison;  le  haut 
fonctionnaire  chargé  de  cette  mission  s'imagina  cpie  les  gens  en  quarantaine  avaient 
droit  de  proliter  de  cette  mesure,  et  ils  turent  mis  en  liberté  comme  les  autres.  Ce 
Irait  peint  l'administration  turque. 

M.  Alléon  a  eu  aussi  la  bonne  idée  de  nous  faciliter  le  moyen  de  visiter  le  nouveau 
palais  du  sultan  à  Tchiragan,  dont  la  construction  s'achève  en  ce  moment.  On  ne 
peut  donner  une  idée  exacte  de  cette  singulière  construction  qu'au  moyen  du  dessin. 
Le  soubassement  et  les  colonnes  de  marbre  du  palais  sont  baignés  par  les  flots  du 
Bosphore,  et  la  masse  de  l'édifice  en  bois  peint  s'élève  en  je  ne  sais  combien  de 
corps-de-logis  surchargés  d'ornements  bizarres;  c'est  à  la  fois  un  monument  et 
une  série  de  boîtes  de  cartonnage.  La  portion  du  palais  consacrée  aux  femmes,  le 
harem,  a  particulièrement  piqué  notre  curiosité.  Autour  d'une  énorme  salle  éclairée 
par  le  haut  sont  disposés,  comme  autant  de  cellules,  les  appartements  des  femmes 
du  premier  rang.  Ils  sont  tous  pareils;  qui  voit  l'un,  voit  tous  les  autres;  ils  se 
composent  d'une  grande  chambre  dont  les  fenêtres  sont  garnies  jusqu'à  une  cer- 
taine hauteur  d'un  treillage  assez  serré,  de  deux  cabinets  de  toilette  revêtus  de 
marbre  blanc,  et  de  deux  grandes  armoires,  l'une  i)our  les  habillements,  l'autre 
pour  serrer  les  lits  pendant  le  jour.  Les  appartements,  comme  la  salle  commune 
et  tout  le  reste  du  palais,  sont  garnis  de  nattes  d'un  tissu  très-fin  et  très-doux 
pour  les  pieds.  Les  murs,  les  plafonds,  sont  peints  de  diverses  couleurs;  chaque 
pièce  oEfre  une  couleur  différente.  Partout  les  dessins,  les  dorures,  les  ornements 
abondent;  ce  sont  des  ouvriers  arméniens  que  l'on  emploie,  et  ils  se  distinguent 
par  leur  habileté.  Je  ne  cacherai  pas  qu'en  me  voyant  ainsi  transporté  dans  ce 
mystérieux  séjour,  entouré  de  toutes  les  réminiscences  orientales  les  plus  gra- 
cieuses, je  me  suis  surpris  à  envier  pour  quelques  instants  le  sort  d'un  sultan;  la 
vertu  la  plus  farouche  succomberait  à  la  vue  de  ce  paradis  de  Mahomet.  Les  bains 
des  sultanes  et  celui  du  grand-seigneur  sont  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  original 
et  de  jilus  parfait  dans  tout  le  palais.  Chacun  de  ces  réduits,  en  beau  marbre 
blanc,  se  divise  en  plusieurs  pièces  pour  le  bain,  la  toilette,  le  repos;  ils  sont  éclairés 
par  des  jours  doux  pratiqués  avec  symétrie  dans  les  caissons  des  coupoles,  formées 
elles-mêmes  d'un  stuc  transparent;  des  filets  d'un  bleu  tendre  dessinent  chacun  des 
caissons.  Nous  avons  parcouru  avec  une  égale  attention  les  autres  quartiers  du 
palais;  celui  de  la  représentation  officielle  est  magnifique.  Il  y  a  une  vaste  salle 
d'audience,  à  plafond  cintré  et  à  colonnes,  qui  den  haut  est  terminée  par  un 
hémicycle  où  le  sultan  s'assied,  et  de  l'autre  s'ouvre  par  de  grandes  portes  sur  le 
péristyle  principal  du  palais,  au  pied  duquel  abordent  les  caiks.  Cette  salle  est  d'un 
très-bon  goût;  on  y  donnerait  le  plus  beau  bal  du  monde.  Je  ne  puis  l'énumérer 
tous  les  salons  dont  se  composent  les  pavillons  du  palais;  tu  sauras  seulement  que 
l'architecture  des  Turcs  a  cela  de  particulier,  qu'elle  s'applique  à  multiplier  les 
angles,  et  par  conséquent  les  vues.  Comme  ils  passent  leur  vie  sur  des  sophas, 
c'est  leur  manière  de  se  remuer  que  de  parcourir  des  yeux  des  aspects  divers;  et 
Dieu  .sait  si  le  Bosphore  en  a  fourni  l'occasion  à  l'architecte  du  palais  de  Tchiragan' 
Aussi  le  côté  des  jardins  est-il  tout  à  fait  sacrifié  ;  les  jardins  intérieurs  ne  con- 
sistent (jue  dans  des  parterres  à  dessins  contournés  et  entourés  de  huis;  ceux  qui 
sont  au  delà  des  serres,  placées  parallèlement  au  palais  de  l'autre  côté  d'un  chemin 
public,  s'élèvent  sur  ia  montagne,  et  m'ont  paru  insignifiants.  Je  m'aperçois  que, 
lorsque  je  ne  complais  pas  te  faire  une  description  de  Tchiragan,  je  t'en  ai  donne 


1S4  LETTRES    d'orient. 

une  :  prends-la  pour  ce  qu'elle  vaut.  Le  nouveau  sultan  Labite  un  autre  palais  de 
l'autre  côté  du  Bosphore,  à  peu  près  en  face,  et  qui  n'a  rien  de  gracieux;  il  n'est 
point  décoré  de  colonnes  comme  le  nouveau;  c'est  un  assemblage  régulier  de  corps- 
de-logis  tout  d'une  venue  et  peints  en  jaune.  Les  jardins  seulement  paraissent  plus 
vastes  et  mieux  ombragés. 

A  notre  retour,  la  mer  était  assez  forte;  à  cet  inconvénient  pour  notre  léger 
caïk  se  joignait  celui  de  nous  croiser  avec  les  barques  qui,  en  très-grand  nombre, 
ramenaient  dans  leurs  maisons  de  campagne  et  dans  les  villages  du  Bosphore  les 
gens  qui  étaient  venus  passer  la  journée  à  Constantinople.  C'étaient  des  personnes 
de  toute  nation  et  de  toute  condition,  des  femmes  turques  accompagnées  de  leurs 
servantes  et  surveillées  par  l'eunuque  noir  obligé  :  il  y  a  beaucoup  de  harems  de 
grands  seigneurs  sur  le  Bosphore.  Ce  spectacle  nous  aurait  amusés  davantage  si  à 
chaque  instant  nous  n'avions  couru  risque  de  nous  choquer  aux  pointes  acérées 
des  caïks.  Une  fois  nous  avons  failli  chavirer,  ce  qui  n'aurait  été  d'aucun  danger, 
mais  n'eût  pas  laissé  d'être  déplaisant.  Les  caïks  ressemblent  beaucoup  aux  gon 
doles  de  Venise,  ils  sont  taillés  sur  le  modèle  le  plus  svelte,  l'équilibre  y  est  dé- 
rangé par  le  moindre  mouvement. 

Sl.-M...  m'a  emmené  un  de  ces  jours  à  une  autre  partie  chez  M.  ...  riche  Armé- 
nien, qui  nous  attendait  dans  sa  charmante  maison  du  Bosphore.  M.  Alléon  el 
iM.  de  Cadalvène,  directeur  de  nos  paquebots  et  bon  antiquaire,  étaient  des  nôtres. 
M.  ...  a  passé  quelques  années  de  sa  jeunesse  à  Paris,  et  parle  français  avec  faci- 
lité. Un  de  ses  neveux,  qui  revient  de  Paris,  était  aussi  présent.  Pour  la  première 
fois  j'ai  donc  pu  causer,  sans  interprète,  avec  une  personne  notable  du  pays.  Nous 
n'en  pouvions  pas  rencontrer  de  mieux  informée  et  de  plus  capable.  M.  ...  est  du 
nombre  des  Arméniens  qui,  de  tout  temps,  ont  eu  le  maniement  des  affaires  finan- 
cières en  Turquie,  position  périlleuse,  mais  lucrative.  Dans  la  persécution  excitée, 
il  y  a  un  certain  nombre  d'années,  par  les  Arméniens  schismatiques,  un  des 
proches  parents  de  M.  ...  fut  pendu,  et  tous  ses  biens  furent  confisqués.  Lui-même 
aurait  éprouvé  le  même  sort,  si  alors  il  n'avait  pas  été  absent  de  Constantinople 
pour  un  voyage  d'agrément  en  Asie.  Il  en  fut  quitte  pour  un  exil,  et  bientôt  après 
le  sultan  Mahmoud,  reconnaissant  qu'on  l'avait  trompé,  rappela  M.  ...,el  s'efforça 
de  lui  faire  oublier,  par  de  nouvelles  faveurs,  les  désastres  de  sa  famille.  Aussi 
M. ...  parle-t-il  de  Mahmoud  avec  un  sentiment  Irès-combattu.  Le  jugement  qu'il 
en  porte  nous  a  néanmoins  semblé  exact.  Le  bon  et  le  mauvais  étaient  mêlés  étran- 
gement dans  ce  caractère,  qui  n'était  pas  dépourvu  de  grandeur  :  Mahmoud  sentait 
l'impuissance  où  il  était,  autant  par  sa  propre  ignorance  que  par  l'elfet  des  obsta- 
cles extérieurs,  de  relever  son  empire;  mais  il  en  avait  la  volonté,  et  l'histoire  lui 
en  tiendra  compte. 

M nous  avait  fait  préparer  un  déjeuner  splendide;  toute  la  cuisine  turque 

y  était  représentée.  Quoique  dans  une  maison  chrétienne  et  même  catholique, 
nous  avons  été  privés  de  la  compagnie  des  dames  :  nous  n'avons  fait  que  les  entre- 
voir dans  le  gynécée.  Les  usages  des  Arméniens  se  rapprochent  à  cet  égard  de 
ceux  des  Turcs;  les  Arméniennes  ne  sortent  que  voilées  comme  les  femmes  tur- 
ques, et  ne  se  distinguent  de  ces  dernières  que  par  la  couleur  des  bottines,  qui 
sont  rouges  au  lieu  d'être  jaunes,  ainsi  (jue  par  la  nuance  plus  foncée  de  leur  man- 
teau. Les  femmes  turques  seules  ont  le  privilège  des  couleurs  claires,  du  rose,  du 
jaune-serin,  de  la  couleur  noisette,  etc.  M nous  a  fait  parcourir  son  habita- 
tion, visiter  ses  bains  de  marbre  à  la  turque;  tout  y  est  assorti  au  pays  et  très- 


LIÎTTIIES    O'ORIEINT.  l'ilj 

soigné;  il  y  a  aussi  une  polilo  ltiijliotliè(nie  IVaiiraise.  La  maison  est  dislribuco  do 
tout  aiilre  l'açon  que  les  iiôlres;  l'espace  n'y  est  point  épargné,  l'air  y  circule  de 
tous  côtés;  un  nombreux  (iom('sli(|ue  y  suit  tous  les  mouvements  des  maîtres  et  de 
leurs  hôtes.  Tout  cela  constitue  certainement  une  belle  et  bonne  existence.  Au- 
dessus  des  rochers  qui  dominent  la  maison,  et  (jui  ont  été  taillés  à  grands  frais  en 

terrasses,  M établit  de  nouveaux  jardins  et  bâtit  une  autre  maison.  Saint  M... 

l'a  accompagné  dans  sa  tournée  de  propriétaire.  Pendant  ce  temps,  je  me  suis 
délecté  à  la  vue  si  variée,  si  animée,  du  Bosphore;  une  brise  du  nord  assez  fraîche 
fai.sait  passer  sous  nos  fenêtres  une  foule  de  navires  revenant  de  la  mer  Noire.  On 
passerait  sa  vie  à  contempler  une  telle  scène. 

On  dit  beaucoup  ici  que  Méhémet-Ali  doit  arriver  incessamment  à  Constanti- 
nople.  sinon  pour  se  mettre  à  la  place  du  sultan,  au  moins  pour  y  dicter  ses  condi- 
tions à  la  tête  de  ses  deux  Hottes,  sous  le  prétexte  d'un  hommage  à  rendre  au  jeune 
sultan.  Un  pareil  spectacle  nous  serait-il  réservé?  Ce  serait  une  bonne  fortune 
inouïe  pour  des  voyageurs.  Ce  qui  est  plus  probable,  c'est  l'arrivée  du  prince  de 
.loinville.  Nous  avons  cru  un  instant  que  le  prince  était  sur  le  Tancrède,  lorsque, 

assis  sur  le  sopha  du  délicieux  salon  de  M ,  nous  avons  vu  ce  bateau  à  vapeur 

remontant  le  Bosphore  pour  se  diriger  vers  Thérapia  :  notre  espérance  ne  s'est 
point  confirmée.  Nous  avons  salué  au  passage  notre  drapeau  tricolore.  C'était  pour 
nous  un  avant-goùt  de  notre  Hotte  :  que  n'est-elle  déjà  mouillée  à  la  pointe  du 
Sérail  ! 

C  Jaubert. 


LE  MONDE 


GRÉCO-SLAVE 


ÉTAT  ACTUEL,   MOEURS  PUBLIQUES  ET  PRIVÉES 
DES  PEUPLÉS  DE  LA  PÉNINSULE. 


Deux  péninsules  privilégiées,  la  Grèce  et  l'Italie,  ont  produit  les  deux  grandes 
civilisations  qui  se  partagent  l'Europe  moderne.  Si  l'on  jette  les  yeux  sur  une  carte, 
on  verra  que  le  continent  européen,  aljpuyant  sa  base  au  nord,  est  couronné  au 
midi  par  ces  deux  péninsules  célèbres,  d'où  il  a  tiré  de  tous  temps  ses  cultes,  ses 
lumières  et  ses  arts.  A  l'ouest,  le  monde  latin  se  compose  de  l'Italie,  de  l'Espagne, 
et  de  leur  lien  commun,  la  France,  à  laquelle  se  rattachent  la  Grande-Bretagne  et 
la  moitié  du  continent  intérieur,  ou  la  terre  des  Germains,  que  Tacite  appelait 
déjà  frères  des  Gaulois.  A  l'est,  la  civilisation  grecque  domine  immédiatement  la 
zone  comprise  entre  Trieste  et  Varna;  mais  sous  sou  influence  est  placée  encore 
toute  la  partie  de  l'Europe  qui  s'étend  des  Alpes  Carinthiennes  aux  chaînes  de 
l'Oural.  C'est  là  ce  qu'on  peut  appeler  le  monde  gréco-slave,  parce  que  deux  races, 
les  Grecs  et  les  Slaves,  y  ont  constamment  prédominé. 

Dans  l'Europe  occidentale,  la  société  ne  s'est- elle  pas  également  formée  par  le 


LE    MOINDE    GRÉCO-SLAVE.  Iiî7 

coiitlil  et  la  i'usiou  de  deux  races,  les  Latins  et  les  Germains,  qui,  une  fois  organi- 
sées, sont  allées  de  concert  créer  en  Amérique  un  nouvel  Occident,  chrétien  comme 
le  premier,  comme  lui  doué  d'institutions  latino-germaniques?  Or,  de  même  que 
l'Europe  occidentale,  par  la  nature  de  sa  position,  déborde  sur  l'Amérique  et  l'A- 
frique, l'Europe  orientale  a  toujours  tendu,  depuis  Alexandre-le-Grand,  à  se  dé- 
verser sur  l'Asie.  Comme  ce  barbare  Germain  qu'une  voix  intérieure  appelait  au 
Capitole,  les  Slaves  se  sentent  attirés  vers  le  Caucase,  et  les  Grecs  vers  le  Nil  et 
l'Euphrate.  Forte  de  son  organisation  monarchique,  l'Asie  du  moyen  âge  avait 
non-seulement  repoussé  l'invasion  de  ces  peuples,  mais  réussi  même  à  subjuguer 
les  Grecs  et  les  Slaves,  morcelés  en  mille  principautés.  Ce  succès  fut  encore  facilité 
par  l'absence  de  frontières,  naturelles  ou  morales,  entre  le  reste  des  Orientaux  et 
les  Gréco-Slaves.  Ces  derniers  n'ont  pu  encore  parvenir  à  oublier  leur  origine  et  à 
former  une  société  aussi  compacte,  aussi  distincte  des  autres  familles  de  peuples 
que  l'est  l'Europe  occidentale.  C'est  pourquoi  l'on  continue  de  désigner  sous  le  nom 
général  d'Orientaux,  quoiqu'ils  habitent  l'Europe,  les  Grecs  et  ceux  des  Slaves  qui 
suivent  le  rite  grec;  et  cette  dénomination  n'a  rien  que  de  juste,  car  quel  voyageur 
n'a  remarqué  une  étonnante  différence  de  mœurs,  d'idées,  même  de  principes, 
entre  les  Européens  de  l'est  et  ceux  de  l'ouest?  Quand  on  dépasse  Varsovie,  Prague, 
Presbourg,  Trieste,  on  voit  l'Occident  cesser  tout  à  coup,  et  l'on  tombe  en  plein 
Orient.  En  général,  l'espace  du  53^  degré  de  longitude  au  G.'j^,  où  nous  plaçons 
le  monde  gréco-slave,  est  un  milieu  vague,  un  champ  de  combat  entre  l'Europe  et 
l'Asie. 

La  France  continue  à  tort  de  voir  dans  les  musulmans  les  seuls  dépositaires  de 
la  civilisation  orientale  :  ils  n'ont  plus  qu'une  moitié  de  ce  noble  dépôt,  et  la  plus 
faible  moitié.  Au  lieu  de  ne  songer  qu'à  reconstituer  la  race  arabe  et  turque,  on 
aurait  dû  s'apercevoir  qu'il  y  a  aussi  une  chrétienté  orientale  à  renouveler  et  à  ra- 
nimer. Il  ne  faudrait  pas  tout  espérer  de  quelques  millions  de  Turcs,  mais  espérer 
un  peu  plus  de  deux  grandes  races,  admirablement  douées,  qui  sont  l'âme  des  trois 
empires  ottoman,  russe  et  autrichien,  —  qui  ont  transmis  leurs  dialectes,  leurs 
mœurs,  leur  pensée  sociale  et  en  partie  leurs  rites  religieux  à  cent  millions  d'Eu- 
ropéens, y  compris  les  petites  tribus  étrangères  plus  ou  moins  fondues  avec  le  vaste 
corps  dans  lequel  elles  sont  enclavées.  On  devrait  s'occuper  davanlage  des  Serbes 
ou  Illyriens,  qui  constituent  la  principale  force  militaire  de  la  Turquie  d'Europe  et 
de  la  Hongrie  ;  il  faudrait  honorer  d'un  regard  les  journaux  et  les  publications  na- 
tionales que  ce  peuple  imprime  en  Croatie,  en  Dalmatie,  en  Syrmie,  à  Belgrade,  et 
jusque  sous  la  liberté  de  la  montagne  Noire  (Tserno-Gortsa  sloboda),  titre  que 
prend  l'État  monténégrin.  On  ne  suit  pas  les  Moldo-Valaques  et  les  peuples  des 
Karpathes  dans  leur  marche  toujours  ascendante  vers  l'affranchissement.  On  oublie 
les  Bulgares,  qui  viennent  de  fonder,  pour  leur  belle  langue,  inconnue  de  l'Eu- 
rope, des  imprimeries  à  Boukarest,  à  Odessa,  à  Smyrne.  La  France  devrait-elle  né- 
gliger ainsi  ce  grand  travail  politique  et  littéraire  qui,  n'ayant  d'autre  phare  que 
la  Russie,  menace  d'entraîner  sous  cette  inlluence  la  moitié  de  l'ancienne  Turquie 
et  le  quart  de  la  Méditerranée? 

On  s'est  accoutumé  à  ne  voir  le  siège  de  la  puissance  slavone  qu'en  Rus.sie  ;  mais, 
loin  de  pouvoir  être  exclues  du  cercle  slave,  les  provinces  danubiennes  en  sont  au 
contraire  l'axe  et  le  noyau  :  les  premiers  trônes  de  la  race  slave  ont  resplendi  sur 
le  grand  fleuve;  le  dernier  retranchement  où  ce  peuple  s'est  toujours  victorieuse- 
ment défendu  contre   toute  conquête  est  la  chaîne  karpathique.  Le  Karpalhe  ou 


loS  LE    MONDE    GRÉCO-SLAVE. 

Rrapak  est  comme  le  mont  Merou  de  cette  race  géante.  Homère  célébrait  déjà  la 
mer  de  Karpalhos  et  son  île  montagneuse.  En  slavon,  ce  mot,  racine  d'une  foule 
d'autres,  désigne  le  fort,  la  puissance  (krepkiy,  krepost),  et  le  brave  (chrabrhj); 
d'où  est  venu  le  nom  des  Chrobales,  aujourd'hui  Croates,  premiers  maîtres  de  ces 
sommets.  La  Hongrie  et  la  Turquie  d'Europe  étant  l'artère  la  plus  vitale  du  corps 
slave,  le  Danube  n'est  donc  qu'un  fleuve  slavon. 

Si  une  fois  la  confédération  slavo-grecque  se  nouait  fortement  dans  la  pénin- 
sule (1),  l'Autriclie  perdrait  sa  prépondérance  sur  des  peuples  qui  ne  lui  appar- 
tiennent pas.  Ce  Slave,  si  brave,  si  intelligent,  si  sympathique,  dont  le  nom,  Sla- 
viaue,  signifie  Y  homme  glorieux,  avait  été,  comme  liérétique  et  schismalique,  réduit 
par  les  pieux  Germains  du  moyen  âge  à  un  état  voisin  de  celui  de  la  brute,  et  son 
nom  était  devenu  synonyme  de  valet  (2).  Les  Allemands  parviendront -ils  à  se  faire 
pardonner  le  passé  ?  Ils  y  réussiraient  peut-être  en  concourant  franchement  avec 
la  France  à  relever  ce  qu'ils  ont  détruit,  les  antiques  nationalités  slaves.  Par  là  on 
entamerait  le  travail  centralisateur  de  la  Russie,  on  empêcherait  l'établissement  du 
monstrueux  empire  gréco-slave  que  rêve  Pélersbourg  ;  et  la  forme  fédérative,  na- 
turelle à  tous  les  Gréco-Slaves,  même  de  Russie,  en  s'introduisant  parmi  ces  peuples, 
les  rendrait  moins  menaçants  pour  le  reste  de  l'Europe,  sans  toutefois  les  affaiblir, 
car  la  race  gréco-slave  est  probablement  la  plus  nombreuse  qui  vive  sur  le  globe  : 
la  population  chinoise  seule  pourrait  lui  être  opposée;  mais  n'y  a-t-il  en  Chine 
qu'une  seule  raceV  En  admettant  pour  toute  l'Europe  250  millions  d'habitants,  il 
faut  bien  reconnaître  que  plus  de  100  millions  sont  Gréco-Slaves.  Le  reste  des 
Européens  couvre  les  pays  les  plus  exploités,  où  la  population,  entassée  et  riche, 
ne  peut  guère  augmenter  désormais,  tandis  que  leurs  rivaux,  les  Gréco-Slaves,  oc- 
cupent des  territoires  non-seulement  quatre  fois  plus  considérables,  mais  encore 
presque  inexploités  jusqu'ici,  et  où  le  chiffre  de  la  population  croît  tous  les  ans  de 
plus  d'un  million.  De  telles  agglomérations  d'hommes  ne  vivront  libres  qu'en  for- 
mant des  nationalités  distinctes.  N'oublions  pas  que  les  Slaves  tiennent  parleurs 
uiœurs  et  toutes  leurs  institutions  aux  Hellènes  ;  l'histoire  des  uns  sera  celle  des 
autres;  leurs  destinées  paraissaient  déjà  unies  dans  l'antiquité.  La  science  allemande 
s'efforce  en  vain  de  nous  présenter  les  Slaves  comme  des  intrus  en  Europe.  Les 
Slaves  sont  des  intrus  en  Europe  comme  les  Grecs,  et  ils  y  étaient  avant  les  Goths, 
ces  pères  des  Allemands.  On  peut  même  dire  que  l'Allemagne  ne  s'est  constituée 
que  par  le  démembrement  des  royaumes  slaves,  puisqu'au  temps  de  Charlemagne, 
tout  ce  qui,  au  delà  du  Rhin,  n'était  pas  France  était  Slavie.  L'Autriche  actuelle  ne 
renfermait  alors  que  des  Slaves,  et  en  Prusse,  jusqu'au  xvi'=  siècle,  l'intrus,  c'était 
le  Germain,  qui  ne  subsistait  que  comme  vassal  de  la  Pologne. 

La  question  des  races  gréco-slaves  est  le  point  central  de  la  question  d'Orient. 
Si  l'on  parvenait  à  délivrer  ces  peuples  de  la  double  pression  russe  et  anglaise,  à 
organiser  parmi  eux  des  souverainetés  et  des  forces  militaires  imposantes,  la  France 
changerait  entièrement  sa  position,  qui,  par  ce  seul  fait,  de  défensive  peut  devenir 

(1)  Nous  comprenons,  sous  le  nom  de  péninsule  gréco-slave,  toutes  les  provinces  situées 
entre  le  Danube  et  les  trois  mers,  Noire,  Egée,  Adriatique. 

(2)  Il  paraît  constant,  quoi  qu'en  disent  les  slavisles,que  le  mot  esclave  est  venu  dans 
toutes  les  langues  du  mot  sklave  ou  slave,  employé  par  les  Allemands  pour  désigner  leurs 
serfs  en  môme  temps  que  leurs  vaincus.  Aujourd'hui  encore  l'Anglelcrrc  n'a  pour  rendre 
l'idée  de  servitude  d'autre  expression  que  slave,  slavenj. 


LE    MO.'SUE    GHÉCO-SLAVE.  139 

offensive,  à  l'égard  de  rAnglcterre  et  de  la  Russie.  Mais,  pour  aider  à  reconstituer 
des  peuples,  il  faut  connaître  leur  génie,  leurs  formes  sociales,  leurs  sympathies, 
leurs  ré|)ulsions,  et,  par  une  étrange  fatalité,  la  France  a  sur  l'élat  des  nations  qui, 
bordant  la  Méditerranée  et  toute  l'Allemagne  à  l'est,  pourraient,  en  cas  de  guerre, 
lui  être  d'un  si  grand  secours,  des  notions  bien  moins  précises  que  sur  l'état  de 
l'Inde  ou  de  l'Amérique. 

Les  géographes  grecs  du  commencement  de  ce  siècle  donnent  à  l'empire  turc 
32  millions  d'habitants  :  quelque  réduite  qu'ait  été  depuis  ce  temps  la  population 
turque  par  les  guerres  et  les  pestes  continuelles,  on  ne  peut  guère  l'évaluer  à  moins 
de  2i  millions,  parmi  lesquels  il  faut  compter  au  moins  17  millions  de  chrétiens, 
y  compris  ceux  d'Arménie  et  de  Syrie.  Autrefois  la  Turquie  d'Asie  était  plus  peuplée 
et  plus  riche  que  la  Turquie  d'Europe;  on  lui  donne  encore  192  habitants  par  cha- 
cune des  (i2,300  lieues  carrées  dont  se  compose  son  territoire  ;  ou  évalue  l'ensemble 
de  sa  population  à  12  millions  d'âmes,  tandis  qu'on  n'en  prête  que  9,470,000  à  la 
Turquie  d'Europe,  y  compris  même  le  royaume  grec.  Ces  calculs  sont  tout  à  fait  er- 
ronés. La  population  de  l'Egypte  ne  dépasse  pas  2  millions  d'individus,  et  celle  de 
la  Syrie  atteint  au  plus  à  1,200,000.  L'Arabie,  la  Turkomanie,  le  Kourdistan,  font 
à  peine  partie  de  l'empire;  en  Asie,  la  vie  nomade  a  peu  à  peu  morcelé  les  popu- 
lations, au  point  de  leur  enlever  l'idée  même  de  la  nationalité.  La  Turquie  d'Eu- 
rope présente  un  tout  comparativement  beaucoup  plus  compacte  :  quoique  ravagée 
en  tous  sens,  elle  contient  15  millions  d'hommes,  et,  bien  administrée,  elle  en  nour- 
rirait plus  du  double,  puisque  son  territoire,  qui  est  partout  d'une  étonnante  fer- 
tilité, égale  en  étendue  celui  de  la  France.  Pour  cette  partie  de  l'Europe,  nos  géo- 
graphies sont  malheureusement  très-inexactes.  Ainsi,  elles  ne  comptent,  dans  les 
provinces  immédiates  et  directement  soumises  au  sultan,  qu'un  million  et  demi  de 
Slaves,  tandis  qu'il  y  a  déjà  4,500,000  Bulgares,  sans  compter  les  Serbes  de  la 
Hertsegovine  et  de  la  Bosnie.  Les  Albanais  sont  également  plus  nombreux  qu'on  ne 
le  pense  en  général  :  il  doit  s'en  trouver  en  Turquie  plus  d'un  million,  et  un  nombre 
peut-être  égal  d'Hellènes,  établis  dans  les  divers  districts  de  l'Albanie.  Il  en  est  de 
même  pour  les  provinces  ?nedia?ïsees  ou  simplement  tributaires.  Sur  les  1,500  lieues 
carrées  de  la  Serbie,  il  faut  placer,  non  pas  400,000  âmes,  mais  6  à  700,000.  La 
statistique  moldo-valaque  dressée  par  les  Russes  en  1852  a  également  fait  décou- 
vrir une  population  double  de  celle  qu'on  supposait  sur  les  800  lieues  carrées  de  la 
Moldavie  et  les  4,810  lieues  de  la  Yalachie,  quoiqu'il  y  en  ait  1,537  en  forêts.  Le 
nombre  actuel  des  habitants  des  deux  principautés  s'élève  à  3,821,000,  et  le  tiers 
du  pays  est  encore  en  friche.  L'impôt  direct  et  indirect  de  la  Valachie,  en  1839. 
était  de  16,293,279  piastres  (chaque  piastre  de  35  centimes);  l'impôt  de  la  Mol- 
davie était  de  10,467,209  piastres  :  d'où  il  suit  que  le  revenu  de  18  millions  de 
francs  assigné  par  les  statistiques  à  ces  deux  provinces  n'est  pas  plus  vrai  aujour- 
d'hui que  celui  de  4  millions  assigné  à  la  Serbie.  Néanmoins  ces  trois  États  ne 
liaient  à  la  Porte  qu'un  tribut  annuel  fort  modique,  la  Serbie  1,300,000  piastres, 
ou  525,000  francs;  la  Moldavie  et  la  Valachie,  5  millions  de  piastres,  ou 
750,000  francs. 

Aux  yeux  du  géologue,  ces  provinces  n'offrent  qu'un  chaos  de  montagnes  s'en- 
trecroisant  sans  direction,  sans  chaîne  régulière,  et  qui,  par  une  singulière  excep- 
tion, au  lieu  de  présenter  au  centre  du  pays  leurs  plus  hautes  cimes,  les  ont  à  la 
frontière,  sur  l'Adriatique,  le  Danube  et  l'Archipel.  Leurs  vallées,  qui  débouchent 
toutes  dans  l'intérieur  de  la  presqu'île,  peuvent,  sur  ces  divers  points,  être  fermées 


160  LE  niorsDE  gbéco-slave. 

connue  avec  des  portes  à  l'arlillerie  et  aux  armées  du  dehors.  Les  méandres  glacés 
de  la  chaîne  albanaise,  appelés  Jlbli  ou  Jlbani  dans  l'antiquité,  et  qui  ont  proba- 
blement donné  leur  nom  aux  Alpes,  vont  sabaissant  vers  le  nord-est,  et  suivent  la 
Save  jusqu'au  Danube,  où  ils  s'éparpillent  en  ramifications  innombrables,  qui  con- 
stituent la  Serbie  et  l'ouest  de  la  Bulgarie.  Un  de  ces  Balkans  parait  avoir  rejoint 
les  Karpathes  transdanubiens,  et  avoir  autrefois,  près  d'Orchova,  barré  le  Danube, 
qui,  en  brisant  ces  rochers,  a  produit  les  fameuses  cataractes  de  la  Porte -de-Fer. 
Ces  montagnes,  toutes  très-escarpées  et  couronnées  de  superbes  forêts,  sont  les  Bal- 
kans (l'ancien  Hœmus).  Elles  dessinent  la  vallée  danubienne,  bordent  la  mer  Noire 
de  leurs  remparts  à  pic,  séparent  la  Bulgarie  de  la  Thrace,  et,  à  travers  cette  der- 
nière province,  envoient  jusqu'au  Bosphore  et  aux  Dardanelles  des  branches  de 
collines  autrefois  nommées  Dardaniennes.  Toutes  les  montagnes  situées  au  nord 
de  la  péninsule  classique  sont  aujourd'hui  slaves  et  forment  les  défenses  les  plus 
redoutables  des  peuples  de  cette  race;  celles  du  sud  sont,  pour  la  plupart,  restées 
grecques. 

La  chaîne  assez  régulière  du  Rhodope  (Despoto-Dngh),  aux  cimes  couvertes  de 
neiges  éternelles,  sépare  la  partie  grecque  de  la  partie  slave  de  l'empire  d'Orient; 
mais  de  nombreux  et  larges  défilés  fendent  cette  chaîne  :  débordant  par  ces  ouver- 
tures, les  deux  races  ne  peuvent  s'éviter.  Une  plaine  très-élevée,  où  coule  le  fleuve 
des  Bulgares,  la  Maritsa,  lie  aussi  les  bases  du  Rhodope  grec  à  celles  des  Balkans 
slaves.  Les  deux  grandes  races  sont  donc  sans  frontières  naturelles,  et  se  rencon- 
trent, pour  ainsi  dire,  à  chaque  pas  qu'elles  font.  Aussi  trouve-t-on  dans  toute  la 
Grèce  des  Slaves  disséminés  comme  agriculteurs  et  pasteurs,  et  des  Grecs  dirigent 
l'industrie  et  le  commerce  dans  presque  toutes  les  provinces  slaves. 

Il  est  remarquable  que  chacun  des  principaux  groupes  de  mon tagnesgréco  slaves 
a  de  tout  temps  garanti  une  nationalité,  et  servi  d'asile  à  des  vaincus.  Tel  est  pour 
les  Grecs  le  mont  Olympe  (vulgairement  Lâcha),  qui,  haut  de  6,000  pieds,  n'est 
accessible  que  par  des  sentiers  suspendus  sur  des  abîmes  au  fond  desquels  écu- 
ment  les  torrents,  ou  croupissent  les  lacs  formés  par  la  mer.  Grâce  aux  préci- 
pices qui  l'entourent,  ce  refuge  de  la  nationalité  grecque  deviendrait  inexpugnable, 
s'il  était  défendu  seulement  par  quelques  centaines  de  palikares.  (^ette  montagne 
est  terminée,  du  côté  de  la  Macédoine,  par  un  mur  à  pic,  haut  de  5,000  pieds,  qui 
surmonte  l'horrible  gorge  de  Platamona;  du  côté  opposé,  elle  abrite  la  vallée  de 
Tempe  aux  ombrages  toujours  délicieux,  et  protège  la  Thessalie.  Cette  longue  pro- 
vince, que  le  Peuée  féconde,  forme  une  espèce  de  cirque  ;  sur  les  degrés  intérieurs 
de  cette  vaste  arène  étaient  assises  soixante-quinze  villes  florissantes.  Les  Turcs 
n'ont  jamais  complètement  subjugué  les  Thessaliens;  les  habitants  d'Ambelakia  et 
des  villages  de  l'Ossa,  organisés  au  xviii"  siècle  en  républiques  fédérées,  et  riva- 
lisant par  leur  commerce  avec  plus  d'une  grande  ville  manufacturière  d'Europe, 
ne  laissaient  aucun  Ottoman  approcher  de  leur  vallée.  Divisés  entre  douze  capitaines 
ou  chefs  de  bandes,  les  fertiles  plateaux  de  l'Olympe  ont  presque  toujours  été  libres. 
Les  annales  jusqu'ici  ignorées  de  cette  montagne  mentionnent  des  dynasties  de  héros 
61  nous  montrent  ces  vaillants  capitaines  traitant  comme  souverains  avec  les  Turcs, 
qui  ont  cent  fois,  par  des  diplômes  solennels,  reconnu  leurs  droits  à  l'indépen- 
dance. 

L'Olympe  thessalien  communique  avec  l'Athos  par  la  mer  et  par  les  chaînes  de 
la  haute  Macédoine;  là  est  le  centre  militaire  de  la  péninsule;  cette  position  do- 
mine et  les  Grecs  et  les  Slaves.  Qui  possédera  ces  sommets  y  trouvera  toujours  l'in- 


LE    MONDE    GnÉr.O-SLAVE.  101 

dépendance,  et  pourra  souvent  menacer  celle  des  autres.  De  ce  point  en  quelque 
sorte  nionarcliique, berceau  de  Philippe  et  d'Alexandre, se  délaelie  et  s'isole  le  mont 
sacré  du  peuple,  Monlc-Saiiin,  ou  l'Atlios,  masse  calcaire  haute  de  (!,ôflO  pieds,  qui 
termine  la  Macédoine  du  cùlé  de  la  mer,  comme  l'Olympe  la  limile  sur  le  conti- 
nent. Les  vingt-deux  couvents  de  l'Athos  forment  une  espèce  de  république,  com- 
posée d'à  peu  près  six  mille  moines  ;  ce  petit  Étal,  ayant  son  sénat  et  ses  ministres, 
garde  jusqu'à  ce  jour,  moyennant  un  tribut,  .ses  antiques  libertés  et  le  droit  de 
s'administrer  séparément.  Organe  principal  de  l'Église  grecque,  il  est  peut-être  la 
puissance  morale  la  plus  respectée  de  tout  l'Orient.  Depuis  la  prise  de  Constantinople 
par  les  Turcs,  l'Athos  est,  comme  l'Olympe,  l'espoir  et  le  refuge  des  patriotes  op- 
primés. Ainsi  le  moine  et  le  klephle,  armés,  l'un  de  sa  croix,  l'autre  de  sa  carabine, 
sont  les  deux  senlinelles  qui  gardent  le  territoire  et  la  nationalité  helléniques. 

On  peut  en  dire  autant  des  Sphakiotes  et  des  habitants  de  l'Ida  et  des  monts 
Blancs  de  l'île  de  Crète.  Depuis  plusieurs  générations,  ils  soutiennent  obstinément 
contre  les  envahissements  des  Turcs  les  privilèges  octroyés  aux  Cretois.  En  un  mot, 
toutes  les  positions  centrales  des  montagnes  ont  toujours  servi  de  refuge  contre 
la  tyrannie,  et  elles  donneront  dans  tous  les  temps  des  sauveurs  à  la  Grèce. 

Les  tribus  slaves  ont  aussi  leurs  champs  d'asiles  et  leurs  montagnes  sacrées.  Pour 
la  Bulgarie,  c'est  le  mont  Rilo  et  le  Vysoka  (l'ancien  Scardus),  qu'on  croit  haut  de 
9,600  pieds;  pour  la  Serbie,  c'est  le  Roudnik;  pour  les  chrétiens  de  Bosnie  et  de 
l'Hertsegovine,  c'est  le  terrible  Monténégro.  Les  Gréco- Slaves  d'Épire  ont  pour  re- 
fuge l'Agrafa  (le  Pinde),  qui,  bien  qu'élevé  de  8,i00  pieds,  est  tout  couvert  de  fo- 
rêts vierges.  Au-dessous  des  cavernes  qui  percent  la  montagne  en  tous  sens,  autour 
de  ses  pittoresques  cascades,  on  trouve  de  nombreux  villages  de  brUjands,  comme 
disent  les  Turcs,  c'est-à-dire  d'hommes  libres,  hospitaliers  pour  le  voyageur  inof- 
fensif, implacables  pour  qui  vient  en  ennemi.  Ces  repaires  de  brigands  (klephta- 
choria)  jouissaient,  il  y  a  quelque  temps  encore,  d'une  grande  prospérité  ;  quel- 
ques-uns, comme  Metsovo,  étaient  devenus  des  villes  de  20,000  âmes,  animées  par 
l'industrie  et  les  arts;  mais  des  pachas  ont  récemment  détruit  ces  cités  naissantes, 
et  les  hommes  libres  ont  regagné  les  sommets  klephtiques,  qu'ils  possèdent,  depuis 
Skanderbeg,  en  pleine  souveraineté.  Les  chaînes  désordonnées  qui  parcourent  l'É- 
pire  s'appuient  la  plupart  aux  bases  de  l'Agrafa,  ce  qui  fait  nécessairement  dépendre 
le  repos  de  ce  pays  de  la  volonté  des  tribus  agrafiennes.  Une  partie  de  la  Livadie, 
avec  son  Parnasse  (Liakoura)  aux  arides  sommets  élancés,  de  2,2-iO  mètres,  avec 
ses  défilés  de  l'OEta  et  ses  glorieuses  Thermopyles,  dépend  aussi  de  l'Agrafa. 

L'Albanie,  chaos  tumultueux  de  rochers  entassés,  oppose  à  toute  conquête  ses 
formidables  monts  Acrocérauniens  (Muiiti  di  Chimcra).  La  Bosnie  est  une  autre  ci- 
tadelle fortifiée  par  la  nature.  L'extrémité  nord-ouest  de  l'empire,  la  haute  Valachie. 
comme  la  Transylvanie,  longtemps  tributaire  des  sultans,  présente  également  un 
inextricable  labyrinthe  de  défilés,  dont  les  maîtres,  s'ils  sont  indigènes,  arrêteront 
sans  peine  les  plus  fortes  armées  d'invasion.  Mais  ces  monts,  d'où  l'on  domine  le 
Danube,  ont  été  cédés  à  l'Autriche,  qui,  le  long  des  abîmes,  a  su  ouvrir  des  routes 
pour  son  commerce  et  ses  canons.  Telles  sont  les  chaussées  de  Botsa,  de  Voulkan, 
de  Torzbourg,  et  cette  route  fameuse  connue  sous  le  nom  de  Chemin  Carolinien, 
ouvrage  immense,  espèce  de  Simplon  créé  par  un  ingénieur  français,  Stainville,  et 
couronné  par  le  vieux  donjon  gothique  dit  la  Tour  Rouge,  phare  de  tant  de  ba- 
tailles livrées  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Les  garnisons  autrichiennes  occupent  tons 
ces  passages  ;  les  montagnards  sont  Valaques,  de  religion  grecque  ou  orientale,  et 


16a  l-E    MONDE    GRECO-SLAVE. 

sympathisent  mieux  avec  leurs  coreligionnaires  qu'avec  leurs  maîtres  allemands. 

La  plaine,  en  Valachie,  a  partout  une  prodigieuse  fécondité,  et  la  montagne  ren- 
ferme des  mines  qui  furent  longtemps  et  redeviendraient  peut-être  le  Pérou  de 
l'Europe.  Les  Russes,  sous  l'adminislralion  du  général  Kisselelf,  en  ont  levé  la  carte 
géologique,  mais  leurs  découvertes  sont  restées  ignorées  des  Valaques  même.  On 
sait  seulement  qu'il  y  a  du  minerai  de  cuivre  à  Krasné,  de  vil- argent  a  Pitechti,  de 
charbon  de  terre  à  Gesseni,  d'asphalte  à  Poutchessa,  de  l'or  et  de  la  poix  minérale 
à  Korbéni,  du  soufre  et  de  l'ambre  jaune  à  la  montagne  Dcale  de  Roche.  Ces  trésors 
restent  enfouis;  les  salines  seules  sont  activement  exploitées,  et  donnent  à  l'État 
plus  de  15  millions  de  piastres  par  an.  Les  majestueux  Karpathes,  où  s'accomplit 
la  fusion  de  la  race  slave  et  de  la  race  latine,  portent  sur  leurs  versants  les  plus 
belles  forêts  de  l'Europe.  Toutefois  le  Grec  qui  arrive  dans  ces  contrées  transda- 
nubiennes doit  ressentir  une  triste  impression  :  il  ne  retrouve  plus  le  climat  de  la 
péninsule,  il  entre  dans  une  nouvelle  zone  physique  et  morale,  où  s'annonce  dès 
l'abord  l'influence  directe  de  la  Ru.ssie.  Un  froid  montant  jusqu'à  26  degrés,  une 
abondance  extraordinaire  de  neige,  sur  laquelle  les  traîneaux  roulent  pendant 
quatre  mois,  une  aristocratie  de  boyards  fortement  constituée,  une  population 
champêtre  dégradée  par  la  servitude,  et  la  steppe  nue  qui  déjà,  en  Moldavie,  s'ouvre 
immense;  tout  lui  dit  qu'il  a  atteint  ses  colonnes  d'Hercule.  Les  villes,  au  lieu  d'être 
pavées,  sont  pontées  à  la  russe,  avec  des  troncs  d'arbres  équarris  ;  le  paysan  mol- 
dave appelle  son  chariot  klbitke,  et  son  fouet  knout,  comme  le  paysan  moscovite; 
comme  lui,  il  fait  pompeusement  ses  charrois  avec  quatre  chevaux,  et  ne  possède  pas 
même  son  propre  foyer.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'architecture  des  églises  et  des  couvents 
qui  ne  reproduise  le  style  moscovite.  Mais,  dans  les  jeux,  les  danses  populaires,  la  mu- 
sique, les  procédés  des  arts,  le  commerce,  l'agriculture,  et  surtout  dans  les  rites 
religieux,  l'hellénisme  se  maintient  encore.  La  Valachie  se  rattache  plus  directement 
que  l'autre  principauté  à  la  péninsule  grecque,  car  elle  communique  par  ses  deux 
portes  de  fer  avec  l'Eptapole  ou  Transylvanie,  et  avec  les  nahias  (districts)  serbes 
et  bulgares,  tant  de  la  Morava  que  du  Timok.  Les  rives  de  ce  dernier  torrent,  es- 
carpées au  point  d'être  presque  inaccessibles,  nourrissent  même  une  forte  popula- 
tion de  pâtres  roiimounes  qui  de  là  .s'infiltre  au  sud,  en  poussant  ses  troupeaux 
jusqu'à  l'Epire. 

Ainsi  la  presqu'île  gréco-slave  ne  présente  guère  qu'un  entassement  de  mon  - 
tagnes  :  on  dirait  un  vaste  théâtre  composé  d'innombrables  terrasses,  qui,  fermées 
du  côté  de  l'ouest,  du  nord  et  du  sud,  ne  s'abaissent  et  ne  .s'ouvrent  qu'à  l'orient, 
par  les  plaines  de  la  Thrace  et  du  Danube.  La  mer  semble  avoir  travaillé  d'accord 
avec  les  montagnes  à  faire  de  ce  pays  une  terre  privilégiée  :  qu'on  en  suive  les 
contours  depuis  Raguse  et  le  golfe  de  Cattaro,  dans  l'Adriatique,  jusqu'au  cap  Ma- 
tapan,  et  de  là  par  les  Dosphores  jusqu'à  Soulina  et  à  Galats,  puis  qu'on  cherche 
un  développement  de  côtes,  d'îles  et  de  ports  comparable  à  celui-ci.  Ce  coin  du 
globe  en  est  certainement  la  partie  la  plus  achevée.  Aussi  la  Méditerranée,  cette 
mer  si  mouvante,  qui  ensable  tant  de  rivages,  n'a-t-elle  rien  changé  à  ceux  des 
Hellènes  ;  leurs  ports  n'ont  été,  depuis  deux  mille  ans,  ni  rétrécis  ni  comblés;  ils 
sont  toujours  les  plus  beaux  de  l'Orient.  Ces  côtes,  presque  partout  calcaires  et  à 
pic,  défendent  les  habitants  contre  l'attaque  des  eaux,  comme  les  montagnes  de 
l'intérieur  les  protègent  contre  l'agression  de  l'ennemi.  On  peut  donc  dire  en  toute 
vérité  que  ce  pays  a  dans  son  sol  même  les  éléments  de  l'indépendance.  La  mer 
Egée  (Archipel)  s'appelait  autrefois  mer  Blanche  {apyiou  ir^ayo?).  c'est-à-dire  mer 


LE    MONDE    CnÉCO-SLAVE.  163 

royale  el  libre  :  ce  nom  île  nier  Bianclie  ne  désigne  pins  anjonni'luii  que  la  mer  tle 
Marmara,  lai-  de  décharge  de  la  mer  Noire;  mais  ce  bean  lac  maritime  est  appelé  à 
devenir,  comme  aulrefois,  nn  appendice  de  la  Grèce.  Les  côtes  de  l'Archipel,  char- 
gées de  raisins,  de  citrons,  d'olives,  outre  qu'elles  sont  sans  hiver,  se  trouvent  en- 
core garanties  d'un  excès  de  chaleur  par  la  brise  de  mer,  el  jouissent  d'un  plus 
heureux  climat  que  l'Italie  même.  Loin  d'assoupir  l'intelligence  et  le  courage,  le 
long  été  de  ces  régions  ne  fait  que  développer  plus  harmonieusement  tontes  les 
forces  humaines;  aussi  comprend-on  sans  peine  que  les  peuples  de  cette  péninsule 
aient  forme  si  loiigtemi)s  la  plus  digne  portion  du  genre  humain,  et  qu'ils  tendent 
aujourd'hui  avec  ardeur  à  reprendre  leur  rang  dans  le  monde. 


IL 

Les  divisions  politiques  de  la  péninsule  sont  des  divisions  toutes  naturelles,  dé- 
terminées chacune  par  un  groupe  de  montagnes,  avec  l'ensemble  de  i)lateaux  qu'il 
supporte,  et  de  rivières  ou  de  bassins  qui  en  émanent  ;  à  l'abri  de  ce  groupe,  une 
nation  se  trouve  établie  avec  ses  diverses  tribus,  qui  forment  autant  de  provinces. 
Ces  grandes  divisions  territoriales,  au  nombre  de  cinq,  sont  :  au  sud,  la  Romélie, 
qui  comprend  tout  le  pays  des  liomeoi  ou  des  Grecs;  à  l'ouest,  vers  l'Adriatique, 
les  trois  provinces  dites  d'Albanie;  au  nord-ouest,  les  vastes  contrées  formant  au- 
trefois le  royaume  serbe,  et  connues  aujourd'hui  sous  le  nom  de  Hertsegovine,  Mon- 
ténégro, Bosnie,  Croatie  et  Serbie  ;  à  l'est,  les  nombreux  pachaliks  de  l'ancien  État 
bulgare,  situés  le  long  de  la  mer  Noire  et  du  Danube;  enfin,  de  l'autre  côté  du 
fleuve,  la  longue  région  appelée  Moldavie  et  Valachie,  qui,  impuissante  si  elle  est 
isolée,  devient  formidable  et  flori.ssanle  si  elle  s'allie,  comme  boulevard,  à  nn 
grand  empire. 

Ces  cinq  parties  de  la  Turquie  d'Europe,  si  naturellement  distinctes  qtie  jamais 
aucun  pouvoir  n'a  pu  et  ne  pourra  les  confondre,  sont  occupées  par  cinq  nationa- 
lités, toutes  à  peu  près  d'égale  force,  mais  où  prédomine  numériquement  la  race 
slave,  puisqu'en  Turquie  seulement  la  population  slave  .s'élève  à  près  de  huit  mil- 
lions. Celte  population  est  partagée,  il  est  vrai,  en  deux  peuples  qui  diffèrent  com- 
plètement de  goûts  et  de  tendances,  les  Bulgares  et  les  Serbes.  Les  Bulgares,  au 
nombre  de  quatre  millions  et  demi, n'aiment  que  la  paix  et  l'agriculture  ;  les  Serbes, 
qui,  non  compris  ceux  d'Autriche,  sont  dans  la  seule  Turquie  forts  de  trois  millions, 
aiment  surtout  la  vie  aventureuse  du  guerrier  et  du  p;Mre.  Mais  les  uns  et  les  autres 
ont  juré  d'être  libres,  el,  dans  leurs  Unies  pour  l'indépendance,  ils  trouveraient 
s'ils  étaient  vaincus,  l'hospitalité  au  delà  du  Danube,  chez  leurs  alliés  les  Moldo- 
Valaques.  Cette  autre  nation,  de  près  de  quatre  millions  d'âmes,  divisée  en  deux 
principautés  qui  ne  forment  réellement  qu'un  seul  et  même  État,  couvre  le  nord 
de  l'empire,  et  complète  avec  les  Slaves  la  ligne  de  tribus  qu'on  appelle  impropre- 
ment les  peuples  nouveaux  de  la  péninsule,  par  opposition  aux  deux  nations  anti- 
ques des  Hellènes  et  des  Albanais,  les  Illyriens  primitifs.  La  nation  albanaise,  jadis 
répandue  jusqu'au  Danube  et  aujourd'hui  refoulée  dans  les  montagnes,  ne  compte 
plus  qu'un  million  d'âmes  à  peine.  Également  décimée,  la  population  grecque  n'est 
guère  forte  de  plus  de  trois  millions,  y  compris  les  Slaves  hellénisés  de  la  Macé- 
doine, les  Albanais  hellénisés  de  l'Épire,  le  royaume  grec  et  les  îles.  Sans  doute  le 
nombre  des  Grecs  doublerait  en  peu  d'années,  si   la  liberté  et  la  concorde  rêve- 


164  LE  MONDE   GRÉCO-SLAVE. 

naient  enfin  dans  la  presqu'île  ;  mais  alors  les  populations  moido-valaques,  serbes 
et  bulgares  s'augmenteraient  aussi  proportionnellement,  et  l'équilibre  se  maintien- 
drait. 

Ces  cinq  peuples,  les  seuls  indigènes  parmi  ceux  de  la  péninsule,  et  chrétiens 
presque  tous,  à  l'exception  d'une  partie  des  Serbes  et  des  Albanais  ou  Arnautes, 
forment  donc  à  peu  près  un  groupe  de  quatorze  millions  d'hommes.  On  pourrait 
faire  entrer  dans  ce  groupe  les  Turcs  comme  sixième  nation,  s'ils  n'étaient  désor- 
mais en  trop  petit  nombre,  et  s'ils  n'avaient  constamment  vécu  en  étrangers, 
campés  seulement  dans  la  péninsule,  n'en  occupant  que  les  citadelles,  et  n'existant 
comme  population  champêtre  que  dans  la  Thrace,  où  l'invasion  des  agriculteurs 
bulgares  s'étend  de  plus  en  plus  et  les  refoule  vers  Stamboul.  Ces  anciens  domina- 
teurs sont-ils  maintenant  au  nombre  d'un  million  en  Europe?  On  peut  en  douter. 
Quant  aux  Albanais  et  aux  Bosniaques  mahométans,  ces  peuples  indigènes  ont  à  la 
possession  de  leurs  montagnes  des  titres  aussi  légitimes  que  les  chrétiens;  et,  le 
voulût  on,  on  ne  les  chasserait  pas  facilement  des  châteaux,  vrais  nids  de  vautours, 
qu'ils  occupent  dans  les  défilés.  Ils  ne  réclament  d'ailleurs  que  leur  propre  indé- 
pendance, et,  pour  l'obtenir,  ils  se  coaliseraient  contre  les  Turcs,  même  avec  les 
chrétiens,  dont  ils  parlent  la  langue  et  sont  les  frères  renégats.  Le  Grec,  le  Bul- 
gare, le  Serbe,  l'Albanais,  le  Moldo-Valaque,  voilà  donc  les  seules  bases  sociales  de 
la  Turquie  d'Europe  :  ces  cinq  nationalités  gréco-slaves  ont  des  intérêts  communs, 
mais  que  malheureusement  elles  ne  comprennent  pas  encore  as.sez.  Leur  rivalité  a 
toujours  causé  leurs  malheurs;  elle  avait  déjà  détruit  l'unité  de  la  péninsule  du 
temps  des  Romains,  et  le  Turc,  comme  avant  lui  le  Romain,  n'est  parvenu  à  vaincre 
ces  États  qu'à  l'aide  de  leurs  propres  discordes.  La  seule  condition  que,  même  en 
ce  moment,  les  Gréco-Slaves  aient  à  remplir  pour  se  trouver  en  état  de  reconquérir 
leurs  droits,  malgré  l'Europe  entière,  c'est  d'être  unis;  mais  la  politique  ottomane, 
fondée,  comme  celle  de  tous  les  conquérants,  sur  l'axiome  clividc  et  impera,  a  tou- 
jours su  entretenir  la  désunion,  et  souvent  même  l'hostilité,  parmi  ces  peuples.  La 
Turquie  ne  déjoue  depuis  trente  ans  toutes  leurs  insurrections  qu'en  les  empêchant 
de  correspondre  entre  eux.  Unis,  leur  volonté  ferait  loi  ;  désunis,  ils  sont  si  faibles, 
que  la  petite  armée  ottomane,  dont  l'efTeclif  ne  peut  plus  atteindre  cent  mille 
hommes,  suffit  pour  les  paralyser.  Depuis  des  siècles,  les  nations  gréco-slaves  pré- 
sentent le  phénomène  de  populations  aussi  belliqueuses  qu'intelligentes  exploitées 
par  des  barbares  ignorants  et  par  un  ramas  d'étrangers,  auxiliaires  de  ces  barbares, 
comme  les  Arméniens  et  les  Juifs.  Établis,  au  nombre  de  près  de  200,000,  sur  le 
Bosphore,  les  Arméniens,  banquiers  de  l'Asie,  se  répandent  cupides  et  rapaces  dans 
tous  les  bazars  gréco-slaves;  ils  sont  les  fermiers  de  tous  les  pachas,  les  créanciers 
de  toutes  les  communes,  qu'ils  appauvrissent  par  leurs  criantes  usures.  Les  Juifs, 
évalués  dans  la  péninsule  à  250,000,  sont  un  autre  fléau  non  moins  détesté  que  les 
Arméniens  et  les  Turcs.  Les  nomades  appelés  Tsiganes,  Tsinyaris  ou  Gyphtos, 
sont  une  troisième  plaie  du  pays.  La  population  de  ces  parias  venus  de  l'Indostan 
s'élève  dans  la  Bulgarie,  la  Serbie  et  la  Moldo-Valachie,  à  300,000  hommes  à  peu 
près,  musulmans  et  chrétiens. 

Toutes  ces  tribus  parasites  deviendraient  impuissantes,  si  jamais  les  peuples 
gréco-slaves  concluaient  entre  eux  une  paix  sincère.  L'obstacle  qui  s'oppose  à  l'é- 
tablissement de  cette  paix  vient  des  Européens  même  qui  ont  jusqu'ici  embrassé 
la  cause  des  rayas  :  les  uns,  philhellènes  ardents,  ont  voulu  tout  soumettre  aux 
Grecs;  les  autres,  sJavapldlcs  exclusifs,  n'ont  vu  dans  la  noble  cause  grecque  qu'une 


LE    MOISDE    OnECO-SLAVE.  J  (5>5 

IVaclion  rebelle  du  slavisme.  En  réalilé,  les  deux  causes  ne  peuvent  se  séparer, 
mais  elles  ne  peuvent  non  plus  s'absorber  l'une  l'autre.  Le  Iriomphe  des  Grecs  et 
des  Slaves,  qui  sera  celui  de  la  civilisation  en  Orient,  ne  se  consomnicra  que  par 
l'alliance  des  deux  rnces.  Les  rayas  le  sentent,  et  c'est  là  que  tendent  tous  leurs 
vœux  ;  ce  lait  est  prouvé  par  leurs  efforts  continuels  pour  combiner  leurs  insurrec- 
tions, efforts  que  la  seule  astuce  des  pachas  fait  échouer.  Depuis  longtemps  l'in- 
térêt slave  et  l'intérêt  grec  ont  cessé  d'être  ennemis.  Ne  pouvant  se  vaincre  l'un 
l'autre,  pour  coexister  libres,  quel  autre  moyen  ont-ils  que  la  fédération?  Sur  cette 
terre  classique,  où  jadis  les  villes  se  pressaient,  le  désert  règne  et  régnera  tant 
qu'on  n'aura  pas  appliqué  à  ces  contrées  le  seul  mode  de  gouvernement  qui  leur 
convienne,  le  mode  fédératif.  Ce  serait  à  tort  qu'on  craindrait  de  favoriser  par  là 
les  projets  des  Russes  sur  Constantinople.  En  aidant  la  Porte  dans  ses  efforts  pour 
obtenir  une  centralisation  impossible,  loin  de  relever  l'équilibre  européen,  on  suit 
précisément  la  route  qui  amènera  sur  cette  terre  Russes,  Autrichiens  et  Anglais, 
d'abord  comme  auxiliaires  des  Turcs  contre  les  rébellions  incessantes  des  rayas, 
puis  comme  maîtres  déOnitifs  du  pays. 

Instruits  par  une  trop  vieille  expéinence,  les  peuples  gréco-slaves  n'aspirent  plus 
qu'à  vivre  unis;  les  plans  de  leurs  chefs,  tout  aussi  bien  que  leurs  journaux  et  leurs 
chants  populaires,  expriment  unanimement  ce  vœu.  Ils  ne  demandent  pointa  se  sé- 
parer du  sultan,  ils  veulent  rester  dans  l'empire,  mais  comme  vassaux  et  non  comme 
sujets.  Leur  rêve  favori  est  une  confédération  chrétienne,  aboutissant  au  trône  de 
Stamboul  et  contrebalançant  la  confédération  musulmane  d'Asie,  qui  aboutirait  de 
même  au  Bosphore.  La  situation  respective  des  cantons  de  la  fédération  gréco-slave 
rappelle  assez  exactement  la  disposition  des  diverses  parties  d'une  pyramide.  La 
base  en  serait  formée  par  le  cours  du  Danube,  que  dominent  la  Moldo-Valachie  et 
la  Serbie;  sur  les  deux  flancs  de  la  pyramide  se  placeraient  la  Bulgarie  et  la  Bosnie, 
avec  ses  annexes,  le  Monténégro  et  la  Hertsegovine.  Ce  premier  massif  a  pour  en- 
tablement la  chaîne  du  Rhodope,  qui  porte  la  seconde  moitié  de  la  pyramide,  plus 
allongée,  mais  beaucoup  moins  large  que  la  première.  Cet  étage  supérieur  présente 
sur  une  ligne  parallèle  l'Albanie  et  l'Epire,  la  Macédoine  et  la  Thessalie,  l'État  de 
Constantinople  et  la  Thrace.  Rattachée  par  de  nombreux  liens  à  ces  trois  groupes, 
la  Grèce,  ce  royaume  tout  maritime  qui  ne  peut  vivre  que  par  ses  relations  avec  les 
provinces  agricoles,  s'en  dégage  avec  peine  pour  s'élancer  dans  la  mer  comme  un 
vaisseau,  ayant  à  sa  droite  la  prétendue  république  des  îles  Ioniennes,  et  à  sa  gauche 
les  futures  villes  libres  de  l'Asie  Mineure.  Enlin  la  pyramide  est  couronnée  par 
Candie,  qui  se  baigne  dans  les  eaux  de  l'Afrique,  pendant  que  la  Moldavie  voit  déjà 
naître  dans  son  sein  cette  grande  steppe  du  nord,  qui  de  là  s'étend  sans  interrup- 
tion jusqu'à  la  Chine. 

On  conçoit  qu'à  la  vue  de  tant  de  provinces  qui,  jouissant  du  plus  doux  climat, 
baignées  des  plus  belles  mers  du  globe,  étaient  prêtes  à  se  livrer  à  lui,  on  conçoit 
qu'Osman  ait  fait  jadis  son  magnifique  rêve;  qu'il  ait  vu  en  songe  son  empire  futur, 
pareil  à  une  tente  de  feuillage  surmontée  par  le  croissant  de  la  lune  et  posée  sur 
quatre  grandes  colonnes,  l'Hémus,  le  Caucase,  le  Taurus  et  l'Atlas.  Cette  tente  ver- 
doyante était  formée  par  un  seul  arbre,  qui  sortait  des  reins  du  nomade  asiatique  ; 
des  racines  de  l'arbre  jaillissaient  le  Danube,  le  Tigre,  l'Euphrate  et  le  Nil,  couverts 
de  vaisseaux  comme  la  mer.  Les  campagnes  étaient  chargées  de  moissons  et  les 
montagnes  d'épaisses  forêts;  dans  les  vallées  s'élevaient  des  villes  couronnées  de 
pyramides,  de  tours,  de  dômes  dorés,  et,  parmi  les  bosquets  de  rosiers  et  de  cyprès, 

TOME  I.  11 


16G  LE    MONDE    GRÉCO-SLAVE. 

le  cliant  des  rossignols  cl  des  perroquets  empourprés  se  mêlait  aux  prières  des 
imans.  Des  multitudes  d'oiseaux  étrangers  venaient  s'abattre  en  gazouillant  sous 
la  voûte  embaumée  de  cette  tente,  dont  les  rameaux  entrelacés  s'allongeaient  en 
forme  de  sabres.  Enfin  un  violent  ouragan  tourna  toutes  ces  pointes  de  glaives  vers 
les  différentes  villes  du  globe,  et  surtout  vers  Constanlinople,  qui,  située,  dit  Osman, 
à  la  jonction  des  dcrix  mers  et  des  deux  continents,  comme  un  diamant  enchâssé 
entre  deux  saphirs,  forme  l'anneau  principal  de  la  chaîne  qui  embrasse  le  monde. 
Cet  anneau  tomba  entre  les  mains  d'Osman,  et  l'empire  turc  fut  constitué. 

Cinq  siècles  ont  passé  depuis  le  songe  d'Osman;  la  lente  existe  toujours,  mais 
tôt  ou  tard  elle  sera  partagée  entre  ceux  qui  l'ont  plantée.  Une  si  vaste  demeure 
ne  peut  être  occupée  par  un  seul  peuple.  La  pensée  des  Soliman  et  des  Amurat,  qui 
voulurent  reculer  jusqu'à  l'Adriatique  la  frontière  de  leurs  États,  était  rationnelle  ; 
mais  cette  limite,  légitime  pour  un  pouvoir  européen  établi  à  Stamboul,  ne  pouvait 
roiivenir  à  une  monarchie  qui  poussait  jusqu'à  l'obstination  la  fidélité  à  son  origine 
musulmane.  La  Porte  était  condamnée  par  cette  obstination  même  à  rester  une 
puissance  asiatique,  car  l'islamisme  est  essentiellement  fait  pour  l'Asie.  Quoi  qu'il 
en  soit,  l'empire  turc  se  trouva,  dès  sa  naissance,  scindé  en  deux  régions  hétéro- 
gènes que  la  nature  n'a  point  unies.  D'un  côté  il  y  eut  l'Égyple,  l'Arabie,  la  Tur- 
comanie,  les  pays  caucasiens,  qui  descendent  en  amphithéâtre  vers  l'Euphrate  el 
le  Tigre,  et  aboutissent  à  la  Mésopotamie,  centre  naturel  du  kalifat  de  Mahomet; 
de  l'autre,  il  y  eut  les  îles  nombreuses  de  la  Méditerranée  et  les  pays  gréco-slaves, 
centre  naturel  du  christianisme  oriental,  boulevard  contre  l'Asie  et  à  la  fois  pont 
jeté  entre  elle  et  l'Europe.  Celte  dualité  de  l'empire  turc  est  ce  qui  l'a  perdu.  Sans 
doute  une  telle  position  lui  donnait  le  grand  avantage  d'un  caractère  mixte,  à  la 
fois  asiatique  et  européen.  Placé  au  point  de  jonction  entre  les  trois  plus  anciennes 
parties  du  monde,  dominant,  au  moyen  de  ses  caravanes  et  de  ses  flottes,  sur  l'O- 
céan indien  par  le  golfe  Arabique,  et  sur  la  Méditerranée  par  l'Archipel,  le  chef  os- 
inanli  pouvait  en  toute  vérité  s'intituler  padichah  ou  roi  des  rois  ;  mais,  pour  se 
maintenir  à  cette  hauteur  suprême,  il  fallait  une  administration  sage  et  progressive, 
il  fallait  le  gouvernement  le  plus  civilisé  de  l'univers  et  en  même  temps  le  plus 
ferme  :  à  cette  condition  seulement  l'équilibre  pouvait  subsister  entre  tant  de 
peuples  rivaux.  Or,  loin  d'être  également  paternel  pour  tous,  le  pouvoir  des  Os- 
manlis  s'attacha  à  rester  un  gouvernement  de  famille,  un  trône  oriental.  La  dualité 
primitive  qui  menaçait  cet  empire  à  la  fois  asiatique  et  européen,  chrétien  et  mu- 
sulman, alla  donc  se  formulant  toujours  avec  plus  d'énergie,  jusqu'à  ce  qu'enfin 
les  deux  principes  el  les  peuples  des  deux  parties  du  monde  se  jetèrent  le  gant  cl 
engagèrent  une  lutte  acharnée.  Venise  appela  la  première  aux  armes  les  chrétiens  , 
subjugués,  el  par  ses  conquêtes  de  l'Archipel  et  de  l'Albanie  entama  celle  mon- 
strueuse monarchie.  Ensuite  vint  l'AutiMche,  puis  la  France,  puis  la  Russie;  car  il 
ne  fallait  rien  moins  que  l'effort  de  toutes  les  grandes  nations  pour  chasser  Osman 
de  sa  tente. 

Maintenant  il  s'agit  de  remettre  l'ordre  dans  cette  demeure  ruinée  par  les 
coups  vengeurs  de  tant  d'ennemis.  Les  deux  groupes  de  peuples,  musulmans  et 
chrétiens,  se  trouvent  toujours  en  présence,  aussi  peu  fondus  ensemble  qu'ils 
l'étaient  à  l'époque  d'Osman,  et  décidés,  les  uns  comme  les  autres,  à  ne  plus 
accepter  qu'à  titre  fédéral  l'union  avec  les  Osmanlis.  On  sait  avec  quelle  ardeur 
les  Arabes  de  Méhémet-Ali,  aussi  bien  que  ceux  de  la  Mecque  el  du  désert, 
appellent  cette  union  fédérative.  Les  Syriens  ne  sont  pas  plus  disposés  à  subir  le 


LE    MONDE   GRÉCO-SLAVE.  167 

joug  de  la  Porte  que  les  Arabes;  le  sultan  a  encore  moins  d'autorité  sur  les  tribus 
lerribles  qui  couvrent  les  montagnes  du  Kourdistan  et  de  la  Turconianie.  De  toutes 
les  provinces  asiatiques,  la  seule  Arménie,  pacilique  et  marchande,  semble  n'avoir 
aucun  projet  d'émancipation;  mais  elle  ne  sourirait  pas  moins  à  une  liberté  qui  lui 
serait  donnée  sans  exiger  de  sacrifices  d'argent.  L'absolutisme  de  la  Porte  est  donc 
tout  aussi  miné  du  côté  de  l'Asie  que  du  côté  de  l'Europe.  Ce  que  veulent  les 
Gréco-Slaves  est  précisément  ce  que  demandent  les  mahomctans  eux-mêmes,  et  la 
communauté  des  désirs  établit  ainsi  un  lien  sympathique  enire  les  Slaves  d'Eu- 
rope et  les  autres  peuples  de  l'empire  d'Orient. 


III. 

En  général,  les  produits  du  sol  sont  à  peu  près  les  mêmes  dans  toutes  les  pro- 
vinces gréco-slaves.  Le  bétail  est  la  principale  richesse  des  habitants;  il  y  a  même 
des  tribus  de  pasteurs  exclusivement  occupées,  été  comme  hiver,  du  soin  des  trou- 
peaux. Les  deux  peuples  les  plus  adonnés  à  la  vie  pastorale  sont  les  Serbes  et  les 
Moldo-Valaques.  Dans  leurs  vastes  forêts  de  chênes,  les  Serbes  entretiennent  surtout 
des  troupeaux  de  cochons  en  si  grand  nombre,  qu'ils  forment  la  principale  res- 
source du  pays,  et  ont  fourni  au  peuple,  en  temps  de  guerre,  assez  d'argent  pour 
couvrir  les  frais  de  campagne  et  l'achat  des  munitions.  Aussi  a-t-on  dit  que  les 
Turcs,  au  lieu  de  combattre  les  Serbes,  auraient  dû  se  tourner  contre  les  cochons 
de  la  Serbie,  en  détruisant  les  forêts  qui  les  nourrissent.  Les  Moldo-Valaques  ont 
des  troupeaux  de  gros  bétail,  et  même  de  chevaux  renommés  pour  leur  vitesse,  qui 
s'exportent  en  masse  sur  les  marchés  d'Allemagne  et  de  Russie.  La  Bosnie  et  la 
Hertsegovine  nourrissent  un  nombre  considérable  de  bœufs,  qui,  devenus  gras 
sont  conduits  aux  ports  de  l'Adriatique,  et  vont  alimenter  les  flottes  anglaises  de 
Corfou  et  une  partie  de  l'Italie.  Les  tribus  de  pâtres  de  ces  provinces  sont  appelées 
Vlahhi;  elles  ont  souvent  émigré  vers  les  montagnes  du  sud  et  vers  l'Albanie,  où 
elles  ont  même  donné  leur  nom  à  une  province,  le  Stari-Flah.  Partout,  jusque  dans 
le  Péloponèse,  ces  hommes  gardent  les  mêmes  mœurs  et  emploient  les  mêmes  pro- 
cédés pour  l'entretien  du  bétail;  ils  ont  le  même  costume  de  peaux  de  mouton,  la 
même  saleté,  la  même  intrépidité  sauvage,  jointe  à  la  passion  de  la  musique,  de  la  danse 
et  du  chant.  Partouton  les  voit,  durant  l'hiver,  campés  dans  les  vallées  profondes,  où 
ils  tiennent  leurs  troupeaux  parqués,  à  l'abri  du  vent,  dans  les  enfoncements  cal- 
caires en  forme  d'entonnoir  qu'offre  souvent  la  péninsule.  A  la  Saint-George, 
l'Orphée  .sauvage  lève  sa  tente,  et  conduit  au  son  de  la  flûte  son  troupeau  vers  le 
sommet  des  monts,  mais  lentement,  et  ne  quittant  un  plateau  que  quand  le  soleil 
en  a  desséché  les  eaux  et  les  herbages.  C'est  de  cette  manière  qu'il  atteint,  à  la  fin 
de  l'été,  les  mousses  alpestres,  encore  fraîches  lorsqu'au-dessous  de  lui  tout  le  reste 
de  la  verdure  est  déjà  consumé.  Il  reste  sur  les  cimes  jusqu'à  la  Saint-Dimilri 
(mi-octobre),  et,  chassé  par  les  premières  neiges,  il  commence  à  quitter  à  pas 
lents  la  région  des  sapins,  descendant  de  plateau  en  plateau  jusqu'à  la  fin  de 
novembre.  Alors  il  campe  de  nouveau  dans  les  gorges  et  les  défilés,  attentif  à  saisir 
le  moindre  rayon  de  soleil.  Telle  est  l'existence  du  voslws  ou  ovtcfiar,  pâtre  gréco- 
slave.  Cet  homme  au  visage  farouche  eflraie  souvent  les  voyageurs,  car  il  est  tou- 
jours armé;  mais,  s'il  affecte  un  ton  menaçant  avec  les  riches  et  les  grands,  le  faible 
n'invoque  jamais  en  vain  son  hospitalité. 


I(j8  LE   MONDE   GRECO-SLAVE. 

Toule  la  péninsule  abonde  en  loups,  sangliers,  ours,  grands  aigles,  daims,  che- 
vreuils, même  en  cliakals  dans  le  midi.  Vers  le  nord,  des  chevaux  sauvages  errent 
sur  les  plaines  ;  certaines  tribus  talares  de  Bulgarie  les  chassent  et  les  tuent  pour 
s'en  nourrir.  On  trouve  dans  les  provinces  grecques  des  ânes  et  des  mulets  qui 
égalent  en  beauté  ceux  d'Italie.  Il  y  a  en  Romélie  une  race  de  bœufs  blancs  qui 
rappellent  ceux  d'Homère,  et  qui  contrastent  par  la  noblesse  de  leurs  formes  avec 
les  hideux  bulfles  dont  les  pâturages  sont  couverts.  Le  buffle,  aux  mouvements  slu 
pides,  à  l'œil  terne  et  jaunâtre,  aux  cornes  renversées  sur  le  cou,  est  en  force  et  en 
grosseur  le  double  du  bœuf;  aussi  l'emploie-t-on  avantageusement  pour  les  plus 
lourds  charrois,  pour  les  transports  de  pierres,  de  fer,  de  sel.  C'est  le  chameau  de 
la  péninsule  :  informe,  apathique,  sobre,  endurci  à  la  fatigue  comme  le  chameau, 
il  se  laisse,  comme  lui,  conduire  par  des  enfants.  En  été,  l'abondante  transpiration 
de  cet  animal  l'excite  à  chercher  les  bourbiers.  Sur  les  vastes  plaines  sans  ruisseaux 
de  la  Romélie,  il  faut  lui  creuser  çà  et  là  des  fossés  d'eau  dormante,  où,  pendant  les 
plus  chaudes  heures  du  jour,  le  monstre  noir  est  plongé  jusqu'au  museau,  qu'il 
tient  immobile  au-dessus  de  l'onde  fétide,  et  toujours  dirigé  du  côté  d'où  vient  le 
vent,  l'ondulation  de  l'air  fùt-elle  imperceptible. 

Les  forêts  bulgares  abondent  en  petites  tortues.  Le  voyageur,  endormi  sous  la 
feuillée,  est  .souvent  visité  par  ces  timides  animaux,  qui,  étendant  leurs  longues 
pattes  hors  de  leur  écaille  tachetée,  viennent  chercher  les  restes  de  son  repas.  L'O 
riental  regarde  ces  tortues  comme  impures  et  n'oserait  pas  même  les  toucher;  ex- 
portées, elles  fourniraient  à  l'Européen  un  mets  très- recherché,  et  seraient  pour  les 
habitantsunenouvellebranched'industrie. C'est  ainsi  que  la  pèche  des  sangsues, abon- 
dantes dans  les  marécages  de  la  presqu'île  et  recueillies  pour  le  compte  des  mar- 
chands francs,  a  déjà  enrichi  plus  d'une  pauvre  famille. 

Parmi  les  végétaux  de  ces  provinces,  les  plus  communs  sont  le  myrte,  le  laurier- 
cerise,  le  mûrier  noir,  l'oranger, l'olivier,  le  sycomore,  le  térébinlhe,  le  chêne  à  grappe, 
le  tilleul,  le  châtaignier,  le  cyprès  et  le  superbe  platane  d'Orient,  qui  atteint  des  di- 
mensions colossales,  témoin  celui  de  Bouyouk-déré  ;  le  palmier  seul  manque  à  cette 
terre;  on  ne  l'y  voit,  comme  à  Athènes,  qu'exceptionnellement.  Les  arbres  fruitiers 
d'Europe  y  abondent,  on  y  trouve  des  forêts  entières  de  cerisiers  et  de  pruniers;  le 
fruit  de  ce  dernier  arbre  sert,  dans  toute  la  Turquie,  à  faire  l'eau-de-vie  appelée  j'oÂi(l). 
Assez  souvent  le  paysan  distille  lui-même  son  raki  ;  celui  des  Crées  est  uneanisette 
célèbre.  Les  céréales  peuvent  croître  partout  abondamment,  quoiqu'on  ne  les  cul- 
tive que  dans  les  cantons  agricoles.  Il  y  a  des  tribus  de  pasteurs,  d'autres  qui  se 
vouent  spécialement  à  l'état  de  laboureurs.  Le  peuple  agriculteur  par  excellence  esl 
le  Bulgare;  on  le  voit  se  répandre  par  bandes  appelées  jetclatsi,  en  grec  thcristctais, 
dans  les  provinces  éloignées  comme  l'Albanie,  la  Serbie,  la  Romélie,  pour  y  faire 
les  récoltes  ;  d'autres  troupes  de  Bulgares  s'en  vont  de  même  au  printemps  pour 
diriger  les  semailles.  Dans  tous  les  cantons  agricoles,  l'époque  des  moissons  esl  un 
temps  de  réjouissances  publiques;  la  population  des  villages  .slaves  s'en  va  couper 
ses  blés  au  son  des  instruments,  le  drapeau  de  la  tribu  en  tête.  L'instinct  d'associa- 
tion, si  prononcé  chez  ces  peuples,  fait  que  tout  le  monde  se  soumet  volontairement 
et  sans  salaire  à  celte  corvée  générale  dite  la  moba.  Le  blé,  coupé  ainsi  collective- 
ment, est  porté  dans  les  cours  de  ses  propriétaires  respectifs;  ce  sera  ensuite  au 
riche  d'aider  de  son  superflu  ses  frères  moins  fortunés,  et  il  le  fera  de  bonne  grâce. 

(1)  En  slave  s//i'oj7r««, 


LE    MOXDE    Giuico-SLAVE.  169 

I>'im|K>l  (les  pativros,  ([iic  nous  regardons  ooinine  une  nouveauté,  est  en  Orient  hi 
plus  vieille  cl  la  plus  respecloe  des  lois. 

En  Serbie,  on  conniience  les  moissons  le  lendemain  de  la  nalivilé  de  la  Vierge, 
Gospoya  daiie  (20  septembre);  en  Bulgarie,  on  les  fait  en  juillet,  et  en  juin  dans  la 
Romélie.  Les  chariots  qui  reçoivent  les  recolles  bulgares  se  composent  d'une  simple 
claie  posée  sur  le  train,  au-dessus  de  roues  très-bassos;  quehjuefois  ces  roues  ne 
sont,  comme  en  Valacliie  et  dans  certains  cantons  d'Italie,  que  des  distjues  en  bois 
traversés  par  l'essieu.  La  charrue  lurco-bulgarc  a  également  conservé  la  forme  pri- 
mitive de  cet  instrument,  c'est-à-dire  que  le  l)ois  du  soc  n'est  point  séparé  de  la 
tige  ou  longue  barre  attachée  au  joug  du  taureau.  Celte  forme  se  retrouve  en  Asie 
et  sur  le  Caucase.  De  telles  charrues  ne  font  guère  que  gratter  le  sol;  mais  la  terre 
où  fut  adorée  la  déesse  aux  mille  mamelles  est  encore  si  féconde,  qu'à  peine  ce 
léger  sillon  est-il  nécessaire.  L'aire  slavo-grecque  est  ronde  comme  un  cirque  ;  au 
centre  est  un  pilier;  on  y  attache  les  chevaux,  qu'on  fait  courir  circulairement  sur 
les  gerbes  étendues,  qu'ils  foulent  sous  leurs  pieds,  ou  bien,  comme  en  Macédoine, 
un  bœuf  traîne  lentement  sur  cette  arène  un  rouleau  de  marbre.  L'un  et  l'autre 
usage  se  retrouvent  en  Moldo-Valachie. 

L'agriculture  a  conservé  dans  la  péninsule  les  pratiques  du  temps  des  patriarches 
juifs.  N'écoulant  pas  le  surplus  de  la  moisson.  le  laboureur  ne  demande  à  la  terre 
que  ce  qui  sullil  aux  besoins  locaux;  aussi  la  plus  grande  partie  du  sol  demeure- 
t-elleen  friche.  Il  n'y  a  d'exploité  en  Serbie  qu'un  huitième  des  terres,  en  y  com- 
prenant même  les  prairies.  L'habitant  de  la  Choumadia  et  de  la  Macédoine,  pour 
s'épargner  la  peine  du  défrichement,  met  souvent  le  feu  à  de  superbes  forêts,  sur 
l'emplacement  desquelles  il  obtient  pendant  queliiues  années  d'abondantes  récoltes. 
Les  Serbes,  les  Albanais  et  les  Turcs  sont  les  plus  mauvais  agriculteurs  du  pays; 
partout  où  ils  dominent,  on  voit  des  plaines  magnifiques  couvertes  de  mauvaises 
herbes,  si  ondoyantes,  que  ces  plateaux  semblent  de  loin  des  lacs  verts.  Entre 
Aidos  et  Fakhi,  entre  Yeni-Sagra  et  Mengeli  en  Thrace,  on  rencontre  de  ces  savanes, 
longues  de  plus  d'une  lieue.  Mais  le  Bulgare  producteur  s'infiltre,  comme  une  eau 
féconde,  à  travers  ces  déserts  montagneux,  et  partout  où  il  pénètre  il  fonde,  loin 
de  la  vue  des  pachas,  des  oasis  de  culture,  souvent  aussi  beaux  que  nos  vallons  de 
Normandie.  L'irrigation  des  champs  et  des  prés  est  surtout  pratiquée  par  ce  peuple, 
disciple  en  cela  des  Grecs,  avec  une  admirable  entente  des  lois  de  la  statique.  Les 
moindres  ruisseaux  sont  utilisés,  chaque  sillon  reçoit  son  tribut  rafraîchissant,  pas 
une  goutte  d'eau  n'est  perdue.  L'étude  de  ces  procédés  nous  mènerait  probable- 
ment à  mieux  connaître  les  fameuses  irrigations  chaldéenucs  de  rantiquilé,  et  sim- 
plifierait peut-être  les  méthodes  de  nos  agronomes. 

Les  céréales  les  plus  estimées  sont  le  froment,  le  millet,  le  sorgo  ou  sirok  (blé 
noir),  et  surtout  le  koukourouts  (kalamboki  des  Grecs)  ou  le  maïs,  qu'on  plante, 
comme  en  France,  sur  de  longues  lignes  droites.  Un  grain  de  maïs  en  rapporte  trois 
cents;  un  grain  de  froment,  ([uinze.  Les  paysans  bulgares,  serbes,  moldo-valaques, 
ne  se  nourrissent  guère  que  de  farine  de  maïs  délayée  dans  du  lait;  ils  nomment 
cette  bouillie  inamal'uja  :  c'est  la  polenta  italienne.  En  été,  il  se  fait  partout  une 
étonnante  consommation  de  melons  de  toute  qualité.  La  Grèce  produit  une  espèce 
particulière  de  ces  fruits,  qui  ne  mûrit (juaux  ap[)roches  de  l'hiver,  et  dont  les  ca- 
banes macédoniennes  sont  souvent  comme  tapissées.  Les  olives  grecques  fournissent 
une  prodigieuse  quantité  d'huile;  on  évalue  à  vingt-cinq  ou  trente  livres  la  masse 
de  ce  liquide  tirée  annuellement  d'un  olivier  ordinaire.  Candie  en  exportait  naguère 


170  LE    MONDE    GRECO-SLAVE. 

encore  vingt  mille  livres  par  an;  si  les  Turcs  y  laissaient  libres  et  la  nature  et  le 
génie  grecs,  cette  magnifique  île  ne  serait  bientôt  qu'une  grande  forêt  de  ces  arbres 
précieux  :  les  oleasters  (oliviers  sauvages)  y  croissent  d'eux-mêmes  sur  toutes  les 
montagnes.  Il  n'est  pas  étonnant  que,  dans  des  contrées  où  les  plus  beaux  produits 
de  la  nature  surabondent,  la  pomme  de  terre  soit  inconnue.  Le  prince  de  Serbie 
Miloch,  pour  en  introduire  l'usage,  a  dû  rendre  une  loi  qui  enjoignait  à  tout  paysan 
d'avoir  un  petit  carré  de  ce  légume  près  de  sa  chaumière.  Cette  loi  est  tombée  avec 
la  domination  du  despote.  Depuis  quelques  années,  le  vladika  du  Monténégro  veut, 
dit-on,  imposer  à  ses  guerriers  la  même  culture.  Il  est  à  croire  qu'elle  ne  trouvera 
pas  plus  de  faveur  chez  les  Gréco-Slaves  qu'en  Espagne  et  dans  les  Deux-Siciles. 
Les  fléaux  de  ces  riches  contrées  sont  les  épizooties,  les  essaims  de  sauterelles,  qui 
fondent  quelquefois  sur  les  campagnes,  et  en  rongent  jusqu'au  dernier  brin  d'herbe. 
On  voit  en  Bulgarie  des  sauterelles  vertes,  sans  ailes,  et  tellement  énormes,  qu'elles 
en  valent  dix  des  nôtres.  Il  y  a  d'autres  sauterelles  ailées,  que  l'Orient  envoie  par 
masses  capables  d'obscurcir  le  ciel.  Contre  ce  fléau,  la  population  entière  se  lève 
et  marche  en  colonnes,  comme  pour  se  défendre  d'une  invasion. 

Les  Grecs  excellent  à  soigner  les  vergers;  ils  en  font  de  véritables  jardins  d'Ar- 
mide.  Aussi,  dans  leurs  principales  villes,'  ces  vergers  servent  de  promenades  pu- 
bliques ;  mais,  dans  certaines  îles,  et  sur  beaucoup  de  côtes,  les  arbres  ont  presque 
entièrement  disparu  sous  la  hache  turque.  Il  est  remarquable  que  certaines  pro- 
vinces sont  toutes  couvertes  d'inutiles  forêts,  tandis  que  des  districts  voisins  se 
trouvent  entièrement  dépourvus  de  bois.  Ainsi  l'Olympe  a  d'immenses  forêts  vierges, 
au  pied  desquelles  plusieurs  bourgades  thessaliennes  sont  réduites  à  se  chauffer, 
comme  en  Arabie,  avec  du  fumier,  tant  les  voies  de  communication  sont  rares.  Sur 
d'autres  montagnes  albanaises  et  grecques,  les  pâtres,  à  force  d'y  brûler  les  arbres, 
ont  fait  tarir  jusqu'aux  ruisseaux. 

La  culture  favorite  des  Gréco-Slaves  est  celle  de  la  vigne,  et,  si  elle  était  prati- 
quée avec  un  peu  plus  de  soin,  leurs  vignobles  réuniraient  bientôt  tout  ce  qui  carac- 
térise les  crus  les  plus  vantés.  Le  vin  rouge  de  Ténédos,  le  vin  doré  de  Chypre, 
sont  déjà  fameux,  et  s'exportent  partout.  Le  vin  blanc  de  Samos  est  une  espèce  de 
lunel;  celui  du  mont  Athos  rappelle  les  vins  d'Espagne,  ceux  de  Moldavie  les  vins 
de  Bourgogne  ;  Anibelakia,  Pharsale,  toutes  les  côtes  fournissent  un  vin  de  liqueur 
délicieux.  En  général,  le  principe  sucré  domine  trop  dans  les  vins  grecs;  les  vigno- 
i)les  slaves  au  contraire,  dans  la  llerlsegovine,  la  Bosnie,  la  Serbie,  ayant  à  lutter 
davantage  contre  l'hiver,  donnent  des  vins  moins  doux,  mais  plus  spiritueux,  et  qui 
se  conservent  mieux.  Enfin  les  vins  du  Danube  valaque  et  moldave,  beaucoup  plus 
aqueux  et  plus  acides,  sont  les  moins  recherchés.  Le  Valaque  a  un  moyen  d'amé- 
liorer ses  vins  :  il  les  fait  geler  pendant  l'hiver,  et  ce  qui,  au  fond  du  baril,  a  résisté 
à  la  congélation  forme  le  vin  le  plus  généreux.  Le  Smederevski  (vin  blanc  de  Snie 
derevo)  est  excellent.  Au  dire  des  Serbes  qui  les  cultivent,  les  vignobles  de  Smede- 
revo  descendent,  par  une  reproduction  non  interrompue,  des  ceps  que  planta  l'em- 
pereur Probus  sur  le  Mont-d'Or  de  ce  pays.  Tous  ces  vins  se  conservent,  ou  dans 
de  petits  tonneaux  très-longs  qui  se  portent  à  dos  de  cheval,  ou  dans  des  outres 
goudronnées.  Un  stardchine  (chef  de  village)  ne  se  met  jamais  en  route  sans  prendre 
avec  lui  une  de  ces  outres.  Les  vignobles  sont  partout  sans  échalas  et  rampants 
comme  en  France  ;  les  vignes  sauvages,  à  gros  raisins,  grimpent  seules  en  festons 
d'arbre  en  arbre.  Chaque  vignoble  a  sa  vigla  (vedette),  abritée  par  quelque  vieux 
orme  ou  par  un  rocher,  et  d'où  la  sentinelle  armée  veille  à  ce  que  ni  hommes  ni 


LE    MONDE    GIIECO-SLAVE.  171 

bestiaux  ne  viennent  faire  du  ilégAt;  il  en  est  de  mémo  pour  les  champs  de  maïs. 
Après  la  vendange  coinine  ai)rès  la  récolle  du  mais,  le  proi)riétaire  donne  à  ses  voi- 
sins un  grand  l)anquel. 

Bien  que  les  richesses  minérales  de  la  presqu'île  soient  extraordinaires,  elles 
restent  inexploitées.  La  plu|)art  des  rivières  bulgares,  serbes  et  surtout  valaques 
roulent  des  paillettes  d'or,  que  des  troupes  de  tsiganes  (Iwhémiens)  sont  continuel- 
lement occupées  à  ramasser.  Le  fer,  le  plomb,  l'argent  et  l'or  se  trouvent  en  assez 
grande  quantité  dans  les  montagnes  slaves  et  grecques.  Quelques  fourneaux  de 
forge  sont  établis  à  Karatovo  en  Macédoine,  à  Samokov  en  Bulgarie,  où  l'on  fond 
des  boulets  de  canon  et  où  l'on  fabrique  des  fusils.  La  Bosnie  et  la  Croatie,  plus 
abondantes  en  minerai,  sont  aussi  mieux  exploitées;  il  y  a  des  forges  à  Slarimaïdan, 
Kamengrad.  Klisoura,  Egripalanka,  etc.  Quant  à  la  Serbie,  un  minéralogiste  saxon, 
M.  Herder  de  Freyberg,  en  a  parcouru  les  montagnes  en  1855,  et  y  a  trouvé  la 
siénite,  le  porphyre,  la  serpentine  partout,  et  sur  quatre  points  différents  des  dé 
pôls  de  charbon  de  terre  qui  seront  un  jour  utiles  pour  la  navigation  à  la  vapeur. 
Près  du  monastère  de  Stoudenilsa,  on  a  découvert  une  qualité  de  marbre  blanc  qui 
a  paru  comparable  à  celui  de  Paros,  quoiqu'il  ne  me  semble  point  l'emporter  sur 
d'autres  marbres  de  la  Bulgarie.  On  a  établi  sur  le  Pek,  a  Saidchar  et  ailleurs,  des 
ateliers  de  lavage  pour  séparer  l'or  du  sable.  Les  deux  principales  mines  serbes 
sont  à  Maidan-Pek,  sous  le  Stol,  et  à  Roudnik,  où  l'on  trouve  de  l'argent,  du  plomb 
et  du  fer.  Sous  le  rapport  métallurgique,  les  montagnes  slaves  l'emportent  de  beau- 
coup sur  celles  des  pays  grecs  ;  peut-être  ces  dernières  furent-elles  épuisées  dès 
l'antiquité.  On  cite  pourtant  au  mont  Ida,  en  Troade,  une  riche  mine  de  plomb  et 
d'argent.  Les  eaux  minérales  abondent,  depuis  celles  des  Thermopyles,  en  Livadie, 
jusqu'aux  fameux  bains  d'Hercule,  sous  Mehadia,  à  la  frontière  valaque;  l'Albanie, 
la  Bosnie,  la  Macédoine,  en  ont  d'excellentes;  la  source  sulfurée  deBania  (les  bains) 
sur  la  Moravitsa,  en  Bulgarie,  attire  déjà  les  Anglais,  et  celle  de  Toplitsa,  près  de 
Nich,  en  Serbie,  pourra  un  jour  le  disputer  à  Tœplitz.  Il  y  a  des  marais  salants  à 
Kavak,  sur  le  golfe  de  Saros  (mer  Egée),  et  à  Achioli,  sur  la  mer  Noire;  il  y  en  a 
aussi  en  Albanie,  à  Bastova,  près  d'Aulone,  à  Paliouri.  près  d'Arta.  En  Bosnie,  à 
Touzia,  il  y  a  deux  sources  salées.  Toutefois  on  ne  tire  de  ces  diverses  salines 
qu'une  quantité  de  sel  insuffisante  pour  le  pays,  et  l'on  peut  dire  que  ces  nombreuses 
provinces  dépendent  entièremeut,  sous  ce  rapport,  de  la  Valachie,  qui  est,  de  toute 
l'Europe,  la  contrée  la  plus  riche  en  sel  fossile;  celui  de  la  petite  ValacUie  est  du 
sel  de  roche,  qui  se  taille  comme  de  la  pierre  et  se  colporte  en  gros  cubes. 


IV. 


Si  des  productions  naturelles  l'attention  se  porte  sur  l'industrie,  on  voit  la  plus 
extrême  indigence  succéder  à  une  exubérante  richesse.  A  peine  trouve-t-on  des 
vestiges  de  cet  ancien  luxe  byzantin  et  mauresque  qui  faisait  l'admiration  des  croi- 
sés. L'industrie  est  pratiquée  à  l'antique  :  comme  il  y  a  des  tribus  de  pasteurs,  de 
moissonneurs,  de  même  il  y  a  des  tribus  de  maçons,  de  bijoutiers,  do  fonlainiers, 
de  faiseurs  de  tapis.  La  bijouterie  en  filigrane  est  surtout  exercée  par  les  Tsintsars 
du  Pinde;  ce  sont  les  Genevois  de  l'empire.  Nos  pendules  sont  encore  chose  in- 
connue :  on  se  sert  de  clepsydres,  horloges  de  sable,  comme  au  temps  d'Alexandre. 
Il  y  on  a  à  Conslantinople  dans  tous  les  corps-de-garde.  Eij  revanche,  le  pins  pauvre 


17^  JLE   MONDE    GRECO-SLAVE. 

uiusuluian  a  sur  lui  une  montre,  nécessaire  pour  lui  indiquer  l'heure  précise  des 
cinq  prières  du  jour.  Les  l)eaux  lapis  turcs,  à  dessins  si  riches  et  si  variés,  ne  se  fa- 
briquent en  Europe  qu'à  Jarkoeet  à  Berliovtsa,  en  Bulgarie.  A  Jarkoe,  toute  la  popu- 
lation n'est  occupée  que  de  cette  industrie;  on  y  voit  les  jeunes  lilles  en  longues 
rangées,  accroupies  devant  leurs  métiers,  sous  les  hangars  et  les  portiques  exté- 
rieurs de  leurs  cabanes;  elles  travaillent  du  matin  au  soir  et  ne  gagnent  que  cinq 
francs  par  mois;  encore  leur  salaire  a-t-il  été  élevé  au-dessus  du  taux  ancien.  Les 
broderies  dont  les  vêtements  des  Gréco-Slaves  sont  ordinairement  couverts,  se  font 
partout  dans  l'intérieur  des  familles;  mais  les  brodeuses  reconnues  dans  tout  l'O- 
rient comme  les  plus  habiles  sont  les  Grecques.  Quoique  les  armes  se  fabriquent 
aussi  partout,  les  armuriers  bosniaques  de  Travnik  et  de  Mostar  sont  principale- 
ment renommés  pour  leurs  cimeterres  damassés.  Un  officier  du  génie  sous  Napo- 
léon, Pertuisier  (1),  en  accordant  aux  ouvriers  européens  la  supériorité  pour  les 
armes  à  feu,  reconnaît  que  les  Orientaux  savent  toujours  forger  les  meilleures 
armes  blanches.  De  même  les  selles  turques  sont  encore  les  meilleures  du  monde. 
].,es  selliers  sont  très-nombreux  ainsi  que  les  cordonniers  ;  Vopankc  ou  ypodema, 
bottine  slavo-grecque,  est  la  partie  la  plus  richement  travaillée  du  costume  hé- 
roïque ou  palikarîen.  Les  charrons  au  contraire  sont  rares  ;  il  n'y  a  guère  en  effet 
que  les  femmes  des  pachas  qui  emploient  les  arrubus,  voitures  turques,  et  le  cha- 
riot du  paysan,  fait  par  lui-même,  est  toujours  Yumaxis  de  l'antiquité  grecque,  à 
roues  très-basses,  le  plus  souvent  pleines.  Des  moulins  à  vent  ne  se  rencontrent 
que  sur  les  côtes  grecques  et  dans  les  îles.  Les  villages  de  l'intérieur,  pour  moudre 
leur  blé,  emploient  encore  des  moulins  à  bras  de  la  même  forme  que  ceux  des  an- 
ciens. On  trouve  pourtant  des  moulins  à  eau  sur  la  plupart  des  affluents  du 
Danube. 

Quant  aux  arts  et  aux  sciences  qui  fleurirent  si  longtemps  à  Byzance,  les  Gréco- 
Slaves  n'en  gardent  plus  même  le  souvenir.  La  médecine  n'est  guère  exercée  que 
par  les  sorcières,  et  la  chirurgie  par  les  barbiers  ;  le  rasoir  est  leur  unique  instru- 
ment; il  leur  sert  pour  la  circoncision,  pour  la  saignée,  comme  pour  les  amputations. 
Point  d'accoucheurs,  la  nature  les  rend  le  plus  souvent  inutiles.  Quant  aux  blessures 
laites  par  les  armes,  les  médecins  qui  ont  vécu  dans  ces  contrées  reconnaissent  que 
le  paysan  serbe  et  albanais  a  pour  les  guérir  des  procédés  particuliers  et  très- 
efficaces.  Il  ne  serait  certainement  pas  inutile  que  nos  chirurgiens  de  régiment 
s'appropriassent  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  ces  antiques  méthodes  curatives  des 
peuples  guerriers.  La  fièvre  intermittente  et  la  dyssenterie  étant  à  peu  près  les 
seules  maladies,  ceux  qui  en  sont  atteints  se  font  réciter  des  prières  par  les  papas, 
et  boivent  force  eau  pure.  En  Oi'ient,  la  cure  d'eau  est  d'usage  antique.  Les  Slaves, 
pour  leur  malheur,  sont  très-enclins  à  substituer  à  l'eau  les  liqueurs  spiritueuses, 
ce  qui  transforme  la  fièvre  intermittente  en  fièvre  jaune.  L'absence  totale  de  secours 
éclairés  doit  faire  mourir  en  bas  âge  tous  les  enfants  faibles;  ceux  d'une  constitution 
forte  survivent  seuls,  et  leur  vigueur  naturelle  s'augmente  encore  par  la  sobriété 
que  ces  hommes  apportent  d'ordinaire  dans  toutes  les  jouissances  sensuelles.  Si  la 
population  se  trouve  ainsi  diminuée,  du  moins  le  pays  est-il  débarrassé  des  masses 
d'infirmes  et  d'impotents  qui  en  Europe  affligent  la  vue.  L'Orient,  quoi  qu'en 
disent  les  journaux,  n'a  généralement  que  des  populations  robustes. 

Les  arts  du  dessin  sont  tombés  au  rang  des  arts  mécaniques.  L'église  d'Orient, 

(1)  Promenades  dans  Comtantinople. 


LE    MUNUË   GnÉCO-SLAVli:.  173 

aussi  bien  que  l'islamisiue,  proscrit  la  sculpture;  h  peine  permet- elle  d'orner  de 
quehiues  arabosciues  les  pierres  sépulcrales.  La  peinture  fait  à  elle  seule  les  frais 
de  décoration  des  palais  counue  des  temples  des  deux  religions;  mais  elle  est  tenue 
à  des  formules  sacerdotales,  î»  des  types  corrompus  qu'elle  doit  répéter  servilement. 
L'architecture  est  plus  libre  :  toutefois  les  Gréco-Slaves,  comme  les  anciens  Hellènes, 
continuent  î»  n'employer  la  pierre  que  pour  les  édifices  publics  et  les  travaux  d'u- 
tilité générale.  Parmi  ces  travaux,  on  remarque  des  ponts  en  très-grand  nombre, 
la  plupart  antérieurs  aux  Turcs  et  d'origine  slave  ou  grecque.  Le  plus  long  de  tous, 
celui  de  Silivria,  compte  cinquante- deux  arches;  celui  de  Larisse,  sur  la  Salambria, 
en  a  douze;  celui  de  Mouslapha-Pacha,  sur  la  Maritsa,  en  a  dix-neuf.  On  admire 
celui  de  Moslar,  cpii  a  donné  son  nom  à  cette  ville  (1),  et  dont  l'arche  unique  sur 
la  Narenta  présente  cinquante  aunes  d'ouverture.  Maltebrun  prétend  à  tort  qu'il 
fui  «  bâti  par  un  menuisier  de  la  ville,  après  que  les  architectes  turcs  en  avaient 
désespéré.  »  C'est  un  ouvrage  grec  très-ancien.  On  doit  citer  quelques  beaux  ponts 
modernes  en  bois,  celui  de  Salonik,  sur  le  Vardar,  de  trois  cents  pieds  de  longueur, 
celui  de  Philippopoli,  sur  la  Maritsa,  celui  d'Andrinople,  sur  l'Arda. 

Les  palais,  sans  excepter  ceux  du  sultan,  sont  fort  loin  d'égaler  en  éclat  ceux  des 
plus  petits  souverains  d'Europe  :  l'Oriental,  même  lorsqu'il  occupe  le  premier  rang 
de  l'État,  dédaigne  le  luxe  pour  sa  demeure  privée;  tout  ce  qu'il  a  de  précieux  est 
réservé  à  l'ornement  des  temples  ;  aussi  voit-on  des  mosquées  qui  ne  le  cèdent  pas 
en  magnificence  à  nos  premières  cathédrales,  et  qui  l'emportent  sur  nos  églises 
quant  à  la  richesse  des  dotations.  Parmi  les  couvents  chrétiens,  les  plus  remar- 
quables sous  le  rapport  de  l'architecture  sont  ceux  du  mont  Athos  en  Macédoine; 
en  Bulgarie  celui  du  Rilo,  tout  inconnu  qu'il  est,  peut  cependant  rivaliser  avec  les 
plus  majestueux  du  catholicisme. 

Quant  aux  simples  maisons,  même  dans  les  villes,  elles  forment  un  réseau  de 
charpentes  reliées  par  de  légères  parois  d'argile  et  de  chaux.  Une  de  ces  maisons, 
contenant  sept  ou  huit  chambres,  se  vend  à  la  campagne  pour  cent  ou  deux  cents 
francs.  Ces  constructions  gréco-slaves,  qu'on  retrouve  chez  les  Mongols  et  les 
Tatars,  s'élèvent  prodigieusement  vite,  et  l'on  conçoit  que  le  peuple  en  fasse  sans 
grande  peine  le  sacrifice,  comme  lors  de  l'incendie  de  Moscou.  A  Andrinople,  deux 
mille  boutiques  bridèrent  en  1837  ;  elles  étaient  rebâties  deux  mois  après;  à  Bito- 
glia,  un  même  nombre  de  maisons,  brûlées  en  1850,  étaient  toutes  relevées  l'année 
suivante.  Les  monuments  des  villes  orientales  les  plus  importants  après  les  temples 
sont  les  fontaines;  dans  les  villages  même,  il  y  en  a  de  très-belles.  Les  fontainiers, 
sou-teratsi,  forment  une  corporation  jjresque  exclusivement  composée  d'Albanais 
du  canton  de  Drinopolis,  au  nord-ouest  de  Janina,  lesquels  exercent  leur  métier  de 
père  en  fds  dans  tout  l'empire.  Cette  tribu  a  réellement  acquis  une  grande  habileté 
dans  l'art  d'amener  à  peu  de  frais  les  eaux  des  plus  grandes  distances;  elle  remplace 
d'ordinaire  l'aqueduc  aérien  par  des  conduits  souterrains,  et,  pour  rendre  à  l'eau 
sa  force  ascendante  perdue  dans  les  vallées,  elle  bâtit  des  pyramides  hydrauliques 
nommées  taksim.  On  rencontre  de  ces  pyramides  dans  toute  la  péninsule. 

Par  suite  de  l'incurie  ottomane,  les  rivières  sont  dans  un  état  déplorable;  des 
bancs  de  sable,  des  digues  de  troncs  d'arbres  amassés  par  l'ouragan,  les  barrent 
en  tous  sens,  et  cependant  il  serait  facile  de  faire  sillonner  la  plupart  de  ces  cours 
d'eau  par  de  légers  bateaux  à  vapeur  qui  mettraient  l'intérieur  du  continent  en 

(1)  Le  mot  slave  mnst  signifie  poiil. 


174  LE    MOIVnE    GRÉCO-SLAVE. 

conimiinicalion  avec  la  mer.  Aujourd'hui,  les  rivières  de  la  péninsule  ne  peuvent 
pas  même  porter  des  bateaux  ordinaires;  on  n'y  voit  que  des  trains,  ou  la  caïk 
{l'antique  monoxylnn),  nacelle  formée  d'un  seul  tronc  d'arbre  creusé,  et  dans 
laquelle  trois  ou  quatre  personnes  au  plus  peuvent  se  tenir  accroui)ies,  car  le 
moindre  faux  mouvement  ferait  chavirer  une  caïk.  Les  routes  ne  sont  pas  en  meil- 
leur état,  o"u  plutôt  elles  sont  à  peu  près  défoncées.  Çà  et  là  dans  les  provinces  on 
rencontre  des  fragments  de  voies  pavées,  qui  au  bout  d'une  lieue  ou  deux  se  ca- 
chent de  nouveau  sous  l'herbe  ou  dans  les  broussailles.  Ces  voies  démantelées  ne 
sont  que  des  sentiers  fort  étroits  (en  grec  monopatîa),  c'est-à-dire  pratiqués  pour 
un  cavalier  seul,  et  il  faut  plaindre  le  voyageur  forcé  de  suivre  ces  routes  à  pierres 
aiguës,  à  trous  profonds.  Il  est  vrai  qu'on  y  peut  reconnaître  la  merveilleuse  sûreté 
du  pied  des  chevaux  slavo-grecs,  qui  allongent  en  tâtonnant  leurs  sabots  garnis  de 
fers  pleins  et  bombés,  à  peu  près  comme  ces  chats  dont  quelque  enfant  malin  a 
collé  les  pattes  dans  des  coquilles  de  noix.  Mais  rien  n'approche  des  skela,  chemins- 
escaliers,  ébauchés  plutôt  que  taillés  dans  le  roc,  le  long  des  précipices,  pour 
franchir  les  montagnes.  Quant  aux  dromoi,  routes  carrossables,  il  n'y  en  a  plus. 
Le  sultan  Mabmoud  avait  établi  une  de  ces  routes  lors  de  son  voyage  en  Bulgarie, 
de  Stamboul  jusqu'à  Choumla;  cette  voie  était  à  la  russe,  avec  des  poteaux  comme 
ceux  qui  indiquent  les  verstes  ;  elle  est  devenue  impraticable,  faute  d'entretien. 

On  conçoit  qu'avec  un  tel  système  de  voies  de  communication  le  grand  com- 
merce soit  impossible.  Chaque  province  doit  consommer  prescjue  à  elle  seule  les 
produits  de  son  sol;  aussi  le  bas  prix  des  denrées  surpasse-t-il  toute  croyance.  Le 
bétail  n'est  guère  plus  cher  :  la  livre  de  viande  vaut  8  à  12  centimes,  la  livre  de 
vin  (car  il  se  pèse)  vaut  un  sou;  un  mouton  entier  se  vend  2  francs.  Une  vache 
coûte  de  20  à  30  francs,  un  bœuf  50  ;  un  bon  cheval  serbe  ou  bulgare  coûte  de  80 
à  1-40  francs  ;  en  Macédoine  ou  en  Romélie,  il  est  plus  cher;  les  frais  quotidiens  de 
sa  nourriture  sont  de  15  à  18  sous,  de  25  sous  à  Constantinople  (1).  Le  quintal  de 
blé  coûte  en  Bulgarie  de  2  à  5  francs,  en  Serbie  5  francs,  en  Hertsegovine  7.  A 
Stamboul,  pour  tenir  le  pain  toujours  à  bon  marché,  l'État  a  ses  greniers,  les  seuls 
où  les  boulangers  puissent  s'approvisionner.  Les  paysans  de  la  Thrace  sont  forcés 
de  livrer  à  ces  établissements  leurs  grains  à  un  taux  souvent  au-dessous  du  prix 
courant.  Ces  greniers  de  prévoyance,  si  anciens  dans  l'histoire  d'Orient,  seraient 
pourtant  une  bonne  institution,  s'ils  n'outrepassaient  pas  leur  but  et  n'enfouissaient 
pas  la  richesse  du  peuple,  au  lieu  d'en  assurer  le  développement  continu.  Les  pro- 
vinces ont  aussi  des  magasins  publics,  où  le  paysan  porte,  comme  en  Hongrie,  sa 
dîme,  ou  l'impôt  en  nature  dû  à  l'Etat.  Les  familles  gréco-slaves  déposent  fréquem- 
ment leur  blé  dans  des  cavernes  et  des  trous  garnis  de  paille,  qui  rappellent  ces 
silos  d'Egypte  où  les  céréales  se  conservent  durant  des  siècles. 

Les  marchés  d'approvisionnement  ont  lieu,  non  le'feamedi,  comme  en  Occident, 

(1)  Une  peau  de  bœuf,  dans  les  provinces,  coûte  de  7  à  9  fr.,  une  peau  d'agneau  1  fr., 
une  livre  de  miel  -iO  ou  50  cent.  Les  cochons,  dont  la  Serbie  fait  un  si  grand  commerce, 
coûtent  de  7  à  15  fr.  engraissés,  et  pèsent  de  150  à  200  livres  ;  ils  se  vendent  en  Hongrie 
30  ou  60  fr.,  et  à  Vienne  75  fr.  De  Vienne,  le  surplus  de  ces  cochons  suit  le  Danube, 
arrive  en  Bavière,  puis  eu  Alsace,  cl  de  là  vient  jusqu'à  Paris.  Mais,  tandis  qu'à  Zoralin 
l'octroi  autrichien  ne  prélève  par  tête  de  ces  animaux  que  •'  l'r.  75  cent,  pour  les  procurer 
aux  villes  d'Autriche  en  abondance,  la  douane  française  de  Strasbourg  les  impose  au  taux 
énorme  de  13  fr.  20  cent.,  ce  qui  prive  uéccssairemenl  Paris  d'un  plus  grand  approvision- 
nement de  bestiaux  slaves. 


liE    MONDE   GRÉCO-SLAVE.  17ij 

mais  le  dimanche  matin,  jour  dont  le  paysan  profite  pour  ai>porler  ses  denrées  à  la 
ville,  en  même  temps  qu'il  vient  assister  à  la  messe  du  despote  ou  vludika.  Chaque 
habitant  se  munit  alors,  comme  en  Russie,  de  vivres  pour  toute  la  semaine.  Les 
Francs  des  Échelles  prétendent  qu'il  n'y  a  pas  de  foires  dans  l'intérieur  de  la  Tur- 
quie; il  y  en  a  au  contraire  de  très-considérables.  Ces  peuples  à  vie  sédentaire 
s'approvisionnent  en  ell'el,  d'une  saison  à  l'autre,  de  tout  ce  qui  leur  est  nécessaire. 
A  Prilipe,  dans  la  Macédoine  slave,  à  Eski-Djoumaa  en  Bulgarie,  et  à  Ousoun- 
Chaaova,  il  y  a  des  foires  où  campent  quelquefois  cent  mille  personnes.  Les  con- 
trats sont  rédigés  par  des  espèces  de  notaires,  la  plupart  grecs,  qu'on  voit  dans 
tous  les  bazars,  écrivant  sur  leurs  genoux,  au  fond  de  leurs  petites  échoppes,  ou 
bien  se  promenant,  un  encrier  de  laiton  à  la  ceinture,  et  portant  le  kalem,  plume 
de  roseau,  dans  un  étui,  avec  le  kalemtrach  ou  canif.  Ceux  qui  savent  déchiffrer 
une  ou  deux  des  sept  écritures  turques,  dont  la  plus  haute,  celle  du  divan,  est 
l'écriture  oflicielle,  sont  déjà  des  cffendis  (personnages).  Les  paiements  se  font, 
même  parmi  les  Turcs,  aux  termes  adoptés  dans  l'ancien  empire  grec,  de  la  Saint- 
George  à  la  Saint-Dimitri,  du  5  mai  au  '■lô  octobre.  Pour  montrer  combien  le 
crédit  est  nul,  il  suffira  de  dire  que  le  taux  moyen  de  l'intérêt  de  l'argent  en  Tur- 
quie, et  même  en  Serbie,  est  de  20  pour  100  ;  en  Albanie,  il  se  fait  des  emprunts 
à  48  pour  100;  on  place  sur  hypothèque  à  12  et  jusqu'à  24  pour  100. 


V. 


Pour  étudier  la  vie  domestique  des  Gréco- Slaves,  il  faut  quitter  les  grandes 
villes,  les  routes  battues,  et  aller  chercher,  au  fond  de  leurs  gorges  et  de  leurs  sau- 
vages vallées,  les  tribus  restées  fldèles  aux  mœurs  primitives.  Là  se  dévoilent,  dans 
toute  la  naïveté  de  leurs  vertus  et  de  leurs  défauts,  le  robuste  et  laborieux  Bul- 
gare, au  cœur  mieux  doué  que  l'esprit;  le  Serbe  paresseux,  mais  poète  et  guerrier 
intrépide;  le  simple  et  obstiné  Bosniaque  ;  le  Monténégrin,  libre  penseur  au  village, 
renard  aux  mille  ruses  dans  le  combat,  mais  vainqueur  généreux;  l'astucieux  et  in- 
domptable Albanais;  le  doux  et  spirituel  Valaque;  le  Grec  à  la  fois  économe  et 
magniflque,  enthousiaste  et  raisonnable,  aventureux  et  prudent.  Mais,  pour  entre- 
prendre un  pareil  voyage,  il  faut  autre  chose  qu'une  curiosité  de  touriste.  Il  faut 
se  préparer  à  toutes  les  privations,  savoir  coucher  en  plein  air,  vivre  de  fruits  comme 
un  anachorète,  et  risquer  sa  vie  comme  un  soldat.  Si  on  ne  craint  pas  de  s'exposer, 
à  travers  les  repaires  de  klephles,  aux  hasards  d'une  telle  excursion,  on  fait  sa  pro- 
vision de  vivres  et  on  se  procure  un  guide  pour  la  route  ;  une  petite  boussole  même, 
pour  s'orienter  au  besoin,  n'est  point  chose  superflue.  Il  faut  se  garder  d'emporter 
des  armes  brillantes;  un  fusil  simple,  un  poignard  et  des  pistolets  communs  doi- 
vent suffire.  Les  brigands  laisseront  passer  le  voyageur  ainsi  armé  en  lui  souhaitant 
bonne  fortune,  dobra  sretja;  peut-être  même  l'inviteront-ils  à  partager  leur  repas 
sous  le  rocher.  Il  ne  faut  pas  non  plus,  comme  dans  un  voyage  d'Asie,  prendre  le 
turban  et  l'habit  osmanli.  Ici  le  Turc  n'est  plus  chez  lui,  il  est  seulement  campé. 
Si  donc  l'on  veut  être  respecté  de  tous,  on  doit  revêtir  le  magnifique  costume  grec 
ou  garder  l'habit  franc.  Comme  on  est  assez  exposé  à  s'égarer,  même  avec  un  guide, 
il  ne  faut  pas  manquer  non  plus  de  se  munir  de  cartes  :  les  meilleures  sont  celles 
de  Trommelin  et  Lapie,  qui  embrassent  en  seize  feuilles  toute  la  Turquie  d'Europe. 

On  monte  ces  chevaux  slavo-latars,  maigres  et  petits,  qui  semblent  n'avoir  que 


176  LE    MOM)E    GRÉCO-SLAVE, 

le  soiilllo  et  qui  vont  eoinme  le  vent.  A  peine  le  cavalier  a-t-il  un  pied  dans  l'élrier 
qu'il  est  emporté  au  galop.  Nos  belles  voitures  à  vapeur,  marchant  sur  des  lignes 
de  fer,  vont-elles  aussi  vite?  Je  ne  sais;  mais  elles  offrent  certainement  aux  hommes 
lassés  de  la  vie  casanière  moins  de  jouissance  qu'une  caravane  ainsi  lancée.  Au  lieu 
de  grandes  routes,  à  peine  trouve-t-on  des  sentiers  ;  là  où  manque  un  pont,  ce  qui 
n'est  pas  rare,  le  voyageur  n'a  qu'à  pousser  sa  monture  dans  le  torrent,  sans  s'in- 
quiéter de  la  profondeur,  et  le  cheval  le  transportera  fidèlement  vers  l'autre  rive, 
à  gué  ou  à  la  nage,  peu  lui  importe.  Si  l'on  persévère  quatre  ou  cinq  jours,  cette 
manière  de  voyager  ne  tardera  pas  à  séduire;  bientôt  oncompi-endra  tout  le  charme 
de  la  vie  nomade,  on  comprendra  l'Orient,  pays  des  pèlerins  et  des  sophis,  où 
l'homme  ne  regarde  sa  maison  que  comme  une  tente,  son  existence  que  comme 
une  halte  passagère,  pour  laquelle  il  est  superllu  de  s'entourer  de  tant  de  meubles 
et  de  choses  prétendues  confortables  à  l'usage  de  notre  Europe.  Le  soir  on  cherche, 
pour  y  camper,  un  lieu  pittoresque,  une  colline,  un  platane  près  d'une  source  ;  on 
enfonce  dans  le  soi  la  lance  à  boule  dorée,  d'où  se  déroule  la  toile  de  lin  qui  doit 
abriter  le  voyageur.  On  s'étend  sur  le  sein  maternel  de  cette  vieille  terre  qui  nour- 
rissait nos  premiers  aïeux,  comme  elle  nourrira  nos  derniers  descendants.  Un  tapis 
préserve  de  l'humidité  du  sol,  sans  enlever  ce  qu'a  d'embaumé  le  contact  des  gazons 
fleuris.  Aux  lèvres  le  tchibouk,  près  de  soi  une  amphore  de  vin  grec,  on  regarde 
se  coucher  le  soleil,  et  dans  un  repos  total,  partagé  en  ce  moment  avec  toute  la 
nature,  on  attend  le  repas  du  soir.  Vous  êtes  dans  le  désert,  mais  en  même  temps 
sur  le  grand  chemin  du  monde  ;  tout  frère,  c'est-à-dire  tout  homme  qui  passe, 
s'arrête,  ou  vous  envoie  la  temcna,  ce  magnifique  salut  oriental  qui  consiste  à  s'in- 
cliner en  posant  la  main  sur  le  cœur,  et  à  se  redresser  en  la  portant  au  front, 
comme  pour  dire  :  Ami,  mon  cœur  l'est  dévoué,  et  mon  esprit  t'élève  vers  le  ciel. 
Si  vous  prenez  votre  repas,  souvent  le  passant  s'invitera  lui-môme,  et  viendra  s'as- 
seoir à  votre  table  de  gazon.  Si  c'est  vous  qui  passez,  on  vous  appelle,  on  vient 
vous  prendre;  il  faut  que  vous  partagiez  le  repas  de  vos  frères  inconnus;  bergers 
ou  marchands,  grands  ou  pauvres,  n'importe,  ils  sont  vos  égaux,  et  il  est  si  naturel 
que  des  frères  partagent  ce  qu'ils  ont. 

La  nuit  venue.  Européens  et  Gréco-Slaves  se  rangent  autour  du  foyer  improvisé, 
et  la  conversation  se  fait  souvent  en  quatre  ou  cinq  langues.  Si  les  environs  du 
campement  sont  infectés  de  chakals  et  de  sangliers,  au  lieu  d'élever  une  tente,  on 
suspend  avec  des  cordes  son  hamac  entre  des  arbres;  d'un  lapis  étendu  on  se  fait 
un  dais  pour  se  préserver  de  la  rosée,  et  l'on  s'endort  en  sécurité.  Dans  les  plaines 
situées  entre  Constanlinople  et  le  Taurus  ou  les  Balkans  d'Europe,  ces  précautions 
deviennent  même  inutiles;  le  climat  y  est  d'une  douceur  extrême,  et  les  animaux 
sauvages  ne  se  hasardent  que  rarement  dans  ces  longues  steppes  nues. 

Le  malin,  le  soleil  se  lève  sans  aurore  et  inonde  subitement  la  lerredeses  rayons. 
Un  léger  cri  du  guide  fait  accourir  vos  petits  chevaux  arabes  et  slaves,  aux  yeux  à 
fleur  de  tête,  au  front  saillant  et  aigu.  Vous  partez,  et,  s'il  le  faut,  votre  monture 
ira  jusqu'au  soir  sans  broncher,  sans  s'arrêter  même  pour  boire.  De  dislance  en  dis- 
lance, on  rencontre  quelque  tombeau  turc,  avec  ses  deux  colonnes  debout,  que, 
sous  le  crépuscule,  on  pourrait  prendre  de  loin  pour  deux  rayas  qui  causent.  Parmi 
ces  colonnes,  il  y  en  a  de  très-belles,  et  même  d'antiques,  en  marbre  blanc  ;  presque 
toujours  elles  sont  penchées  :  qui  sait  si  par  là  les  anciens  imans  ne  voulaient  pas 
indiquer  la  chute  du  guerrier  retombant  au  soin  de  la  terre?  Ces  sépulcres  aller 
nent  sur  les  routes  avec  les  fontaines.  Quelquefois  celles-ci  sont  couvertes  d'un 


LE   MONDE    GHECO-SLAVE.  177 

Ironc  d'arbre  creusé,  ou  d'une  grosse  pierre  forée  et  plantée  sur  l'orifice  du  puits. 
On  trouve  de  ces  pierres  qui  sont  d'élégants  chapiteaux  pareils  à  ceux  qui  ornent 
les  gracieuses  fontaines  des  petites  rues  déterrées  de  Pompeïa.  Au-dessus  de  ces 
puits,  les  Grecs  et  les  Bulgares  du  désert  ont  soin  d'entretenir,  pour  l'usage  de  leurs 
caravanes,  un  balancier  et  un  seau  formés  d'un  tronc  d'arbre. 

Autant  ces  jilaines  sont  tristes  et  dépouillées,  autant  les  villages  sont  frais  et 
riants.  Voyez  ceux  des  musulmans  gréco-slaves  de  la  Bosnie,  de  la  Macédoine  et 
de  l'Albanie  :  le  silence  règne  dans  les  rues  désertes;  mais  ces  bosquets  qui  entou- 
rent, qui  cachent  presque  chaque  maison,  ces  arbres  qui  entrelacent  autour  des 
fenêtres  et  des  portes  leurs  branches  chargées  de  fruits,  ces  eaux  courant  sous 
l'herbe  haute,  comme  à  la  dérobée,  vers  la  cabane  qui  sert  de  salle  de  bain  h  la  fa- 
mille, tout  cet  ensemble,  enlin,  porte  un  caractère  d'innocence,  de  pureté  calme, 
qui  ramène  la  pensée  vers  les  jours  des  patriarches.  Si  l'on  entre  dans  un  village 
chrétien,  par  exemple  dans  un  celo  bulgare,  on  n'y  remarque  pas  le  même  luxe  de 
végétation,  parce  que  le  Bulgare,  exploitant  toute  la  campagne,  ne  peut  consacrer 
autant  de  soin  à  l'entourage  de  sa  demeure;  et  puis  il  est  raya,  il  tremble  de  pa- 
raître riche,  il  enfouit  sous  le  sol  sa  hutte  de  branchages.  Mais  attendons  le  soir. 
Dès  que  la  nuit  approche,  on  voit  descendre  de  toutes  les  montagnes  voisines  les 
bergères  et  les  enfants  ramenant  du  désert  leurs  innombrables  troupeaux.  A  leurs 
chants  joyeux  se  mêlent  le  bêlement  des  moutons,  des  chèvres,  le  mugissement  des 
grands  buUles  et  le  tintement  de  la  sonnette  des  vaches-mères.  Chaque  baba  (femme 
de  ménage  bulgare),  debout  sur  le  seuil  de  sa  cour,  compte  le  bétail  au  passage, 
et  se  prépare  à  traire  le  lait.  Alors  se  révèle  toute  la  magie  agreste  des  Balkans. 

En  Orient  même,  où  l'hôte  est  un  être  si  sacré,  l'hospitalité  des  Bulgares  est  pro- 
verbiale, elle  ne  peut  être  comparée  qu'à  la  pMloxenia  des  Grecs.  C'est  grâce  à 
cette  hospitalité  que  les  coins  les  moins  fréquentés  de  l'empire  deviennent  abor- 
dables pour  le  voyageur.  En  Serbie,  il  en  est  de  même  :  dès  que  sont  dissipés  les 
premiers  soupçons  que  provoque  nécessairement  l'arrivée  d'un  inconnu  chez  des 
hommes  qui  ont  été  longtemps  esclaves,  dès  qu'ils  se  sont  assurés  qu'on  ne  leur 
veut  pas  de  mal,  ils  sont  tout  à  l'étranger.  Le  Serbe  offre  à  son  hôte  la  place  d'hon- 
neur au  foyer,  le  consulte  pour  les  lois  de  l'État,  comme  pour  l'organisation  de  sa 
famille.  Dans  toutes  les  cabanes  où  entre  l'étranger,  les  petits  enfants  viennent  :i 
lui  en  souriant,  au  lieu  d'aller  se  cacher,  comme  font  les  enfants  des  Turcs.  S'il  vi- 
site un  riche  citoyen,  la  maîtresse  de  la  maison  se  présente  d'abord  pour  lui  baiser 
la  main,  et  il  ne  peut  échapper  à  cette  triste  politesse  de  l'Orient  qu'en  élevant  la 
main  et  la  posant  à  la  grecque  sur  son  cœur.  Introduit  dans  la  salle  d'honneur, 
qui  sert  en  même  temps  de  chambre  à  coucher,  sans  laisser,  ainsi  que  doivent  faire 
les  Turcs,  leurs  souliers  sur  le  seuil,  il  s'avance,  en  Franc  libre,  sur  les  beaux  tapis 
rouges,  et  va  se  placer,  en  face  du  knèzc  ou  chef,  sur  des  coussins  de  velours. 

L'habitant  des  villes  n'exerce  pas  l'hospitalité  avec  moins  d'empressement  que 
le  montagnard.  Pour  héberger  le  Franc,  il  vient  souvent  le  chercher  au  hane{{), 
que  l'on  quitte  sans  regret,  car  tout  ce  que  le  voyageur  peut  se  procurer  au  liane, 
c'est  une  chambre  vide  pour  lui  et  une  place  à  l'écurie  pour  son  cheval.  Il  faut 
aller  à  la  mehana  (2)  prendre  ses  repas;  et  si  c'est  l'hiver,  dans  une  chambre  sans 
vitres,  on  n'a  pour  se  préserver  du  froid  qu'un  ntaiigal,  plat  de  braises  (ju'il  faut 

(1)  Hôtellerie. 

(2)  Restaurant  oriental. 


178  LE    MONDE    GRECO-SLAVE. 

renouveler  sans  cesse.  Content  de  quitter  un  tel  gîte,  vous  suivez  votre  nouvel 
hôte,  dont  la  famille  regarde  comme  une  fête  votre  entrée  sous  son  toit.  Ce  jour-là 
une  activité  inaccoutumée  règne  dans  cet  intérieur  d'ordinaire  si  monotone.  Pour 
vous  honorer,  votre  hôte  invite  tous  ses  voisins.  Le  chef  de  la  maison,  qui  mange 
presque  toujours  à  part,  trop  respecté  de  la  famille  pour  qu'elle  ose  partager  son 
repas,  ce  pontife  du  foyer  descend  celte  fois  jusqu'à  la  table  commune.  Le  raki 
(eau-de-vie  de  pinines  ou  de  cerises  sauvages)  circule  d'abord,  dans  un  gobelet 
grossier  chez  le  pauvre  Bulgare,  mais,  chez  l'Albanais,  leGrec,  le  Slave  Macédonien, 
dans  une  belle  et  ancienne  coupe,  souvent  dorée,  où  ont  bu  les  aïeux.  Transmise 
aux  convives  par  le  père,  qui  la  vide  le  premier,  elle  passe  à  la  ronde.  On  mange 
au  même  plat,  mais  avec  beaucoup  plus  de  propreté  qu'un  Franc  ne  le  croirait 
possible.  Le  dîner  fini,  les  toasts  commencent,  car  l'Oriental  ne  boit  qu'avant  et 
après  ses  repas,  et  rit  de  nous  voir  boire  en  mangeant.  Si  les  libations  se  pro- 
longent longtemps,  c'est  que  le  Grec  et  le  Slave  aiment  la  conversation,  et  que  le 
vin  l'anime.  L'ancien  de  la  famille  se  lève  enfin  de  table,  en  disant  :  Nous  nous 
sommes  assis  honnêtes,  nous  nous  levons  en  tout  honneur.  De  la  salle  (oda),  on 
passe  au  tchardak  (espèce  de  belvédère),  où  les  pipes  et  le  café  ne  tardent  pas  à 
être  apportés.  De  même  qu'en  Orient  on  boit  à  la  même  coupe,  ainsi  l'on  fume,  en 
signe  de  respect,  au  même  tchibouk,  que  l'on  se  passe  de  main  en  main.  Aussitôt 
après  le  coucher  du  soleil,  l'étranger  est  conduit  dans  l'appartement  qui  lui  est 
destiné,  et  sur  le  seuil  de  sa  chambre  les  enfants,  de  préférence  les  jeunes  filles, 
veillent  toute  la  nuit  comme  des  anges  silencieux,  en  se  relevant  les  uns  les  autres 
jusqu'au  jour,  pour  entretenir  le  feu  et  garder  le  sommeil  de  leur  hôte. 

D'autres  fois,  au  lieu  d'un  pareil  accueil,  le  voyageur  ne  trouve  le  soir,  au  bout 
de  sa  route,  qu'un  lume  désert  et  ruiné,  où,  seul  avec  son  guide,  il  étend  son 
grabat  et  mange  les  provisions  dont  il  s'est  pourvu.  Ce  cas  se  reproduit  fréquem- 
ment en  Romélie,  en  Bosnie  et  vers  le  bas  Danube,  où  les  Russes  ont  tout  détruit. 
Mais  souvent  aussi  il  rencontrera  dans  ce  hanc  abandonné  une  compagnie  de  pali- 
kares,  et  l'arrivée  d'un  vrai  Franc  éveillera  chez  eux  une  gaieté,  une  verve  poé- 
tique où  se  révélera  tout  le  moderne  hellénisme.  Tantôt  ce  seront  des  danses 
mimiques  et  à  caractères,  comme  l'Europe  n'en  connaît  plus  ;  tantôt  ils  raconte- 
ront quelque  légende  des  anciens  temps  de  la  ville,  c'est-à-dire  de  Stamboul,  qui 
égalera  en  luxe  d'images  les  plus  merveilleux  contes  de  l'Asie  ;  ou  bien  ils  se 
livreront  à  des  exercices  où  éclate  leur  admirable  souplesse,  et  où  l'on  reconnaît 
tous  les  jeux  décrits  par  Homère.  Puis,  s'accompagnant  de  la  lyre  de  leurs  frères 
barbares,  comme  quelques-uns  appellent  encore  les  Slaves,  c'est-à-dire  de  la 
gousla,  ils  chanteront  leurs  derniers  combats.  Au  milieu  du  silence  profond  des 
auditeurs  assis  en  cercle  autour  du  feu,  passe  et  repasse,  pleine  de  vin  pourpré, 
l'énorme  tchoutoura,  bouteille  en  bois  ciselé,  dont  le  bouchon,  de  bois  aussi, 
ferme  si  hermétiquement  l'orifice,  qu'on  a  peine  d'abord  à  le  croire  séparé  du 
vase.  Peu  à  peu  tout  s'anime,  la  réserve  fait  place  à  l'abandon,  et  alors  devient 
claire  la  grande,  l'éternelle  antithèse  entre  l'Orient  et  l'Occident.  Le  raya  gréco- 
slave  a  plus  de  perspicacité,  il  embrasse,  grâce  à  son  esprit  naturel,  un  plus  vaste 
cercle  de  faits  que  nos  paysans  occidentaux  :  de  là  toutes  les  questions  dont  il 
accable  les  voyageurs  étonnés  sur  les  événements  et  les  institutions  de  l'Europe 
civilisée,  et  les  observations,  toutes  plus  ou  moins  malignes,  faites  à  parte  sur 
chacune  de  leurs  réponses.  L'Oriental  admire  le  Frankistan  pour  ses  lumières  et 
pour  la  discipline  formidable  de  ses  troupes,  mais  il  le  croit  impie,  novateur,  sans 


LE   MONDE   GRÉrO-SLAVE.  179 

rospocl  pour  les  mœurs  ol  la  vioillosso.  Noire  costiinie  le  fait  sourire,  nos  rapides 
saluts  lui  paraissoul  sans  diiinilé,  nos  danses  elFéniinées  le  révollenl,  noire  galan- 
terie lui  semble  une  prosliluliitn;  les  statues,  la  niusicjue  instrumentale,  Iransfor 
ment  pour  lui  nos  églises  en  temples  d'idoles;  nos  théâtres  lui  paraissent  une 
insulte  au  Créateur.  Il  appelle  tyrannie  notre  manière  de  traiter  les  domestiques, 
et  ne  peut  comprendre  les  nuances  si  variées  de  noire  état  social.  Kn  effet,  dans  ce 
pays,  où  le  dernier  raya  et  le  capitaine  cau.sent  ensemble  sur  le  même  pied,  les 
gens  pauvres  n'ont  pas  à  supporter  les  mêmes  humiliations  que  chez  nous,  et  la 
classe  ouvrière  ne  peut  éprouver  les  irritations  d'amour-propre  qu'excitent  parmi 
nos  travailleurs  le  luxe  et  le  ton  dédaigneux  de  la  bourgeoisie  et  de  l'aristocratie. 
En  Turquie,  les  valets  no  sont  que  ce  qu'étaient  les  pages  de  notre  féodalité,  des 
enfants  que  des  familles  d'un  rang  égal  se  conlient  entre  elles;  de  cette  domes- 
licité  on  peut  s'élever  aux  plus  hautes  positions.  Ouant  aux  esclaves  des  musul- 
mans, ils  ont  aussi  de  très-grandes  facilités  pour  sortir  de  leur  état,  qu'on  ne  |)eul 
nullement  comparer  à  celui  des  nègres  de  nos  colonies. 


VI. 

Les  Gréco-Slaves,  beaucoup  plus  rapprochés  delà  nature  qu'aucune  autre  race  eu- 
ropéenne, ont  par  là  même  conservé  dans  leurs  mœurs  de  nombreuses  traces  de  la 
vie  antique,  beaucoup  de  poésie  primilive,  comme  aussi  beaucoup  de  supei'stitions. 
Chez  eux,  les  nymphes  et  déilés  locales  du  rocher,  de  la  source,  de  la  montagne, 
de  la  ville  ou  du  foyer,  n'ont  pas  cessé  d'être  vénérées  sous  le  nom  iVangcs  et  de 
ffdfiies.  Le  génie  (sticlicîon)  se  manifeste  de  diverses  manières  dans  les  lieux  qu'il 
protège;  tantôt  il  apparaît  sous  la  forme  d'un  serpent;  tantôt  un  souille  aérien,  une 
lumière  nocturne,  révèlent  sa  présence.  Les  sorcières  thessaliennes  font  descendre 
la  lune  des  cieux,  et  l'astre  transformé  en  génisse  leur  donne  un  lait  qu'elles  em- 
ploient dans  les  opérations  magiques.  La  foi  dans  les  talismans  est  universelle.  Chré- 
tiens et  Turcs,  dans  leurs  maladies,  avalent  des  papiers  enchantés,  ou  boivent  de 
l'eau  que  les  sorciers  ont  bénie  en  y  plongeant  deux  cailloux  sacrés,  emblèmes  de 
deux  génies,  mâle  et  femelle.  Les  Slaves  portent  souvent  dans  leurs  poches  du  poivre 
rouge  ou  de  la  corne  de  chamois  pour  se  préserver  du  mauvais  œil.  De  là  la  défense 
faite  par  les  Turcs  aux  ghiaours  de  regarder  leurs  étendards.  • 

Dans  ce  théocralique  Orient,  où  la  religion  est  restée  la  base  des  mœurs,  toutes 
les  fêtes  nationales  sont  des  fêtes  religieuses.  Les  Gréco-Slaves  ont  dans  l'année 
deux  grands  jours,  celui  de  Pâques  et  celui  de  Noël  ou  de  l'Epiphanie,  nommés, 
l'un  fête  des  Lumières,  l'autre  fcte  du  Jourdain  ou  de  la  Bénédiction  des  eaux.  La 
veille  de  Noël,  chaque  famille  se  procure  un  pain  sans  levain,  dit  tc/icsnitsa,  et  fait 
rôtir  un  cochon  tout  entier  ou  quelque  autre  animal  ;  on  appelle  ces  mets  pcsivo,  pct- 
chenîtsa  (le  rôti  par  excellence).  La  nuit  se  passe  à  l'église,  ou  plutôt  dans  l'enceinte 
qui  l'environne.  Là  tout  le  peuple  est  réuni,  et  quand,  caché  par  les  voiles  qui  dé- 
robent le  sanctuaire  à  tous  les  regards,  le  papas,  au  milieu  de  la  liturgie,  fait  re- 
tentir les  solennelles  paroles  :  jMix  bojiy,  Chrislos  se  rodi  (paix  de  Dieu,  le  Christ 
est  né)!  alors  la  population  se  sent  électrisée,  et  tous  répètent  d'une  voix  de  ton- 
nerre :  f^o  istitum  rodi  (il  est  véritablement  né  !  )  Puis  chaque  voisin  embrasse  son 
voisin,  l'ennemi  cherche  son  ennemi,  pour  lui  donner,  en  l'embrassant,  \apaix  de 
DifM;  même  les  époux,  s'ils  se  rencontrent,  sont  forcés  d'échanger  un  baiser  en 


180  LE    IMOISDE    GRÉCO-SLAVE. 

public.  De  retour  au  foyer,  la  famille  réunie  s'embrasse  encore,  et,  chacun  tenant 
à  la  main  une  bougie  allumée,  on  se  met  à  table.  Le  chêne  coupé  pour  faire  cuire 
ce  l'epas  de  l'aurore  n'a  pas  été  brûlé  entièrement  ;  le  premier  visiteur  qui  se  pré- 
sente le  matin  est  prié  de  frapper  de  son  bâton  sur  cette  bûche  sacrée  ;  il  le  fait  en 
disant  :  A  vous  autant  de  chevaux,  de  moutons,  de  vaches,  que  cette  bûche  a  donné 
d'étincelles!  L'accent  plus  ou  moins  affectueux  avec  lequel  il  prononce  cette  béné- 
diction est  un  augure  plus  ou  moins  favorable  pour  la  famille.  Les  tisons  non  con- 
sumés sont  alors  éteints  et  réservés  pour  être  suspendus  aux  branches  des  jeunes 
arbres  fruitiers,  qu'ils  feront  prospérer. 

La  Pâque ,  en  grec  lampri  (jour  de  lumière),  commence  de  même  à  minuit, 
quand  le  pope  du  fond  de  la  cella  a  crié  :  Christos  cmcsti  ou  voskres  (le  Christ  est 
ressuscité).  A  ces  mots,  tout  le  monde  répond  :  Fo  istinou  voskres  (vraiment  res- 
suscité); et,  comme  à  Noël,  ce  ne  sont  partout  que  fraternels  embrassements.  L'anu- 
phora  (pain  bénit)  est  partagé  entre  tous;  on  s'invite  pour  manger  l'agneau,  que 
chaque  famille,  même  la  plus  pauvre,  n'a  pas  manqué  d'immoler.  Les  villages  et  les 
montagnes  retentissent  de  coups  de  carabine,  et  du  cri  :  P"o  istinou  voskres.  Les 
passants  qui  se  rencontrent  se  présentent  des  œufs  de  Pâques  et  les  choquent  l'un 
contre  l'autre;  l'œuf  cassé  appartient  à  celui  qui  le  brise,  et  qui  lire  de  cette  cir- 
constance un  augure  de  longévité  pour  lui-même.  Cet  usage  grec  est  passé  jusqu'à 
Pétersbourg,  à  travers  tous  les  pays  slaves.  En  Serbie  et  en  Bulgarie,  les  réjouis- 
sances pascales  ont  ordinairement  pour  théâtre  le  foyer  domestique;  car,  à  cette 
époque  de  l'année,  la  nature,  engagée  dans  sa  dernière  lutte  contre  les  vents  du 
nord,  est  encore  inhospitalière;  vers  le  sud,  au  contraire,  les  festins  se  célèbrent 
en  plein  air  sous  des  tentes.  Durant  la  sainte  semaine,  l'Albanais  et  le  Monténégrin 
cessent  de  guerroyer;  c'est  la  trêve  qu'avaient  coutume  d'observer  chaque  dimanche 
nos  châtelains  féodaux.  Mais  les  haines  héréditaires  ne  tardent  pas  à  se  jurer  de 
nouveau  sur  la  tombe  des  aïeux.  Le  lundi  ou  le  mardi  après  Pâques,  on  se  rend  au 
cimetière  ;  chaque  famille  porte  une  tablette  généalogique,  transmise  d'âge  en  âge, 
où  sont  écrits  les  noms  de  ses  morts,  et  qui  ressemble  assez  aux  dypliques  des  an- 
ciennes catacombes  latines  et  grecques.  On  allume  sur  les  tombeaux  des  bougies 
ou  des  lampes,  et  la  journée  se  passe  en  prières  funèbres  pour  les  âmes  des  défunts. 
Alors  on  songe  aussi  à  leur  mémoire  terrestre  ;  on  exalte  ce  qu'ils  ont  fait  de  bien, 
et,  pour  perpétuer  leur  noble  sang,  on  cherche  de  dignes  alliés;  les  mariages  se 
concluent,  ainsi  que  les  fraternités.  Cette  dernière  institution,  que  les  Gréco-Slaves 
ont  seuls  conservée  en  Europe,  consiste  dans  une  adoption  solennelle,  comme  frère 
ou  comme  sœui',  de  la  personne  que  l'on  préfère.  Pendant  cette  belle  cérémonie, 
bénie  par  le  prêtre  comme  un  mari;)ge,  ceux  qui  s'aiment  se  tiennent  par  la  main, 
et  par-dessus  la  tombe  de  leurs  pères  se  mettent  mutuellement  sur  la  tête  une 
couronne  de 'feuilles  nouvelles;  puis  ils  se  donnent  le  baiser  d'union,  qui  les  rend 
l'un  pour  V aulre  pobratim,  frères  ou  sœurs  d'adoption,  poolchim,  pomaika,  mères 
ou  pères  adoptifs.  Ainsi  liés,  les  frères  et  pères  en  Dieu  sont  tenus  de  s'entr'aider 
en  toute  occasion  suivant  leurs  moyens,  jusqu'à  l'année  suivante,  où  ces  mêmes 
liens  se  renouvellent,  à  moins  qu'on  ne  préfère  les  contracter  avec  d'autres  per- 
sonnes. Ces  liens  ne  sont  plus  indissolubles  comme  il  paraîtrait  qu'ils  l'étaient  au- 
trefois, mais  ils  ne  sont  pas  moins  sacrés,  et  le  Serbe  comme  le  Bulgare  n'ont  point 
de  formule  de  serment  plus  solennelle  que  de  jurer  par  leur  frère  adoptif.  L'in- 
stitution du  ;jo6m/s<i'o  (syn-adelphotis)  a  chez  les  klephtes  un  caractère  encore 
plus  chevaleresque  :  deux  klephtes  qui  ont  formé  cette  alliance  sont  unis  à  la  vie 


LE    MONDE    GUÉCO-SLAVE.  181 

et  à  la  mort.  Un  kleplile  altaciué  par  les  Turcs  doit  échapper  avec  son  pobratiiii, 
ou  succomber  avec  lui  ;  ils  sont  devenus  solidaires  et  inséparables,  comme  Orcslc; 
et  Pylade. 

Chez  les  peuples  pasteurs  des  montagnes,  ainsi  que  chez  ceux  du  nord,  les 
mœurs  se  distinguent  par  leur  rudesse.  Les  Slaves  danubiens  et  les  Moldo-Vala- 
ques  ont  souvent  de  sanglantes  visions.  Les  po|)ulations  de  la  Serbie,  de  la  Ilertse- 
govine,  ont  conservé  plus  d'une  sombre  légende  d'âmes  condamnées,  après  la  mort, 
à  errer  sur  la  terre  pour  expier  leurs  fautes,  ou  même  à  .se  renfermer  dans  le  sé- 
pulcre, pour  y  faire  vivre  les  voitkocll aks  oa  vampires.  Le  voukodluk  (littéralement 
loup-garou)  dort  dans  sa  tombe,  les  yeux  ouverts,  le  regard  fixe;  ses  ongles  et  ses 
cheveux  croissent,  un  sang  chaud  court  dans  ses  veines.  C'est  aux  nuits  de  pleine 
lune  qu'il  sort  pour  faire  ses  courses,  et  sucer  le  sang  des  vivants,  en  leur  ouvrant 
la  veine  dorsale.  Quand  un  mort  est  soupçonné  de  quitter  ainsi  sa  couche,  on  le 
déterre  solennellement  :  s'il  est  en  putréfaction,  le  pope  se  borne  à  l'asperger  d'eau 
bénite;  s'il  est  rouge  et  sanglant,  on  l'exorcise,  et,  en  l'inhumant  de  nouveau,  on 
lui  plonge  un  pieu  dans  la  poitrine,  pour  qu'il  ne  bouge  plus.  Autrefois  les  Serbes 
criblaient  de  balles  la  tête  du  cadavre,  puis  brûlaient  le  corps.  Ils  ont  aujourd'hui 
renoncé  à  ces  vengeances,  mais  ils  répètent  encore  que  les  corbeaux  les  plus  af- 
famés fuient  loin  de  ce  cadavre  vivant,  sans  même  oser  le  toucher  du  bout  de  leur 
bec.  La  Thessalie,  l'Épire  et  les  f'iakhi  du  Pinde  connaissent  une  autre  espèce  de 
vampires  dont  parlait  déjà  l'antiquité  :  ce  sont  des  hommes  vivants  en  proie  à  une 
.sorte  de  somnambulisme,  qui,  saisis  par  la  soif  du  carnage,  sortent  la  nuit  de  leurs 
huttes  de  bergers,  et  courent  la  campagne,  déchirant  de  leurs  morsures  tout  ce 
qu'ils  rencontrent,  hommes  ou  bestiaux.  Ces  voukodlaks,  avides  surtout  du  sang 
frais  des  jeunes  filles,  s'accouplent,  dit  le  peuple,  avec  la  vicchtitsa,  gnome  femelle, 
fantôme  aux  ailes  de  feu,  qui  descend  la  nuit  sur  le  sein  des  braves  endormis,  les 
étreint  dans  ses  embrassements,  et  leur  communique  sa  rage;  quelquefois  aussi, 
changée  en  hyène,  la  vicchtitsa  emporte  aux  bois  les  petits  enfants. 

Toutes  ces  terreurs  d'hiver  se  dissipent  peu  à  peu  devant  le  sourire  du  printemps. 
La  résurrection  de  Lazare  devient,  dans  les  chansons  des  paysans,  le  symbole  de 
cette  renaissance  de  la  nature.  Le  lendemain  du  dimanche  des  Rameaux,  les  jeunes 
filles,  au  lever  du  soleil,  rassemblées  avec  leurs  amphores  autour  de  la  tchcsma 
(fontaine),  chantent  l'eau  délivrée  de  la  glace,  le  ruisseau  troublé,  auquel  l'œil  ar- 
dent du  cerf,  image  du  soleil,  rend,  en  s'y  mirant,  la  limpidité.  Puis,  quand  vient  le 
soir,  assises  à  la  porte  de  la  chaumière  paternelle,  elles  répètent  :  «  0  saint  George, 
ta  fête  est  prochaine;  mais  en  revenant  m'amène  t-clle  un  époux?  Oh  !  puisse-t-elle 
ne  plus  me  trouver  chez  ma  mère!  Puissé-je  être  morte  ou  fiancée!  »  La  veille  de 
la  Saint-George  arrive.  Alors  les  femmes  mariées  s'en  vont  cueillir  des  herbes 
printanières,  surtout  celles  qui  entrent  dans  la  composition  des  philtres  d'amour: 
elles  jettent  ces  plantes  dans  l'eau  puisée  sous  la  roue  du  moulin,  emblème  de  la 
roue  de  la  fortune,  et  le  lendemain  à  l'aurore  elles  se  lavent  avec  cette  eau,  espé- 
rant rajeunir  comme  la  nature,  dont  elles  aspirent  ainsi  les  sucs  mystérieux  ;  en- 
suite elles  s'attachent  derrière  l'oreille  ou  se  mettent  à  la  ceinture  des  bouquets  de 
fleurs  nouvelles,  et  s'en  vont  à  l'église.  Pendant  ce  temps,  chaque  père  de  famille 
fait  couler  devant  sa  porte  le  sang  d'un  agneau;  on  sert  cet  agneau  rôti  tout  entier 
au  grand  repas  domestique  qui  se  donne  en  l'honneur  de  saint  George,  patron  des 
tribus  slaves,  et  représentant  général  des  laboureurs.  Cette  fête,  une  des  plus  po- 
pulaires parmi  les  Danubiens,  arrive  vers  la  lin  d'avril;  elle  est,  comme  le  scmik 
TOME    I.  12 


182  LE    MONDE   GRECO-SLAVE. 

des  Russes,  destinée  à  célébrer  le  retour  du  soleil,  en  même  temps  qu'à  honorer 
un  pieux  anniversaire.  A  partir  de  ce  jour,  le  paysan  de  la  péninsule  ne  couche  |)lus 
qu'en  plein  air,  sous  ses  hangars  ou  ichardalis,  kiosques  charapèti'es  ouverts  de  tous 
côtés  :  à  ses  yeux,  le  dragon  tué  par  saint  George  est  vraiment  le  génie  noir  et 
glacé  de  l'hiver.  C'est  après  la  Saint-George  que  les  bergers  partent  avec  leurs 
tentes  et  leurs  troupeaux  pour  le  désert,  et  les  haïdouks  ou  klephtes  pour  la  mon- 
tagne. C'est  aussi  à  cette  époque  qu'ont  lieu  les  grandes  assemblées  nationales  des 
tribus  libres  de  la  Turquie.  Dans  ces  assemblées,  qui  rappellent  les  champs  de-mai 
de  l'ancienne  France,  on  arrête,  comme  chez  les  Gaulois  du  temps  de  Clovis,  le 
taux  de  l'impôt  que  doit  payer  chaque  tribu  dans  l'année;  on,  si  l'on  est  en  guerre, 
on  trace  le  plan  de  la  prochaine  campagne.  A  ces  réunions,  qui  se  tiennent  dans 
certains  couvents  privilégiés,  le  laboureur  et  le  marchand  se  rendent  d'une  distance 
de  cinquante  à  soixante  lieues.  Le  premier  jour  est  voué  aux  prières;  le  commence- 
ment et  l'issue  des  offices  sont  annoncés  par  des  salves  de  carabines  ;  on  couche  en 
plein  champ  autour  du  monastère;  on  prie,  on  délibère,  on  danse,  et  le  peuple  dans 
ses  hymnes  célèbre  deux  choses  que  jamais  Oriental  n'a  pu  séparer,  son  Dieu  et  sa 
patrie.  La  slivovitsa  (eau-de-vie  slave)  coule  en  abondance;  des  chèvres,  des  mou- 
tons entiers  sont  cuits  et  servis  sur  l'herbe.  Les  cimetières,  autour  desquels  se  tien- 
nent ordinairement  ces  réunions,  sont  ornés  çà  et  là  de  drapeaux  de  diverses  cou- 
leurs ;  et,  comme  pour  réjouir  les  mânes  plaintives,  on  se  livre  sur  les  tombes  à  des 
divertissements  variés. 

Pendant  ce  temps,  les  vieillards  discutent  gravement  des  plans  politiques  ou  des 
projets  d'alliances  entre  les  familles  ou  les  villages.  Chacun  parle  à  son  tour  et 
motive  son  vote.  11  y  a  parmi  les  capitaines  de  la  tribu  des  orateurs  pleins  d'élo- 
quence, parfois  des  Gracchus,  dont  les  moines  sont  obligés  de  tempérer  la  fougue. 
Le  clergé  slavo  grec,  avec  des  dehors  plus  austères  que  le  nôtre,  est  cependant 
beaucoup  moins  séparé  du  monde  civil.  Non  salarié  par  l'État  et  très-pauvre,  il  est 
obligé  de  vivre  davantage  avec  les  populations,  de  s'associer  à  toutes  les  douleurs 
comme  aussi  à  toutes  les  joies  des  hameaux  ;  il  est  l'hôte  nécessaire  de  tous  les 
festins,  il  est  le  juge  de  toutes  les  querelles.  Soumis  par  des  barbares  étrangers  au 
christianisme,  les  Slavo-Grecs  n'ont  sauvé  leur  nationalité,  à  travers  les  âges, 
(ju'en  la  cachant  au  fond  du  sanctuaire,  en  investissant,  à  l'instar  des  Gaulois  de 
l'époque  mérovingienne,  leurs  évoques  de  tout  le  pouvoir  civil  laissé  à  leurs  cités 
conquises,  et  en  les  proclamant  dcspoti,  vladikas.  Mais  le  despote,  ou  mieux  Vigou- 
mène,  présent  aux  fêtes  nationales,  n'en  trouble  point  la  gaieté,  comme  ce  serait 
souvent  le  cas  si  un  semblable  usage  existait  dans  nos  communes  rurales.  Sans 
se  mêler  aux  danses,  il  les  regarde  en  spectateur  satisfait.  C'est  qu'au  lieu  d'affaiblir 
la  morale  publique,  ces  danses  la  fortifient  et  élèvent  les  âmes  vers  l'héroïsme. 
Voyez  \es:  palika7's  grecs  et  les  younaks  slavons  préparer  leur  danse  du  kolo;  ils  se 
placent  sur  deux  lignes  dans  une  plaine  ouverte  :  chacun  saisit  son  voisin  par  la 
ceinture,  en  lui  tendant  un  mouchoir  blanc.  Alors  commence  le  koln  (danse  du 
cercle),  qui  va  s'élargissant  toujours,  entraînant  par  centaines,  dans  sa  course  cir- 
culaire, tous  ceux  qu'elle  trouve  sur  son  passage. 

Ailleurs,  dans  quelque  coin  de  la  plaine,  au  son  de  la  govsla,  s'exécute  une 
danse  plus  paisible,  celle  de  Voie,  où  le  danseur  et  la  danseuse  isolés  tracent  des 
cercles  de  plus  en  plus  étroits  l'un  autour  de  l'autre.  On  voit  aussi  danser  la  valaque 
(la  motnatchka  igra  des  Bulgares),  qui  consiste  à  tourner  sur  les  talons  en  se  bais- 
sant et  se  relevant,  puis  à  sauter  en  rentrant  les  genoux  et  en  faisant  claquer  les 


LE    MONDE    GRÉCO-SLAVE.  183 

doigts.  On  retrouve  celle  danse  chez  les  paysans  de  la  Moscovie;  burlesque  et  dis- 
gracieuse, malgré  la  naïveté  de  ses  figures  el  la  prodigieuse  souplesse  avec  laquelle 
on  les  exécute,  elle  semble  avoir  été  inventée  pour  des  peuples  satyres.  Les  Grecs 
ne  daignent  pas  danser  la  vainque;  mais,  Ib-haut  sur  la  colline,  voyez-les  exécuter 
leur  terrible  pyrrhique,  appelée  aussi  Vaîbanaise,  qui  fait  trembler  au  loin  la 
terre  et  inonde  de  sueur  l'homme  le  plus  fort.  Celui  qui  la  mène  frappe  du  pied  en 
cadence,  et  tous  ceux  qui  le  suivent  l'imitent,  tantôt  en  brandissant  leurs  sabres 
nus,  tantôt  en  élevant  leurs  bras  entrelacés. 

Dans  l'ancienne  société  hellénique,  chaque  danse  était,  pour  ainsi  dire,  un  récit, 
le  résumé  d'un  drame;  chacune  avait  un  caractère;  il  fallait  que  la  pantomime 
suppléât  la  parole,  et  fftl  assez  claire  pour  faire  comprendre  le  sujet.  L'art  de  la 
danse,  devenu  ainsi  une  véritable  étude,  atteignit  chez  les  anciens  Grecs  une  haute 
perfection,  dont  il  est  douteux  que  nos  danses  modernes  approchent.  Chaque  pro- 
vince grecque  a  encore  aujourd'hui  sa  danse  locale  toujours  figurée,  et  qui  semble 
n'être  que  le  souvenir  dénaturé  d'une  pantomime  religieuse  d'avant  le  christia- 
nisme. Les  paroles  chantées  qui  accompagnent  cette  pantomime,  retracent  presque 
toujours  un  événement  récent  qui  intéresse  toute  la  province;  celte  chanson 
accompagne  constamment  la  danse  faite  pour  elle,  et  l'une  ne  tombe  jamais  sans 
l'autre  en  désuétude.  Le  plus  remarquable  débris  des  antiques  théories  helléniques 
est  la  romaika,  dont  la  simple  voix  ou  le  son  du  Ihéorbe  règlent  les  mouvements 
cadencés.  Homère  décrit  en  vers  magnifiques  celte  danse,  qu'il  place  parmi  les  sujets 
sculptés  sur  le  bouclier  d'Achille.  Les  figures  de  la  romaika  rappellent  encore, 
comme  jadis,  les  détours  du  labyrinthe,  où  le  fil  d'Ariane  dirigeait  Thésée  contre 
le  monstre.  Le  trouble  de  l'amante  de  Thésée  revit  entièrement  dans  l'éloquente 
pantomime  de  la  jeune  coryphée,  qui  dirige,  en  agitant  un  mouchoir  blanc,  la 
longue  chaîne  de  ses  compagnes,  se  porte  en  avant,  en  arrière,  s'élance,  puis  reploie 
en  spirale  cette  belle  guirlande,  dont  elle  est  la  tête  et  la  fleur.  Les  Slaves  ont 
modifié,  sous  le  nom  de  kola,  cette  antique  danse  athénienne.  Ils  ont  de  même 
emprunté  leur  musique  aux  peuples  grecs,  et  la  yousla  parait  être  le  seul  instru- 
ment d'origine  vraiment  slave.  Cette  grossière  guitare  est  de  bois  dur  taillé  en 
forme  de  demi-poire  et  garni  en  cuivre,  avec  un  long  cou  à  tête  de  cygne  ou  de 
bélier.  Sept  ou  dix  cordes  en  crin  de  cheval,  étendues  sur  un  tympan  de  fine  peau, 
et  qu'on  touche  avec  les  doigts,  complètent  l'instrument.  A  défaut  de  la  flûte  d'Al- 
banie, la  gousla  dirige  les  danses,  qui,  tantôt  douces  et  fraîches  églogues,  tantôt 
turbulentes  tragédies,  excitent  l'étonnement  d'un  Européen.  Si  ces  danses,  ainsi 
altérées,  exécutées  dans  leur  simplicité  rustique,  sont  pourtant  d'une  si  profonde 
poésie,  que  deviendraient-elles,  rehaussées  ou  transformées  par  l'art?  Et  combien 
ne  doit-on  pas  regretter  qu'on  n'ait  pas  encore  songé  à  les  réhabiliter  !  Malheu- 
reusement les  Gréco-Slaves  civilisés,  c'est-à-dire  francises,  dédaignent  ces  jeux, 
transmis  par  la  sainte  et  noble  antiquité;  ils  regrettent  de  ne  pas  connaître  les 
danses  de  nos  salons,  et  rougissent  d'eux-mêmes  comme  s'ils  n'étaient  que  des 
barbares.  C'est  ainsi  que  le  mépris  des  Francs  pour  des  mœurs  qu'ils  ne  compren- 
nent point  égare  les  libéraux  d'Orient,  el  les  porte  à  dépouiller  leur  pays  de  tout 
ce  qui  en  constituait  la  poésie  et  la  vitalité. 


184  LK    MONDE    GRÉCO-SLAVE. 


VII. 


L'organisation  sociale  des  Gréco-Slaves  n'est  pas  moins  cligne  d'attention  quo 
leurs  mœurs.  Le  génie  de  ces  peuples  les  appelle  impérieusement  à  l'association,  à 
la  vie  communale,  aux  formes  représentatives.  Redoutant  l'impuissance  de  l'individu 
livré  à  lui-même,  ils  agissent  toujours  ensemble,  et  s'unissent  pour  la  moindre  en- 
treprise. Sauf  les  époques  d'anarchie  et  d'illégalité,  la  commune  orientale  s'est 
toujours  administrée  elle-même,  nommant  ses  propres  juges  et  les  percepteurs  de 
l'impôt.  Il  en  était  ainsi  sous  l'empire  grec,  et  les  sultans,  avant  la  réforme,  main- 
tenaient de  tous  leurs  efforts  cet  état  de  choses.  Les  kalifes  arabes  s'étaient  em- 
pressés d'introduire  dans  leurs  codes  ce  principe  fondamental  des  antiques  libertés 
grecques,  d'après  lequel  toutes  les  charges  imposées  aux  localités  par  le  gouverne- 
ment centi'al.  en  y  comprenant  la  levée  des  recrues  militaires,  doivent  être  répar- 
ties dans  chaque  commune  par  la  commune  même.  De  cette  manière,  une  fratei'- 
nelle  solidarité  avait  pu  s'établir  entre  les  membres  de  la  commune,  devenue  une 
grande  famille;  mais  à  ce  degré  s'arrêta  le  développement  de  la  civilisation  gréco- 
.slave,  et  encore  aujourd'hui  ces  peuples  ne  conçoivent  que  très -confusément  les 
idées  générales  d'empire,  d'État,  de  religion.  En  revanche,  ils  ont  conservé  beaucoup 
mieux  que  les  Occidentaux  les  traditions  locales  et  les  observances  héréditaires,  en 
un  mot,  les  mœurs.  Un  fait  remarquable  n'a  pas  peu  contribué  au  maintien  des 
vieilles  coutumes  :  c'est  le  respect  que  les  Gréco-Slaves  vouent  aux  vieillards,  et 
l'influence  que  ceux-ci  exercent  parmi  leurs  concitoyens.  Tout  raya  de  soixante  ans 
ne  paie  jilus  de  haratch,  et  le  Turc  même  qui  le  rencontre  lui  passe  la  pipe  et  lui 
sert  le  café.  Une  telle  déférence  pour  l'âge  assure  au  père  une  autorité  qu'il  n'a 
point  parmi  nous.  Cette  royauté  domestique  et  l'obéissance  des  enfants  aux  désirs 
des  anciens,  que  leur  âge  rend  amis  du  repos,  servent  de  frein  à  l'ardeur  inquiète 
qui  entraîne  l'Oriental  vers  la  vie  nomade,  et  opposent  un  puissant  remède  à  cette 
fièvre  d'itidividualisme,  qui  mine  la  société  européenne. 

Il  ne  faut  qu'examiner  rapidement  les  institutions  de  ces  peuples  pour  se  con- 
vaincre qu'elles  sont  restées  à  l'étal  patriarcal.  Souvent  un  village  gréco-slave  .se 
compose  d'une  seule  famille  qui  se  gouverne  elle-même,  et  ne  communique  avec 
les  grands  pouvoirs  du  pays  que  par  son  chef,  en  grec  gérante,  en  slave  staréchine. 
Ce  juge  ou  père  n'est  pas  toujours  le  plus  vieux  de  la  famille  :  son  pouvoir  lui  vient 
de  l'élection;  il  a  été  placé  sur  le  fauteuil  par  l'assemblée  domestique,  solennelle- 
ment réunie  sous  les  icônes  (1)  héréditaires.  On  a  choisi  le  plus  sage,  le  plus  expéri- 
menté, et  c'est  en  vertu  de  ce  mandat  que  le  géronte  dirige  les  travaux,  garde  la 
caisse,  fait  les  prières,  paie  les  tributs  à  Dieu  et  à  l'empereur.  Si  la  famille  vient  à 
n'être  plus  contente  de  son  chef,  ou  si  l'âge  a  affaibli  ses  facultés,  elle  en  proclame 
un  autre.  Quand  plusieurs  familles  ne  sont  plus  assez  nombreuses  pour  pouvoir 
vivre  chacune  isolée  et  indépendante,  elles  s'agglomèrent  en  un  seul  lieu,  et  jurent 
\e  zadrouga,  serment  qui  les  oblige  à  s'entre-défendre.  Telle  est,  dans  la  Bulgarie, 
l'origine  de  toutes  les  municipalités;  les  cabanes  sont  réunies,  et  une  haie  commune 
sert  de  rempart.  En  Serbie,  au  contraire,  les  huttes  sont  éparses,  cachées  dans  lé- 

(!)  Images  saintes. 


LE   MONDE   GRECO-SLAVE.  18a 

paisseur  îles  bois  el  dans  les  gorges  dos  montagnes,  el  les  Turcs,  même  au  temps 
de  leur  puissance,  ne  se  hasardïMeul  jamais  près  de  ces  villages  ([ue  par  troupes 
considérables;  car,  si  le  mahométan  avait  pour  maxime  qu'il  est  permis  de  tuer  un 
gliiaour,  le  Serbe  de  son  côté  ne  croyait  pas  pécher  en  tuant  un  Turc.  Lestaréchine 
de  chaque  famille  distribue  à  ses  enfants  et  à  ses  frères  les  vêtements  et  la  nourri- 
ture; il  les  réprimande  quand  ils  ont  commis  des  fautes.  Prêtre  du  foyer,  aux 
grandes  fêtes  il  i>rend  l'encensoir,  et,  entouré  des  siens,  encense  V iconostase,  autel 
des  patrons  de  la  race.  Aux  repas  sacrés  de  l'Epiphanie  et  de  Pâques,  un  cierge 
brCde  devant  lui,  el  chacun  vient  respirer  la  fumée  de  la  cassolette  d'encens  qu'il 
tient  durant  la  prière. 

Ainsi  le  foyer  vital  de  la  civilisation  de  l'Orient  est  la  famille  :  sur  celte  petite 
république  patriarcale  est  modelée  toute  la  hiérarchie  administrative.  Les  staré- 
chines  de  plusieurs  villages,  rapprochés  par  l'intérêt,  la  position,  les  besoins,  éli  • 
sent  pour  présider  leur  tribunal  de  police  un  d'entre  eux,  qui  prend  le  litre  de 
hnèze  ou  prince.  La  grande  cabane  de  ce  prince,  appelée  konak  (palais),  esl  le  plus 
bel  édifice  de  la  knéjinc  oa  principauté;  elle  est  ceinte  de  palissades  avec  des 
tcharduks  pour  les  juges,  el  des  huttes  pour  les  momkcs,  soldats,  exécuteurs  des 
arrêts.  La  sentence  est  subie  sur  l'heure,  à  moins  que  le  condamné  n'en  appelle  à 
l'évêque,  au  pacha,  ou,  si  c'est  en  Serbie,  au  sénat  de  la  contrée.  Quand  il  s'agil 
d'asseoir  un  nouvel  impôt,  le  visir  ou  la  régence  chrétienne,  s'il  y  en  a  une,  n'a 
d'autre  moyen  légal,  pour  obtenir  le  concours  des  familles,  que  de  convoquer  une 
assemblée  générale  de  tous  les  slaréchines  :  alors  chaque  famille  envoie  son  chef 
voter  ce  qu'elle  a  décidé  elle-même  dans  le  cercle  domestique.  Ces  parlements, 
appelés  skoupchtinas ,  deviennent  ainsi  l'organe  en  dernier  ressort  de  la  volonté  du 
peuple,  et  les  fldèles  gardiens  de  tout  ce  qu'il  a  conservé,  de  toulcequ'il  reconquiert 
peu  à  peu  d'indépendance  politique  (1). 

Chez  nous,  la  portion  de  souveraineté  qui  revient  au  peuple  est  surtout  exercée 
par  les  villes  et  la  bourgeoisie;  dans  l'Orient  européen,  où  il  n'y  a  que  des  familles 
el  des  tribus,  les  cités  sont  nulles  en  tant  que  cilés.  Ceux  d'entre  les  habitants  qui 
ont  brisé  le  lien  de  communauté  de  la  famille,  afin  de  vivre  isolés  avec  leurs  femmes 
el  leurs  enfants,  payant,  Iravaillant,  dépensant  pour  eux  seuls,  sont  méprisés  par  le 
paysan  comme  des  transfuges  passés  aux  mœurs  étrangères.  Après  avoir  répudié 
leur  vraie  famille,  ils  sont  forcés,  pour  échapper  aux  périls  de  l'isolement  complet, 
de  s'en  choisir  une  autre;  mais  c'est  uue  famille  factice.  Sous  le  nom  âeanifrcrk, 
chaque  corps  de  métiers  forme  une  association  gouvernée  par  des  statuts  particu- 
liers, exactement  comme  nos  corporations  du  moyen  âge,  obéis.sanl  à  un  chef  ou 
juge  élu  par  tous,  qui  répond  de  ses  confrères  devant  l'autorité,  et  siège  par  là 
même,  comme  un  des  slaréchines,  dans  le  conseil  du  district.  Mais  ce  juge  n'est  pas 
un  staréchine  de  race,  un  chef  de  dynastie;  il  ne  représente  que  des  intérêts  mer- 
cantiles, des  ménages  isolés,  étrangers  les  uns  aux  autres  ;  il  est  faible,  car  ce  qui 
distingue  les  Gréco-Slaves,  c'est  le  culte  pour  la  pureté  du  sang,  pour  les  races  sans 
mélange  ;  et,  tandis  que,  dans  les  vieilles  sociétés,  on  voit  se  multiplier  les  mariages 
•stériles,  chez  ces  jeunes  nations,  au  contraire,  il  n'y  a  pas  d'homme  plus  malheu 
reux  que  le  célibataire  ou  l'époux  sans  enfants. 

(1)  Celle  organisation  n'cxisle  plus  malheureusement  que  de  nom;  elle  csl  paralysée 
depuis  rabolilion  de  VArmatolis,  milice  locale  composée  de  rayas,  qui  seule  pouvait  im- 
poser aux  pachas  le  respect  des  droits  communaux. 


186  I-E    MONDE    GRÉCO-SLAVE. 

L'extrême  attachement  des  parents  pour  leur  race  et  le  respect  voué  aux  liens 
de  la  famille  ont  préservé  rOrient  chrétien  de  ce  fléau  du  célibat  prolétaire  si 
commun  chez  les  nations  d'Occident.  Tandis  que  la  polygamie  dans  l'Orient  mu- 
sulman a  eu  pour  conséquence  le  célibat  forcé  des  pauvres,  une  des  plus  graves 
plaies  de  l'islamisme,  le  raya  chrétien,  malgré  sa  misère,  a  su  garder  intacts  les 
éléments  de  la  famille,  et  il  doit  à  cette  circonstance  la  supériorité  de  sa  race  sur 
celle  des  vainqueurs.  On  remarque  chez  les  chrétiens  d'Orient  une  tendresse  sans 
bornes  pour  les  nombreux  enfants  nés  de  leurs  unions  fécondes.  La  moindre  dureté 
à  leur  égard  les  révolte.  A  plus  forte  raison,  l'infanticide  est-il  inconnu  parmi  eux. 
Les  mères  ne  peuvent  se  séparer  de  leurs  enfants;  elles  voudraient  les  tenir  con- 
stamment sur  leur  sein.  Chez  les  musulmans,  au  contraire,  le  soin  des  enfants 
comme  celui  du  ménage  est,  dans  les  bonnes  maisons,  confié  aux  esclaves.  C'est 
grâce  à  ces  mœurs  austères,  à  ce  culte  profond  du  foyer,  que  les  familles  gréco- 
slaves  ont  toujours  été  préservées  d'une  extinction  absolue,  malgré  les  avanies  et 
les  proscriptions  les  plus  affreuses.  Les  hommes  peuvent  périr  dans  la  tempête,  mais 
la  femme  reparait  près  d'un  berceau;  génie  inviolable  du  foyer,  elle  y  reste  pour  en 
ranimer  les  cendres. 

Pour  des  peuples  qui  comprennent  si  difficilement  encore  les  idées  générales,  le 
seul  mode  de  gouvernement  qui  convienne  est  le  système  fédératif,  ou  celui  de  nos 
municipalités  du  xui"  siècle.  Toutefois,  il  ne  pourrait  s'établir  que  parmi  les  habi- 
tants des  îles  et  des  côtes,  là  où  se  sont  formées  des  cités.  Les  Gréco-Slaves  de 
l'intérieur  mènent  encore  la  vie  de  clan,  et  ne  peuvent  être  groupés  que  par  tribus 
soumises  chacune  à  une  administration  particulière.  Ce  n'est  pas  notre  faute  si  ces 
faits  portent  en  eux  la  critique  complète  dvihatH-schérif  de  Gulhané,  que  l'Europe 
s'est  trop  hâtée  d'applaudir.  Absorbé  dans  les  Intérêts  locaux,  le  Gréco-Slave  ne 
peut  saisir  nos  idées  collectives  de  pays  et  d'État;  il  ne  vit  que  pour  sa  religion,  sa 
tribu,  sa  famille,  son  lieu  natal.  Aussi,  qu'on  attaque  ces  suprêmes  objets  de  son 
culte,  il  les  défendra  comme  un  héros,  au  besoin  comme  un  tigre.  Voyez  le  Monté- 
négrin, le  Souliote,  les  glorieux  brigands  du  mont  Ida  crétois  et  de  l'Olympe. 

Loin  d'éprouver  nos  besoins  de  luxe,  de  nivellement  sous  un  code  unique,  et 
d'indépendance  personnelle,  ces  peuples  en  sont  donc  encore,  pour  la  plupart,  aux 
mœurs  originelles,  à  l'âge  de  Thésée  et  des  Argonautes,  à  l'âge  d'une  Iliade  chré- 
tienne. Ils  ne  réclament  pas  notre  repos  d'hommes  mûrs;  leur  exubérante  adoles- 
cence ne  rêve,  au  contraire,  que  luttes  morales  et  physiques  contre  tous  les  genres 
d'oppression  ;  ils  en  sont  toujours  aux  croisades  contre  l'impur  islam,  à  la  cheva- 
lerie, dont  le  myslikos,  roi  de  la  mer,  et  le  klephtc,  roi  de  la  montagne,  continuent 
les  exploits.  Leur  nationalité  exclusive  résiste  à  toute  transaction  ;  ils  restent  aven- 
turiers et  fanatiques;  ils  repoussent  tout  joug  étranger.  La  seule  chose  que  l'Europe 
prosaïque  et  sceptique  puisse  tenter,  c'est  de  contenir  dans  de  justes  limites  cette 
noble  fougue,  car  rien  de  notre  sagesse  consommée,  de  nos  codes  laborieusement 
conçus,  ne  peut  convenir  à  ces  populations  jeunes,  à  ces  démocraties  héroïques, 
restées  dans  l'état  grossier,  mais  puissant,  que  chantait  Homère. 

De  là  deux  conséquences  que  la  politique  pratique  ne  doit  pas  négliger.  D'abord, 
ceux  qui  veulent  régénérer  le  monde  gréco-slave,  en  restituant  à  ses  diverses  natio 
nalités  leur  ancienne  et  complète  indépendance  sur  les  ruines  de  l'empire  d'Orient, 
n'aboutiraient  qu'à  porter  l'anarchie  au  comble,  et  rendraient  presque  inévitables 
des  luttes  acharnées  entre  les  peuples  rivaux.  Chrétien  ou  ottoman,  républicain  ou 
monarchique,  il  faut  donc  que  l'empire  de  la  péninsule  subsiste  un  et  indivisible, 


LE   MONDE    GnÉCO-SLAVE.  187 

si  l'on  veut  échapper  au  chaos.  On  ne  doit  pas  oublier  non  plus  (juc  les  Gréco^ 
Slaves,  tout  comme  les  chrétiens  d'Asie,  n'accepteront  sans  combat  qu'une  orga- 
nisation par  tribus,  un  système  de  communes  confédérées,  qui  permette  à  chaque 
race  de  s'administrer  à  sa  manière.  Cette  séparation  des  deux  sociétés  musulmane  et 
chrétienne,  soumises  au  même  empereur,  mais  placées  chacune  sous  ses  propres 
magistrats,  contentera  au  fond  même  les  Turcs.  Leur  soif  de  domination  est  pas- 
sée; ils  ne  veulent  plus  que  vivre  en  paix,  dans  l'observance  de  leur  loi,  mot  syno- 
nyme de  religion  dans  tout  l'Orient.  Or,  les  réformes  tentées  jusqu'ici  par  le  divan 
violent  ouvertement  cette  religion  ;  elles  tendent  à  placer  l'Évangile  sur  la  même 
ligne  que  le  Koran,  à  elfacer  toute  distinction  entre  le  ghiaour  et  le  croyant.  El 
quel  bon  tidèle  ne  souhaiterait  verser  tout  son  sang  pour  laver  d'un  tel  opprobre 
la  face  du  prophète'?  Le  sultan  mine  son  propre  trône  en  forçant  ses  concitoyens 
à  recevoir  dans  leurs  rangs  les  rayas.  Il  faut  que  les  deux  sociétés  obtiennent  ce 
qu'elles  désirent  le  plus,  c'est-à-dire  de  ne  pas  se  confondre,  de  rester  pures  de 
tout  souffle  infidèle,  jusqu'à  ce  qu'étant  arrivées  par  la  liberté  à  une  robuste  matu- 
rité intellectuelle,  elles  puissent,  sans  crainte  d'altérer  leurs  éléments  propres,  se 
mêler,  s'unir,  et  prendre  part  aux  grands  débats  de  l'esprit  humain. 

Tel  est  le  génie  de  la  révolution  orientale,  telle  est  la  tendance  qui  pousse  à 
l'action  les  peuples  gréco-slaves.  La  Serbie  a  exclu  les  Turcs  de  son  sein;  la  Va- 
lachie  leur  est  interdite;  la  Bosnie,  l'Albanie,  la  Hertsegovine,  ofi  les  deux  sociétés 
sont  mêlées,  cherchent  à  se  diviser  en  deux  régions,  avec  des  chefs  et  une  admi- 
nistration distincte,  ne  relevant  que  du  pouvoir  central.  A  Stamboul,  les  anciens 
drograans  de  la  Porte,  qui  étaient  chrétiens  et  rayas,  ont  été  remplacés  par  des 
interprètes  turcs,  et  tous  les  efforts  de  Reschid,  alors  qu'il  était  au  faite  de  la  puis- 
sance, ne  pouvaient  empêcher  le  divan  de  donner  exclusivement  à  des  musulmans 
les  emplois  dont  il  disposait.  L'éligibilité  des  rayas  aux  dignités  de  l'État  est  donc 
irréalisable.  Ne  pouvant  distinguer  le  spirituel  du  temporel,  le  mahométan  regar- 
dera toujours  comme  apostats  ceux  de  ses  coreligionnaires  qui  obéiront  de  plein 
gré,  et  sans  force  majeure,  à  un  chrétien.  Le  raya,  de  son  côté,  en  fera  tout  autant; 
il  n'y  a  point  de  fusion  à  attendre,  et  les  deux  sociétés  politiques  et  religieuses  qui 
se  partagent  l'Orient  ne  se  réconcilieront  qu'après  que  leur  indépendance  adminis- 
trative aura  été  proclamée  par  le  divan. 

Si  des  nécessités  politiques  on  tourne  les  yeux  vers  les  intérêts  matériels,  on  re  - 
connaîtra  qu'ils  n'ont  pas  été  mieux  compris  par  ceux  que  l'on  regarde  aujourd'hui 
comme  les  réformateurs  de  l'Orient,  On  n'ignore  pas  dans  quel  lamentable  état  se 
trouve  l'industrie  gréco-slave,  et  combien  l'absence  de  numéraire  rend  les  spécula- 
tions difficiles  aux  indigènes.  On  sait  que  le  crédit  est  tombé  au  i)oint  que  le  taux 
moyen  de  l'emprunt  est  de  20  à  25  pour  100.  Or,  c'est  devant  une  pareille  ruine 
de  la  fortune  publique,  que  le  divan  a  conclu  son  fameux  traité  de  commerce  avec 
l'Angleterre,  la  France  et  l'Autriche,  traité  qui  porte  le  dernier  coup  à  l'industrie 
indigène,  en  déclarant  absolument  libre,  sous  la  condition  d'un  droit  d'entrée  de 
5  pour  100,  toute  importation  étrangère.  L'Angleterre  s'est  vantée  d'abolir  par  là 
tous  les  monopoles,  et  de  procurer  même  aux  rayas  une  plus  grande  liberté  de  fa- 
brication et  de  traOc;  mais  il  est  évident  que,  pour  fabriquer,  il  faut  pouvoir  vendre 
au  prix  courant.  Or,  les  marchandises  anglaises,  qui  encombrent,  par  suite  de  ce 
traité,  les  bazars  de  l'empire,  ayant  fait  énormément  baisser  les  prix,  il  a  été  im- 
possible aux  manufactures  indigènes  de  continuer  à  produire.  Quantité  de  maisons 
arméniennes  et  grecques  se  sont  trouvées  ruinées,  comme  l'avaient  déjà  été  les 


188  LE    MONDE    GBECO-SLAVE. 

Thessaliens  d'Âmbelakia  par  la  concurrence  des  filatures  anglaises.  Ce  traité,  si 
udieux  à  Méhémet-Âli,  et  qui,  dans  la  pensée  de  Reschid-Pacha,  devait  régénérer 
le  commerce  de  l'Orient,  a  donc  produit  sur  les  intérêts  matériels  le  même  effet 
que  le  hatli-schérif  de  Gulliané  sur  l'ordre  social.  Il  y  a  des  réformateurs  malheu- 
reux qui,  avec  le  plus  noble  cœur,  échouent  dans  tout  ce  qu'ils  tentent. 

On  objecte  qu'un  tarif  de  douanes  trop  en  faveur  des  fabriques  indigènes  aurait 
développé  outre  mesure  la  contrebande,  que  la  configuration  du  pays  turc  et  les 
droits  des  communes  préservaient  de  toute  répression.  On  aurait  pu  néanmoins 
garder  un  certain  milieu.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  les  Turcs,  à 
l'entrée  de  leurs  villes,  font  payer  aux  régnicoles  trois  fois  plus  qu'aux  marchands 
étrangers.  Ils  avaient  cru  s'enrichir  par  là  aux  dépens  des  rayas,  et  cependant  Per- 
luisier  remarquait  déjà,  il  y  a  trente  ans,  que,  «  si  les  Grecs  pouvaient  donner  un 
libre  essor  à  leurs  dispositions  naturelles,  l'empire  ottoman  arriverait  bientôt  à  la 
hauteur  fies  autres  puissances  pour  l'industrie.  Eux  et  les  Arméniens  suffiraient  pour 
l'exercer,  et  masquer  l'apathie  de  la  nation  dominante.  Combien  alors  cet  Ëlat  se- 
rait puissant,  vu  la  quantité  de  numéraire  qu'il  enlèverait  à  ses  voisins!  »  Mais  la 
vieille  erreur  des  conquérants,  qui  croient  s'enrichir  en  sacrifiant  l'indigène  vaincu 
à  l'étranger,  subsistait  encore  dans  la  tête  du  novateur  Reschid,  et  c'est  ce  qui  le 
détermina  sans  doute,  durant  toute  l'année  1840,  à  refuser  si  durement  à  l'ambas- 
sadeur de  l'Hellade,  Zographos,  les  droits  que  la  Porte  accordait  à  tout  le  reste 
de  l'Europe  :  les  Grecs  étant  d'anciens  rayas,  il  crut  devoir  les  traiter  comme  tels. 
Ce  système  règne  toujours  :  les  produits  de  l'industrie  des  rayas  paient  encore,  pour 
entrer  dans  Stamboul,  des  droits  plus  grands  que  ceux  de  l'industrie  étrangère. 
Quel  résultat  a  eu  cette  absurde  méthode?  Les  rayas,  dépouillés  de  leurs  derniers 
moyens  de  production,  n'ont  pu  continuer  à  payer  leurs  impôts,  et,  dans  l'alterna- 
tive de  mourir  par  la  faim  ou  par  le  sabre,  ils  ont  saisi  le  glaive  vengeur.  Telle  a 
été,  en  grande  partie,  la  conséquence  de  la  conquête  des  bazars  gréco-slaves  par 
les  fabricants  anglais;  cette  invasion  de  l'industrie  anglaise  a  mis  la  Turquie  en 
feu.  Il  aurait  dû  en  être  de  ce  traité  comme  du  hatti-schérif.  En  supposant  que 
l'un  et  l'autre  fussent  nécessaires  pour  calmer  l'égoïsme  franc,  et  satisfaire  l'opi- 
nion libérale  européenne,  on  pouvait  les  proclamer,  mais  sans  prétendre  y  soumettre 
par  la  force  les  provinces  et  les  communes  qui,  en  vertu  de  leurs  anciennes  fran- 
chises, refuseraient  de  les  accepter. 

Le  fléau  des  calicots  anglais  n'est  pas  le  seul  qu'ait  introduit  cette  liberté 
commerciale.  L'importation  et  le  débit  des  poteries,  quincailleries  et  modes  al- 
lemandes, ont  l'inconvénient  mortel,  dans  un  pays  tellement  dénué  de  numé- 
raire, de  ne  se  faire  que  par  argent  comptant.  Aussi,  dans  toute  la  Turquie 
slave,  la  monnaie  courante  est-elle  forcément  l'argent  autrichien.  L'Autriche  ex- 
ploite complètement  les  rives  du  Danube,  tant  moldo-valaques  que  serbes  et  bul- 
gares; ses  commerçants,  qui  ne  sont  au  fond  que  des  marchands  de  pacotille, 
nommés  lipsikani,  parce  qu'ils  s'approvisionnent  à  Leipsig,  n'emportent  des  pays 
slaves  que  de  l'argent  sans  marchandises,  et  les  appauvrissent  ainsi  double- 
ment. 

Il  n'est  qu'un  moyen  pour  l'empire  d'échapper  à  la  dissolution  qu'un  pareil  état 
de  choses  rend  inévitable  :  c'est  de  modifier  en  même  temps  et  le  traité  de  com- 
merce conclu  avec  l'Europe,  et  le  fatal  hatti-schérif;  c'est  d'opposer  au  premier  un 
système  d'octroi  plus  favorable  aux  indigènes,  ainsi  que  des  primes  d'encourage- 
ment pour  les  industries  locales,  et  de  paralyser  le  second  par  des  constitutions  pro- 


LE    MONDE    OniiCO-SLAVE.  1 89 

Yiuciales  mieux  aJaptées  aux  besoins  des  divers  peuples  de  l'empire,  et  créées  de 
concert  avec  leurs  représentants. 

La  France  devrait  avoir  dans  cette  grande  œuvre  de  régénération  le  principal 
rôle.  Elle  (pii  favorise  partout  l'essor  des  nationalités  devrait  s'intéresser  enfin  à 
celles  de  l'Orient  gréco-slave.  Slais,  depuis  longtemps,  la  France  ne  s'occupe  guère 
que  de  l'Orient  turc  et  arabe  ;  elle  néglige  profondément  les  rayas  européens,  qui 
néanmoins  disposent  des  clefs  de  Stamboul.  Le  cabinet  français  avait  compris  que, 
pour  régner  sur  l'Asie,  il  faut  avoir  à  soi  les  Arabes;  mais,  pendant  qu'il  poursui- 
vait ce  but,  l'Angleterre  s'affermissait  à  Corfou,  et  la  Russie  obtenait  en  Moldo- 
Valachie  et  en  Serbie  le  droit  de  tutèle  sur  quatre  millions  de  rayas.  Depuis  que 
cette  puissance  est  investie  de  ce  triple  protectorat,  elle  remue  incessamment  les 
provinces  gréco-slaves  ;  en  Bulgarie,  en  Macédoine,  en  Hertsegovine,  en  Bosnie, 
partout  elle  répand  des  bienfaits,  et  promet  sous  main  des  libertés  moins  men- 
teuses que  celles  du  hatti-schérif  de  Gulhané.  Pendant  ce  temps  la  France,  absorbée 
ailleurs,  oublie  les  régions  qui,  étant  les  greniers  de  Stamboul,  peuvent  envoyer  à 
cette  cité  la  vie  ou  la  mort. 

D'incalculables  avantages  récompenseraient  pourtant  la  France  de  l'appui  qu'elle 
prêterait  aux  Gréco-Slaves.  L'organisation  nouvelle  de  l'Orient  chrétien  aurait 
pour  premières  conséquences  l'agonie  du  commerce  anglais  en  Turquie,  et  le  refou- 
lement de  l'action  russe  vers  les  contrées  asiatiques.  Une  grande  partie  du  négoce 
et  du  mouvement  de  transit  entre  l'Orient  et  l'Europe,  qui  maintenant  se  fait  par 
l'Allemagne,  se  rabattrait  vers  le  sud  et  tomberait  en  partage  aux  armateurs 
d'Italie  et  de  Marseille.  Il  est  évident  qu'une  fois  constitués  sous  l'égide  du  sultan, 
les  États  gréco-slaves,  ayant  une  administration  séparée  et  n'étant  plus  forcés  de 
subir  les  traités  de  commerce  imposés  à  la  Turquie  par  l'Angleterre,  disposeraient 
leurs  douanes  de  manière  à  grever  surtout  ceux  des  négociants  étrangers  qui,  ne 
cédant  leurs  marchandises  que  pour  de  l'argent,  excluent  la  réciprocité  du  gain; 
ils  favoriseraient  au  contraire  ceux  qui,  en  leur  apportant  tous  les  objets  de  fabri- 
cation nécessaires  à  la  péninsule,  leur  offriraient  en  même  temps  les  débouchés  les 
plus  avantageux  pour  leur  propre  industrie.  Dans  ce  cas,  l'Autriche,  qui  exploite 
la  moitié  de  la  Turquie  d'Europe,  devrait  bientôt  céder  une  grande  partie  de  ses 
profits  à  la  France,  puisque,  déjà  [lourvue  abondamment  par  ses  provinces  hon- 
groises de  tous  les  produits  bruts  qu'elle  pourrait  tirer  des  pays  gréco-slaves,  le 
commerce  d'échanges  avec  la  péninsule  lui  devient  presque  impossible.  Aussi, 
quoique  cette  puissance  importe  dans  les  seules  principautés  moldo-valaques  pour 
plus  de  10  millions  par  an,  les  spéculateurs  autrichiens,  forcés  de  laisser  à  d'autres 
peuples  l'exportation  des  produits  indigènes,  finissent-ils  par  se  ruiner.  Il  n'en 
serait  pas  de  même  pour  la  France,  qui  manque  souvent  des  objets  dont  le  sol 
gréco-slave  abonde.  Mieux  en  élat  que  les  Allemands  de  faire  des  échanges,  les 
Marseillais  approvisionneraient  avec  avantage  ces  pays  de  ce  qui  leur  est  néces- 
saire; et  si,  pour  échapper  aux  vexations  douanières  du  transit  autrichien,  ils  pre- 
naient la  voie  de  Salonik  et  de  l'Albanie,  ils  réussiraient  infailliblement,  après 
quelques  années  de  sacrifices,  à  établir,  même  sur  le  Danube,  en  face  des  Alle- 
mands, une  concurrence  lucrative.  Si  le  commerce  autrichien  vient  au  contraire  à 
prédominer  dans  ces  contrées,  on  verra  s'y  reproduire  les  dévastations  qui  signa- 
lèrent la  domination  vénitienne.  L'Autriche  ne  fait  pas  même  grâce  de  l'impôt  aux 
trente  mille  sujets  allemands  établis  en  Moldo-Valachie;  elle  prélève  sur  eux 
annuellement  au  delà  de    10,000  ducats,  tandis  que  ces  mêmes  Autrichiens  ne 


190  LE    MONDE    GRÉCO-SLAVE, 

paient  pas  un  para  au  pays  étranger  qui  les  nourrit.  Pourtant  c'est  le  coninierco 
autrichien  qui,  malgré  des  conditions  défavorables,  a  le  plus  de  chances  de  prédo- 
miner, si  le  statu  quo  se  maintient,  et  si  l'Orient,  par  sa  régénération  intérieure, 
ne  parvient  pas  à  lui  opposer  une  concurrence  indigène. 

Le  Danube  est  le  grand  canal  de  communication  entre  l'Europe  continentale  et 
l'Orient.  Fondant  sur  ce  fleuve  tous  ses  rêves  de  grandeur,  l'Autriche  va  jusqu'à 
espérer  que  le  Danube,  tombant  dans  la  mer  Noire,  rivalisera  un  jour  avec  la  Mé- 
diterranée, comme  voie  de  transport  vers  l'Asie.  En  effet,  les  richesses  de  l'Inde 
ont  pour  s'écouler  en  Europe  trois  voies  naturelles,  an  midi  et  au  nord  les  deux 
mers  Rouge  et  Noire,  et  entre  elles  la  mer  Blanche  ou  l'Archipel  De  ces  trois  grands 
bassins  du  commerce,  l'Angleterre  en  a  usurpé  un  ;  les  Grecs  aspirent  légitimement 
à  en  occuper  un  autre;  l'Autriche  et  la  Russie  se  disputent,  au  détriment  des  Slaves 
du  sud,  la  possession  du  troisième.  Si  ce  dernier  canal  tombe  exclusivement  aux 
mains  de  l'Autriche,  elle  réduira  par  là  même  le  commerce  de  tout  le  nord  de  la 
France  à  n'être  que  son  tributaire.  La  Bavière  le  sent  si  bien  qu'elle  va  creuser 
enfin  le  canal,  déjà  rêvé  par  Charlemagne,  pour  unir  par  le  Mein  le  Danube  au 
Rhin,  et  la  société  viennoise  des  bateaux  à  vapeur  danubiens  élargit  déplus  en  plus 
son  action.  Ses  pyroscaplies  ne  s'arrêtent  plus  à  la  Valachie;  ils  atteignent,  à  des 
intervalles  fixes  et  très-rapprochés.  Trébizonde,  Scio,  Chypre,  la  Syrie.  Ils  avaient 
porté  sur  le  Danube,  en  1837,47,000  passagers  et  75,000  quintaux  de  marchan- 
dises; dès  l'année  suivante,  le  chiffre  des  marchandises  s'élevait  à  520,000  quin- 
taux, tandis  que  le  nombre  des  passagers  atteignait  74,000.  Oublieuse  de  ces  ré- 
sultats, la  France  n'a  pas  même  de  vice  consul  dans  les  deux  grands  ports  danubiens, 
Galals  et  Braïla,  où  tous  les  pavillons  affluent.  449  voiles  ont  paru  en  1857  à  Braïia, 
dont 25 autrichiennes,  20  russes,  2  anglaises,  une  belge,  de  françaises  point;  à  Ga- 
lats,  dans  la  même  année,  sont  entrés  528  bâtiments,  dont  48  autrichiens,  50  russes, 
8  anglais,  1  sous  le  pavillon  belge,  aucun  sous  celui  de  la  France.  Pourtant  le  Da- 
nube, qui,  suivant  Napoléon,  avec  ses  500  lieues  de  cours  et  ses  120  affluents  na- 
vigables, est  te  premier  fleuve  de  l'Europe,  le  Danube  n'appartient  à  l'Autriche  que 
par  l'entremise  des  Hongrois,  et  de  plus  la  double  rive  serbo-bulgare  et  nioldo- 
valaque  occupe  les  200  principales  lieues  de  son  cours.  Il  serait  donc  facile  d'en 
disputer  aux  Autrichiens  l'exploitation  exclusive,  surtout  s'il  est  vrai,  comme  on 
l'assure,  que  notre  poterie  et  notre  porcelaine  commune  pourraient  être  vendues 
avec  bénéfice  en  Valachie  au  même  prix  que  la  grossière  faïence  allemande.  Les 
objets  d'exportation  .seraient  les  viandes  salées  pour  alimenter  notre  marine,  les 
bois  de  construction  des  immenses  forêts  des  Karpathes  et  des  Balkans,  les  cé- 
réales, le  sel,  les  peaux,  les  laines,  la  cire,  le  goudron.  L'extrême  bon  marché  de 
tous  ces  produits  bulgares  et  moldo-valaques,  si  le  commerce  de  Marseille  consen- 
tait à  aller  les  chercher,  mettrait  fin  aux  gains  énormes  que  font  sur  nous  les  ar- 
mateurs d'Odessa.  Mais  il  faudrait  pour  cela  des  encouragements  officiels. 

Si  du  nord  de  la  presqu'île  gréco-slave  on  se  tourne  vers  le  midi  pour  y  chercher 
l'action  de  la  France,  elle  est  également  absente.  La  république  du  Monténégro  de- 
vient d'année  en  année  plus  redoutable  et  plus  influente  :  son  débouché  naturel  est 
le  golfe  de  Cattaro,  inexploité  depuis  la  chute  de  Raguse,  mais  qui  n'en  offre  pas 
moins  une  des  premières  positions  maritimes  de  la  péninsule.  De  là  on  domine 
Scutari  et  presque  toute  l'Albanie.  Les  Monténégrins  viennent  à  Cattaro,  à  Boudva 
6t  sur  la  côte,  vendre  aux  Autrichiens  leurs  viandes  fumées,  leurs  pelleteries,  leur 
cire  et  leur  bétail.  Pourquoi  ne  pas  entretenir,  au  moyen  d'échanges  commerci  aux 


LE    MONDE    OnÉCO-SLAVE.  191 

(les  relations  amicales  avec  celle  montagne  libre?  A  Scnlari,  la  France  avait  un 
consulat  dès  l'année  IG^iO,  et  l'y  maintint  jusqu'au  milieu  du  xviii"  siècle;  aujour- 
d'hui elle  n'en  a  plus.  Les  prélalures  et  les  monastères  albanais  sont  dirigés  par 
des  ecclésiastiques  venus  de  l'Autriche  seule,  qui  lient  par  là  même  l'Albanie  catho- 
lique sous  sa  main.  En  Bosnie,  où  les  agents  secrets  russes,  anglais,  autrichiens,  se 
croisent  sans  cesse,  le  nom  de  la  France  est  inconnu.  Les  consulats  français  de  Ja 
nina  el  de  Prevesa  sont-ils  sutlisants  pour  observer  celte  longue  côte,  foyer  toujours 
ardent  de  guerre  civile,  qui  s'étend  de  Raguse  à  Palras? 

En  général,  toute  la  politique  de  la  France  à  l'égard  de  l'Europe  orientale  a  été 
jusqu'ici  singulièrement  indécise,  pour  ne  pas  dire  nulle.  On  craint  de  favoriser  la 
Russie,  en  suivant  la  ligne  où  elle  feint  de  marcher,  el  on  se  met  à  la  remorque  de 
l'Angleterre.  Des  écrivains  essaient  même  de  prouver  qu'il  faut  autant  que  possible 
refouler  l'essor  des  Slaves  et  des  Grecs,  sous  prétexte  qu'ils  sont  amis  des  Russes. 
Sans  doute,  tous  les  membres  de  cette  famille  se  tiennent;  on  n'empêchera  jamais 
le  Grec  ou  le  Slave  d'avoir  du  penchant  pour  le  Moscovite,  comme  les  Italiens, 
les  Espagnols,  les  Belges,  ont  du  penchant  pour  la  France.  Cette  sympathie  naît 
d'une  civilisation  et  de  croyances  communes,  et  du  vague  souvenir  d'une  primitive 
alliance  de  races.  Mais  il  en  sera  pour  la  chrétienté  orientale  comme  pour  les  peu- 
ples latins,  qui  ont  chacun  des  intérêts  à  part  et  très-souvent  opposés,  tout  en  ap- 
partenant au  même  empire  moral,  au  même  ensemble  d'opinions  et  d'idées.  Il  ne 
faut,  pour  atteindre  ce  résultai,  qu'aider  généreusement  les  nationalités,  encore  si 
frêles,  de  l'Orient  chrétien  à  grandir  libres  en  face  de  la  Russie.  Les  Gréco-Slaves 
du  sud  sont  le  principal  levier  à  faire  mouvoir  pour  raffermir  l'équilibre  euro- 
péen. Placés  entre  l'est  et  l'ouest,  appartenant  à  l'Orient  par  les  mœurs,  à  l'Europe 
par  l'intelligence,  ils  semblent  destinés,  grâce  à  ce  privilège  de  double  nature,  à 
remplir,  comme  les  anciens  Grecs,  un  rôle  de  médiateur  entre  les  deux  hémisphères. 
Leur  vœu  est  de  se  développer  dans  cette  voie,  en  s'appuyanl  sur  les  secours  et  les 
lumières  de  l'Occident,  en  subissant  son  influence,  non  son  joug.  Ce  va'u  doit  être 
compris  de  la  France,  qui  n'a  qu'un  moyeu  de  soustraire  l'Europe  orientale  à  l'in- 
fluence anglaise  et  à  la  protection  des  tzars  :  c'est  d'y  subdiviser  la  puissance  ainsi 
qu'elle  est  subdivisée  en  Occident,  d'y  relever  les  nations  opprimées,  d'y  organiser 
enfin  des  souverainetés  nouvelles,  de  nouveaux  intérêts,  qui  puissent  conlrc-balancer 
puis.samment  les  intérêts  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie. 

Cyprien  Robert. 


FRANÇOINETTO, 


5j>ii>^Siiij^ 


FAR   JASMIAf. 


l)eux  criliqncs  éniinoiils,  MM.  Charles  Nodier  et  Sainle-Beuve,  ont  déjà  fait  con- 
îiaître  à  la  France  du  nord,  et  l'un  d'eux  dans  celte  Revue  même,  le  coiffeur  poëte 
du  midi,  ce  Jasmin  dont  le  nom  est  aussi  populaire  sur  les  bords  de  la  Garonne  qu'a 
jamais  pu  l'être  dans  aucun  pays  le  nom  d'un  poëte  national.  Je  ne  viens  pas 
essayer  de  redire  ce  que  ces  deux  juges  éclairés  ont  si  bien  dit;  mais  Jasmin  va 
jmblier  un  nouveau  volume  de  poésies  patoises  :  ce  volume,  j'ai  pu  le  lire  un  des 
premiers,  en  qualité  d'ami,  d'admirateur  et  presque  de  compatriote  de  Jasmin,  et 
je  voudrais  montrer  qu'il  n'est  pas  indigne  de  ces  charmantes  PapUlottes  si  juste- 
ment appréciées  maintenant  par  tous  les  hommes  de  goùl.  Si  la  renommée  du 
coiffeur  d'Agen  s'était  produite  tout  d'abord  à  Paris,  sous  les  auspices  d'un  pané- 
gyriste méridional,  on  aurait  pu  croire,  que  Dieu  et  mon  pays  me  passent  le  mot,  à 
quelque  peu  de  gasconnade  de  sa  part.  Maintenant  que  le  talent  de  Jasmin  a  été 
constaté  et  admiré  par  des  hommes  du  nord,  des  Parisiens,  et  des  plus  habiles,  des 
plus  écoutés,  c'est  peut-être  à  nous,  hommes  du  midi,  de  dire  sans  craintequelques 
mois  sur  notre  poète  :  celebrare  domestica  fada. 

J'ouvre  donc  sans  autre  préambule  le  nouveau  volume  de  Jasmin,  et  je  trouve 
d'abord  V Aveugle  de  Castel-Cuillé  (V JbiKjlo  de  Castel-Cuille),  cette  louchante  his- 
toire qui  a  fait  verser  tant  de  larmes  sur  toule  la  ligne  des  Pyrénées.  Si  je  parle  de 
larmes  versées,  ne  croyez  pas  que  ce  soit  une  métaphore,  comme  s'il  s'agissait  de 
quelque  drame  classique  ou  de  quelque  roman  élégant;  non,  c'est  une  vérité  litté- 
rale et  dont  j'ai  été  souvent  témoin  :  quand  Jasmin  récite  devant  un  auditoire  qui 
le  comprend,  son  beau  poëme  de  l'Aveugle,  il  est  difficile  de  ne  pas  pleurer  avec 
lui  sur  les  malheurs  de  la  pauvre  délaissée. 


FRAISÇOUNETTO.  19^ 

J'ai  vu,  j'ai  vu  couk-r  dos  larmes  véritables. 

Kl  CCS  lannos,  ce  n'csl  pas  seulement  le  peuple  qui  les  répand,  le  peuple  à  qui 
appartient  à  la  fois  le  poëte,  la  langue  et  l'héroïne,  ee  sont  encore  les  belles  dames 
(i'Agen,  de  Toulouse,  de  Bordeaux  et  de  Pau,  car  Jasmin  exerce  sur  toutes  celles 
qui  l'entendent  une  sorte  de  fascination  que  lui-même  a  très-bien  exprimée  dans 
les  vers  suivants,  en  s'adressant  à  l'une  d'elles  : 

T'ey  bisto  rire  quand  rizioy, 
T'ey  bisto  ploura  quand  plourûbi. 

Je  l'ai  vue  rire  quand  je  riais, 

Je  l'ai  vue  pleurer  quand  je  pleurais. 

Je  voudrais  bien  donner  ici  une  idée  de  ce  poème,  mais  il  a  été  déjà  analysé  de 
main  de  maître  par  M.  Sainte-Beuve  :  je  n'ai  garde  d'y  revenir.  Quand  on  a  com- 
mencé à  parler,  à  Paris,  de  Jasmin  et  de  ses  poésies,  l'Âveugle  avait  déjà  paru,  mais 
à  part.  La  publication  d'aujourd'hui  n'est  qu'une  réimpression.  Tout  ce  que  je  puis 
dire,  c'est  que  je  l'ai  relu  avec  un  plaisir  peui-èlre  plus  vif  que  dans  sa  nouveauté. 
J'ai  retrouvé  un  charme  indicible  dans  ces  descriptions  si  franchement  populaires 
et  si  poétiques  pourtant,  dans  ces  détails  de  mœurs  campagnardes  d'une  vérité  si 
vivante  et  en  même  temps  si  exquise,  dans  ce  mélange  merveilleux  de  folle  joie  et 
de  sensibilité  pénétrante,  dans  ce  récit  d'une  catastrophe  soudaine  qui  vient  attrister 
les  plaisirs  bruyants  d'une  noce  de  village,  dans  ces  vers  surtout  faits  avec  tant 
d'art  que  leur  mesure  même  est  l'expression  des  sentiments  qui  les  inspirent,  dans 
ces  habiles  changements  de  rhythme,  ces  combinaisons  d'harmonie  empruntées  par 
Jasmin  aux  troubadours  qui  les  avalent  eux-mêmes  empruntées  aux  Arabes; 
délicatesses  savantes  qui  n'ont  de  rivales  en  français  que  les  coupes  capricieuses  de 
strophe  inventées  parles  poètes  du  xvi"  .siècle,  et  reproduites  de  notre  temps  par 
Victor  Hugo.  Qui  ne  sait  maintenant  par  cœur  dans  tout  le  midi  la  plus  grande 
partie  de  ce  drame  lyrique,  et  surtout  ce  refrain  si  fortement  empreint  de  la  saveur 
natale? 

Las  carreros  diouyon  fleuri, 
Tan  belo  nobio  bay  sourli, 
Diouyon  fleuri,  diouyou  grana. 
Tan  belo  nobio  bay  passa. 

Les  chemins  devraient  fleurir, 

Si  belle  fiancée  va  sortir; 

Devraient  fleurir,  devraient  gfranier,  r 

Si  belle  fiancée  va  passer. 

Je  demande  pardon  de  citer  ainsi  des  vers  écrits  dans  une  langue  que  personne 
ne  comprend  en-deçà  de  la  Loire,  mais  il  est  impossible  de  faire  connaître  les 
poêles  autrement  qu'en  les  citant.  Je  citerai  beaucoup  dans  le  cours  de  cet  article, 
j'en  préviens  d'avance  le  lecteur.  C'est  à  lui  de  voir  s'il  a  le  courage  de  s'aventurer 
dans  ce  voyage  au  milieu  d'un  monde  nouveau,  qui  lui  présentera  à  tout  momenl 
des  énigmes  à  deviner,  le  tout  pour  connaître  quoi?  les  vers  d'un  coiffeur  qui  vit  à 
deux  cents  lieues  de  Paris,  cl  qui  rime  en  patois  gascon.  Encore  dois-je  l'avertir. 


194  FRANÇOUNETTO. 

pour  achever  d'être  franc,  qu'il  ne  connaîtra  ces  vers  eux-mêmes  que  irès-impar- 
failement,  attendu  que  leur  plus  grande  grâce  est  dans  une  mélodie  qui  tient  tout 
entière  à  la  prononciation,  et  dont  le  langage  écrit  ne  peut  donner  absolument 
aucune  idée. 

Maintenant,  s'il  y  a  un  curieux  qui  ait  osé  passer  outre,  malgré  cette  formidable 
annonce,  j'aurai  moins  d'embarras  avec  lui.  Celui-là  se  sera  souvenu  que  le  pauvre 
patois  gascon,  aujourd'hui  si  méprisé,  n'est  autre  chose  que  cette  antique  langue 
romane  ou  provençale,  la  première  langue  cultivée  de  l'Europe  moderne,  bien  dé- 
figurée sans  doute,  bien  abâtardie  par  sa  longue  décadence,  mais  charmante  toujours 
dans  son  abaissement;  celui-là  sait  que,  lorsque  le  reste  de  l'Europe  était  encore 
silencieux  et  barbare,  notre  langue  avait  déjà  des  poètes  comme  Bertrand  de  Born, 
Arnaud  de  Marveil,  et  tant  d'autres,  et  que,  même  après  le  naufrage  de  la  nationa- 
lité provençale,  elle  inspira  les  premiers  essais  de  ses  deux  filles  plus  heureuses,  les 
langues  d'Espagne  et  d'Italie;  celui-là  n'a  pas  oublié  que  Dante  se  glorifie  d'avoir 
eu  pour  maître  un  troubadour,  que  Pétrarque  a  appris  à  chanter  au  bord  d'une 
fontaine  de  Provence,  et  que  les  rois  d'Aragon  ont  appelé  à  Barcelone  des  maîtres 
dans  l'art  des  vers  du  pays  toulousain  pour  apprendre  d'eux  ce  qu'on  appelait 
alors  le  gai  savoir,  el  gay  sabcr. 

Toutes  ces  grandeurs  ont  disparu,  mais  le  fond  du  vieux  langage  est  resté.  Tout 
altéré  qu'il  est  par  une  longue  infiltration  du  français,  ce  langage  antique  a  con- 
servé des  restes  nombreux  de  son  originalité  primitive.  Six  siècles  de  proscription 
n'ont  pu  éteindre  complètement  son  génie.  Seulement,  après  avoir  été  l'organe  des 
courô  les  plus  polies  et  de  la  société  la  plusraQinée  de  la  première  moitié  du  moyen 
âge,  il  est  devenu  l'idiome  du  peuple  seul.  S'il  a  perdu  celte  subtilité,  cette  re- 
cherche éléganle  qu'il  avait  apprise  dans  les  cours  d'amour,  et  par  le  commerce 
d'esprit  des  princesses  avec  les  poètes  de  son  beau  temps,  il  a  gagné  à  se  re- 
tremper dans  des  mœurs  moins  apprêtées  plus  de  vie  et  de  liberté.  Il  est  mainte- 
nant plus  grossier,  mais  plus  expressif,  et  les  .sentiments,  les  idées  qu'il  rend,  pour 
lui  venir  de  l'ouvrier  et  du  paysan  au  lieu  du  chevalier  et  de  la  dame,  n'en  ont  que 
plus  de  franchise  et  de  verdeur. 

Avant  d'entrer  dans  l'examen  du  nouveau  recueil  de  Jasmin,  il  est  nécessaire  de 
dire  ici  quelques  mots  des  formes  de  la  langue  el  de  sa  prononciation,  afin  de 
rendre  autant  que  possible  les  beautés  du  texte  intelligibles  à  ceux  qui  sont  nés 
loin  des  anciennes  provinces  du  Languedoc,  de  la  Guienne  ou  de  la  Provence. 

Le  patois  méridional,  connu  à  Paris  sous  le  nom  générique  de  patois  gascon,  se 
divise,  comme  tous  les  patois,  en  un  nombre  infini  de  dialectes.  Les  principaux 
sont  :  le  provençal  proprement  dit,  qui  se  parle  d'Avignon  à  Marseille,  et  dont  le 
caractère  distinctif  est  d'être  rude  et  grasseyant;  le  bas-languedocien,  dont  le  siège 
est  à  Montpellier,  et  qui  est,  au  contraire,  d'une  douceur  et  d'une  mignardise 
extrêmes;  le  gascon  proprement  dit,  qui  est  répandu  dans  toute  l'ancienne  Gas- 
cogne, au  pied  des  Pyrénées,  et  qui  est  le  plus  âpre,  le  moins  altéré  de  tous,  parce 
que  le  pays  où  il  domine  a  été  le  dernier  ouvert  à  l'infinence  du  nord;  le  béarnais, 
qui  règne  à  Pau,  et  qui  a  gardé  quelque  chose  de  l'ancienne  culture  de  la  cour  de 
Navarre;  enfin,  le  dialecte  qui  se  parle  dans  la  vallée  de  la  Garonne,  et  qui  est 
comme  le  mélange  de  tous  les  autres,  singulièrement  modifiés  par  un  contact  plus 
immédiat  avec  le  français.  C'est  ce  dernier  que  parle  Jasmin.  Il  y  aurait  une  étude 
très-intéressante  à  faire  sur  les  causes  historiques,  philosophiques  et  physiologiques 
de  ces  difl'érences,  mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  pour  le  moment. 


FRANÇOUNETTO.  19;> 

Comme  depuis  longtemps  le  patois  a  cessé  d'être  une  langue  écrite,  il  n'a  pas 
une  orthographe  h  lui.  Ceux  qui  ont  essayé  de  l'écrire  ont  adopté  des  systèmes  dif- 
férents. Celui  que  Jasmin  emploie  me  paraît  bon;  je  dois  dire  cependant  que  ce 
système  ne  convient  qu'au  dialecte  particulier  des  bords  de  la  Caronne,  car  s'il  s'a- 
gissait de  rendre,  par  exemple,  la  langue  des  montagnes,  il  serait  insullisanl.  Les 
dialectes  pyrénéens  sont  pleins  d'aspirations  qui  manquent  au  patois  d'Agen;  on  y 
trouve  dans  toute  sa  pureté  lej  espagnol,  et,  pour  l'écrire,  il  serait  nécessaire  d'a- 
dopter celte  lettre.  Sur  d'autres  points,  d'autres  prononciations  particulières  exige- 
raient aussi  l'emploi  de  certains  signes  distinctifs.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  du 
patois  d'Agen  ;  les  seules  consonnes  qui  diffèrent  nn  peu,  dans  ce  patois,  de  la  pro- 
nonciation française,  sont  le  c  italien,  qui  se  prononce  tdi,  comme  on  sait,  et  que 
Jasmin  écrit  ch,  et  VI  mouillée,  que  Jasmin  écrit  par  une  double  l,  comme  les  Es- 
pagnols. 

J'ai  cependant  une  observation  à  faire  sur  l'orthographe  de  Jasmin  relativement 
aux  consonnes.  C'est  pour  la  manière  singulière  dont  il  écrit  le  son,  fort  commun 
en  français,  de  qu  ;  il  écrit,  je  ne  sais  pourquoi,  Uh.  Le  mot  baqui,  par  exemple,  il 
l'écrit  bakhi.  Qu'on  orthographie  ainsi  certains  mois  turcs  ou  arabes  qui  ont  une 
aspiration  après  le  son  k  ou  qu,  rien  de  mieux;  mais  en  patois  il  n'y  a  pas,  que  je 
sache,  d'aspiration  au  milieu  du  mot  baqui  et  des  mots  qui  lui  ressemblent.  Yoilù 
pour  le  h.  Quant  au  k,  il  a  une  flgure  barbare  qui  ne  convient  nullement  à  une  des 
langues  les  plus  douces  qu'il  y  ait  au  monde;  une  telle  orthographe  est  en  contra- 
diction évidente  avec  le  génie  même  du  patois,  qui  est  (ils  du  latin,  où  il  n'y  avait 
pas  de  k.  Jasmin  aura  cru  sans  doute  que,  dans  toutes  les  langues  méridionales,  qui 
se  prononçait  coui.  C'est  une  erreur  :  ce  genre  de  prononciation  n'est  usité  qu'en 
italien;  en  espagnol,  qui,  que,  se  prononcent  comme  en  français  ki,  kc,  et  cette 
analogie  suffit  à  justifier  l'emploi  de  qu  en  patois  pour  rendre  le  même  son  qu'eu 
français.  Tout  vaut  mieux,  d'ailleurs,  que  d'en  venir  à  cette  horrible  extrémité 
du  k,  et  accompagné  d'un  h  encore! 

Passons  aux  voyelles.  Les  voyelles  aussi  ont  en  patois  le  même  son  qu'en  fran- 
çais, même  I'm;  il  n'y  a  de  différence  que  pour  Ye,  qui  n'est  jamais  muet  et  qui  se 
prononce  toujours  e.  Les  diphthongues  sont  différentes.  Ai  se  prononce  en  patois 
comme  en  italien  et  en  espagnol,  «ïe;  ci  se  prononce  eïe.oi  se  prononce  oïc.  Jasmin 
a  adopté  Vy  grec  pour  ces  diphlhongues,  et  il  écrit  au,  cij,  oij.  Cette  précaution 
n'était  pas  obligatoire,  dès  que  les  analogues  se  trouvaient  dans  les  autres  langues 
méridionales  ;  mais,  puisque  Jasmin  l'a  crue  nécessaire  pour  la  clarté,  nous  l'ad- 
mettons. Il  en  est  de  même  des  diphlhongues  eu  et  au,  qui  se  prononcent  en  palois 
à  peu  près  comme  eou  et  aou.  Jasmin  aurait  pu  les  écrire  eu  et  au,  comme  on  les 
écrit  dans  les  deux  autres  langues;  il  a  mieux  aimé  suivre  la  prononciation  et  écrire 
cou,  auu.  Ce  n'est  pas  étymologique,  ce  serait  une  véritable  énormité  s'il  s'agissait 
de  fixer  académiquemenl  l'orthographe  de  la  langue;  mais  enfin,  puisqu'il  ne  s'agit 
que  de  s'entendre,  va  pour  eou,  aou,  quoiqu'en  réalité  ces  deux  manières  d'écrire, 
qui  ne  représentent,  pour  un  Parisien,  qu'une  sorte  de  miaulement,  soient  bien 
loin  de  rendre  le  véritable  son  de  ces  mélodieuses  diphlhongues  qui  ressemblent  à 
un  chant  d'oiseau. 

Il  résulte  de  ce  qui  précède  que,  pour  bien  lire  le  palois  méridional,  il  suffit  de 
savoir  un  peu  d'italien  ou  d'espagnol.  Presque  tout  le  monde  maintenant  sait  au 
moins  une  de  ces  deux  langues.  C'est  une  raison  pour  se  risquer  avec  moins  d'in- 
quiétude à  parler  de  poésies  patoises.  Si  la  prononciation  des  lettres  est  ;i  peu  près 


196  FRANÇOUNETTO. 

la  même  dans  ces  trois  idiomes,  l'accentuation  des  mots  est  la  même  aussi.  En 
français,  il  n'y  a  pas  d'accent  proprement  dit  ;  celui  qui  ne  sait  que  le  français  ne 
peut  comprendre  quelle  musique  fait  entendre  à  l'oreille  le  chant  naturel  des 
langues  du  midi.  Là  toutes  les  syllabes  sont  tour  à  tour  brèves  ou  longues,  et  l'ac- 
cent tonique,  placé  tantôt  à  la  fin  des  mots,  tantôt  au  milieu,  donne  une  variété 
charmante  à  cette  harmonie.  Là,  toutes  les  voyelles  sont  expressives,  tous  les 
chocs  de  consonnes  sont  évités,  tous  les  sons  sourds  ou  nasaux  ont  disparu,  et  le 
patois  est  peut-être,  de  toutes  les  langues  méridionales,  la  plus  agréable  à  entendre, 
car  il  n'a  pas  ces  finales  aiguës,  ces  i  répétés  qui  ôtent  à  l'italien  une  partie  de 
son  charme;  il  n'a  pas  non  plus,  du  moins  à  Agen,  ces  s  fortes,  ces  j  aspirés,  qui 
ajoutent  à  l'espagnol  quelque  chose  de  dur  et  d'énergique. 

J'insiste  sur  ces  questions  de  prononciation  et  de  prosodie,  parce  que  c'est  par 
là  surtout  que  le  patois  diffère  maintenant  du  français.  Quant  au  vocabulaire,  il 
est,  hélas!  devenu  presque  entièrement  français.  Bien  peu  de  mots  sont  encore 
d'origine  locale;  il  y  en  a  pourtant,  et  des  plus  curieux.  Les  uns  remontent  jusqu'au 
grec,  et  ont  été  importés  en  Provence  par  les  Hellènes  de  Massilie;  les  autres 
dérivent  directement  du  latin,  et  restent  couime  autant  de  débris  de  la  domination 
romaine  dans  les  Aquitaines;  quelques-uns  ont  une  source  inconnue  et  primitive; 
d'autres  sont  évidemment  le  produit  spontané  de  la  création  populaire.  Le  poète 
lui-même  se  laisse  quelquefois  aller,  dans  un  de  ces  moments  où  l'expression  manque 
à  la  pensée,  à  inventer  hardiment  un  de  ces  mots  pittoresques  que  l'analogie 
suggère,  et  qui  peignent  par  le  son  même.  Mais  de  tels  exemples  ne  sont  que  trop 
rares.  Les  trois  quarts  des  termes  ne  sont  plus  que  du  français /j«<oJse,  c'est-à-diro 
soumis  à  l'assimilation  du  son  et  de  la  forme,  les  dernières  propriétés  qui  meurent 
dans  les  langues. 

J'ai  déjà  parlé  du  son  ;  il  me  reste,  pour  finir  cette  digression  nécessaire,  à 
parler  de  la  forme;  ici  se  retrouve  la  dualité  que  j'ai  signalée.  Les  règles  gramma- 
ticales du  patois  sont  à  très-peu  celles  du  français,  tandis  que  les  formes  de  set; 
déclinaisons  et  de  ses  conjugaisons  se  rapprochent  des  langues  méridionales,  et 
surtout  de  l'espagnol.  Le  pluriel  se  forme  toujours  par  l'addition  d'une  s  au  singu- 
lier, comme  en  français,  avec  cette  différence  qu'en  français  Ys  additionnelle  ne  se 
prononce  pas,  taudis  qu'elle  se  prononce  en  patois  comme  en  espagnol.  Le  pluriel 
en  i  et  en  e  des  Italiens  n'y  est  pas  connu.  Dans  les  verbes,  les  personnes  se  mar- 
quent par  les  désinences,  sans  le  secours  des  pronoms,  comme  en  lalin  et  dans 
toutes  les  langues  émanées  directement  du  latin.  Les  désinences  des  différents 
temps  et  des  participes  tiennent  aussi  du  lalin,  et  par  suite  de  l'espagnol.  Enfin,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  original  dans  les  formes  du  patois  et  qui  montre  le  plus  sa  double 
nature,  c'est  la  forme  féminine.  Dans  l'italien  et  dans  l'espagnol,  la  désinence  du 
féminin  esta,-  c'était  aussi  la  désinence  féminine  de  l'ancienne  langue  romane. 
Le  patois  moderne  a  trouvé  sans  doute  que  c'était  trop  s'éloigner  du  français,  qui 
a  pour  désinence  féminine  l'e  muet.  Il  a  adopté  pour  signe  du  féminin  Vo,  mais  un 
0  qui  se  prononce  si  insensiblement,  que  c'est  presque  un  c  muet;  et  Vo  est  en  effet 
de  toutes  les  lettres,  après  notre  e,  celle  qui  se  prête  le  plus  à  une  prononciation  à 
peu  près  insensible. 

Exemple  :  huroiis,  heureux,  fait  hurouzo,  heureuse;  poulit,  joli.  Ml  poulido, 
jolie;  mais  ces  deux  mots,  hurouzo,  poulido,  et  généralement  tous  les  mots  où  l'o 
est  à  la  place  de  l'e  muet,  se  prononcent  en  mettant  l'accent  sur  l'avant-dernière 
syllabe,  si  bien  que  la  dernière  ne  forme  plus  en  quelque  sorte  qu'un  faible  mur- 


rn  ANÇOIINETTO .  1  î)  7 

mure.  Du  reste,  cette  prononciation  n'est  pas  exclusivement  celle  des  mots  fémi- 
nins; elle  s'applique  en  général  h  tous  les  mots  qui  ont  l'accent  sur  la  pénultième, 
quelle  que  soit  la  voyelle  de  la  dernière  syllabe  ;  dans  aucun  de  ces  mots,  elle  n'est 
plus  marquée  et  plus  douce  que  dans  ceux  en  o,  quand  ceux-ci  appartiennent  à  la 
forme  féminine,  ou  qu'ils  sont  une  corruption  de  mots  franc^ais  terminés  en  c 
muet . 

Ceci  nous  amène  à  parler  des  règles  de  la  versification  patoise.  Ces  règles  sont 
identiquement  les  mêmes  que  celles  de  la  versification  française.  Les  vers  assnnants 
des  Espagnols,  les  coupes  nombreuses  de  vers  italiens,  n'y  sont  pas  usités.  vSeule- 
ment,  comme  le  patois  n'a  pas  d'e  muet,  il  obtient  l'équivalent  des  vers  féminins  fran- 
çais par  la  désinence  féminine  en  o  muet  dont  je  viens  de  parler,  et  en  général  par 
tous  les  mots  qui  ont  l'accent  sur  la  pénultième. 

Après  cette  dissertation  qui  ressemble  un  peu,  j'en  conviens,  à  la  leçon  du 
maître  de  philosophie  dans  le  Bourçjcnis  genlilliommc,  je  passe  à  l'examen  du  nou- 
veau volume  de  Jasmin  :  il  en  est  temps. 

Je  trouve  d'abord  une  espèce  d'épître  adressée  par  Jasmin  à  un  riche  agricul- 
teur qui  lui  avait  conseillé  de  s'établir  à  Paris,  où  il  ferait  nécessairement  fortune. 
Ces  sortes  de  pièces  familières,  dédaignées  par  nos  grands  poètes  du  jour,  ont  été 
de  tout  temps  un  des  exercices  favoris  des  muses.  Horace  n'en  a  pas  fait  d'autres 
toute  sa  vie.  Les  poètes  français  du  xvi"  siècle  y  excellaient,  et  dans  le  xviii"  Vol- 
taire y  a  jeté  tout  ce  qu'il  avait  d'esprit,  de  bon  sens  et  de  gaieté.  C'est  aussi  un 
des  meilleurs  genres,  le  meilleur  peut-être  de  Jasmin.  Les  poètes  en  général  sont 
un  peu  personnels;  ils  aiment  à  parler  d'eux-mêmes.  Jasmin  est  de  ceux  qui  se 
mettent  en  scène  le  plus  volontiers,  et  il  a  raison.  Son  chef-d'œuvre  est  précisé- 
ment la  pièce  où  il  a  raconté  toute  sa  vie,  et  qu'il  a  appelée  mes  souvenirs.  Mous 
Soubcnis.  C'est  qu'en  effet  il  y  a  peu  de  personnalités  plus  originales,  plus  vivantes, 
plus  poétiques,  que  celle  de  Jasmin.  Son  principal  mérite  est  d'être  lui-même.  Son 
recueil  n'est  pas  un  assemblage  de  ces  productions  vagues  qui  peuvent  appartenir 
au  premier  venu;  ce  n'est  quelque  chose  que  parce  que  c'est  quelqu'un. 

E  bous  labé,  moussu,  sans  crcgne 
De  troubla  mous  jours  cl  mas  neys, 
M'escribès  de  pourta  ma  guitarro  ol  moun  pegne 
Dins  la  grando  bile  des  reys  ! 

Et  vous  aussi,  monsieur,  sans  craindre 
De  troubler  mes  jours  et  mes  nuils, 
M'écrivez  de  porter  ma  guitare  ei  mou  peigne 
Dans  la  grande  ville  des  rois  ! 

Oui,  sa  guitare  et  son  peigne,  comme  Figaro  ;  car  Jasmin  est  resté  coiffeur,  et  il 
ne  rougit  pas  de  l'être.  Comme  le  fameux  barbier  andaloux,  le  coiffeur  gascon, 
laissant  la  fumée  aux  sots  qui  s'en  nourrissent,  et  la  honte  au  milieu  du  chemin, 
lient  boutique  ouverte  de  poésie  et  de  frisure,  unit  aux  honneurs  de  la  plume 
l'utile  revenu  du  rasoir,  va  philosophiquement  riant  de  tout,  faisant  la  barbe  ou 
les  cheveux  à  tout  le  monde,  et  ne  croyant  pas  que  l'amour  des  lettres  soit  incom- 
patible avec  l'esprit  des  affaires. 

Et  pourquoi  veut-on  que  Jasmin  aille  à  Paris?  Pour  y  gagner  de  l'argent,  beau- 
coup d'argent.  Hélas!  dit-il,  je  le  garderais  mal,  je  le  dépenserais  vite. 

T011E     I.  13 


1 98  FnA!^çor^ETTO . 

Sâbi  pas  soulomen  counserba  de  pessetos 

Je  ne  sais  pas  seulement  conserver  de  petites  pièces. 

D'ailleurs  la   richesse  subite  a  de  grands  dangers    pour  un    pauvre  ouvrier 
comme  lui. 

Des  perbenguts  boudroy  siègre  la  modo, 

Beleou  bendroy  glourioiis,  fièrrous; 

Escaougnayoy  lous  grands  segnous. 

Dins  un  bel  char  fayoy  la  godo  ; 
Renegagoy  près  de  las  grandes  gens 

Mous  bielsamils  è  mous  parens, 

El  fayoy  ta  pla  que  dins  gayre 

Minjayoy  toutmoun  amassai; 

E  de  riche,  fier,  mesprezayre, 

Tournayoy  paoure  è  mesprezat. 

Des  parvenus  je  voudrais  suivre  la  mode, 

Penl-êlre  deviendrais-je glorieux,  fier; 

J'imiterais  les  grands  seigneurs, 

Dans  un  beau  char  je  ferais  la  roue; 
Je  renierais  auprès  des  grandes  gens 

Mes  vieux  amis  et  mes  parents, 

Et  ferais  si  bien  que  dans  guère 

Je  mangerais  tout  mon  amassé  ; 

Et  de  riche,  fier,  mépriseur. 

Redeviendrais  pauvre  et  méprise. 

La  pièce  entière  est  de  ce  ton  ;  il  faudrait  citer  chaque  vers  pour  en  faire  sentir 
tout  l'intérêt.  C'est  surtout  quand  Jasmin  revient  sur  lui-même,  sur  sa  ville  natale, 
que  sa  voix  a  de  la  grâce.  Il  ne  rit  plus  alors,  il  n'est  plus  ironique,  il  s'attendrit 
sur  les  souvenirs  d'enfance  qui  l'entourent  et  qu'il  lui  faudrait  quitter.  Il  aime  h 
songer  (saounc'ja)  sous  les  arbres  qui  l'ont  vu  naître.  Il  ne  sait  d'ailleurs  chanter 
ni  de  galants  chevaliers, 

Ni  de  grandes  damos  d'aounou, 
Que  parlon  commo  un  libre,  nou  ; 
May  simple,  de  la  pastourelo 
Canti  l'amou  tendre,  que  play 
Aoulan  qu'amou  de  doumayzelo  ; 
Car  n'es  pas,  coumo  dit  ma  may, 
La  qui  parlo  millou  que  sat  ayma  lou  may. 

Ni  de  grandes  dames  d'honneur. 
Qui  parlent  comme  un  livre,  non; 
Plus  simple,  de  la  pastourelle 
Je  chante  l'amour  tendre  qui  plaît 
Autant  qu'amour  de  demoiselle  ; 
Car  ce  n'est  pas,  comme  dit  ma  mère. 
Celle  qui  parle  le  mieux  qui  sait  aimer  le  plus. 

Si  le  lecteur  et  moi  nous  n'avons  pas  conipiétemenl  perdu  noire  temps,  moi  en 


FnANÇOUNETTO.  ]  î){) 

écrivant  et  lui  en  parcourant  les  observations  qui  précèdent  sur  la  prosodie  du 
patois,  il  ne  doit  pas  être  tout  à  fait  insensible  à  l'harmonie  délicieuse  de  ces 
deux  vers  : 

Car  n'es  pas,  coumo  dil  ma  may, 
La  qui  parlo  miliou  que  satayma  lou  may. 

La  fin  de  la  pièce  est  encore  plus  touchante,  s'il  est  possible;  pour  bien  chanter 
la  pauvreté  joyeuse,  dit  le  poète,  il  faut  être  pauvre  et  joyeux  : 

Damori  doun  jouyous  è  paoure 
Dambé  moun  pa  de  segic  è  l'aygo  de  ma  fonii; 

On  badailla  dins  un  saloun, 

On  rils  débats  de  feilios  d'aoure  ; 
Et  jeu  risi  de  tout;  res  plus  bèn  m'alrisla, 
Ey  pleurât  trop  lountèn  ;  boli  me  resquita. 

Je  demeure  donc  joyeux  et  pauvre 
Avec  mon  pain  de  seigle  cl  l'eau  de  ma  fontaine; 

On  bâille  dans  un  salon, 

On  rit  sous  des  feuilles  d'arbre; 
Et  moi.  je  ris  de  tout  ;  rien  ne  vient  plus  m'attrister  ; 
J'ai  pleuré  trop  longtemps;  je  veux  mcracquitter. 

Connaissez-vous  un  vers  plus  charmant  que  celui-ci,  qui  résume  si  bien  la  pau- 
vreté insouciante  du  midi,  cette  pauvreté  si  peu  exigeante  et  si  tôt  satisfaite? 

Dambc  moun  pa  de  segle  è  l'aygo  de  ma  foun. 

Quant  au  dernier  trait  :  Ey  plourat  trop  lountèn,  holi  me  resquita,  il  est  sur- 
tout expressif  pour  ceux  qui  connaissent  les  Souvenirs  de  Jasmin,  l'histoire  de 
son  enfance  si  malheureuse,  si  dénuée,  l'épisode  admirable  du  départ  de  son 
grand-père  pour  l'hôpital,  les  efforts  souvent  infructueux  de  sa  jeunesse  pour 
échapper  à  l'affreuse  indigence,  l'éveil  de  son  talent,  le  progrès  de  sa  renommée 
changeant  peu  à  peu  sa  situation,  le  rire  succédant  aux  larmes  sous  son  toit  visité 
par  la  Muse,  la  joyeuse  indépendance  de  son  âge  mûr  et  la  douceur  nouvelle  qu'a- 
joute à  son  bonheur  présent  la  mémoire  de  ses  souffrances  passées.  Ce  sentiment 
est  si  vif  chez  lui,  qu'il  perce  dans  presque  toutes  ses  poésies,  et  c'est  ainsi  que, 
dans  une  de  ses  plus  jolies  chansons,  adressée  à  un  curé  qui  voulait  lui  faire  faire 
maigre  un  jour  d'abstinence,  il  s'excuse  gaiement  de  ne  plus  jeûner  par  ce 
refrain  : 

En  fct  de  jûnc,  ey  tant  pagat  d'abanço, 
Que  le  boun  Diou 
Me  diou. 

En  fait  de  jeûne,  j'ai  tant  payé  d'avance, 
Que  le  bon  Dieu 
Me  doit. 

Cette  première  pièce  peut  déjà  donner  une  idée  de  la  manière  de  Jasmin.  On  y 
trouve  tout  ce  qui  caractérise  son  talent,  l'accord  d'une  douce  et  fine  gaieté  avec 
nn  fonds  de  mélancolie  toujours  près  des  larmes,  un  instinct  populaire  très-pro- 


yOO  FRANÇOUNETTO. 

nonce  sous  des  formes  très-élégantes  et  très-polies,  et  enfin,  s'il  faut  tout  dire,  une 
assez  bonne  dose  de  hâblerie  gasconne.  Dieu  merci!  notre  ami  Jasmin  n'est  pas 
aussi  pauvre  qu'il  le  dil  poétiquement.  Sa  pauvreté  est  celle  qui  convient  à  un  fds 
de  la  lyre.  Sans  doute  il  a  toujours  sa  boutique  de  coiffeur,  mais  c'est  surtout  sur 
les  étrangers  qui  passent  à  Agen  qu'il  exerce  son  art.  Sur  le  comptoir  se  trouvent 
par  hasard,  au  milieu  des  fers  a  friser,  quelques  exemplaires  du  fameux  volume  des 
Papillotes.  Après  avoir  joui  de  la  conversation  du  poète  tout  en  se  laissant  accom- 
moder par  lui,  après  lui  avoir  entendu  réciter  quelques-unes  de  ses  dernières  pièces, 
l'étranger  ne  peut  guère  s'en  aller  sans  acheter  ce  recueil  qui  contient  de  si  jolies 
choses,  et  voilà  tout  de  suite  quelques  coups  de  peigne  qui  ont  rapporté  plus  que 
la  meilleure  séance  du  plus  célèbre  coiffeur  de  Paris. 

Les  compatriotes  de  Jasmin,  et  par  ses  compatriotes  j'entends  tous  les  habitants 
du  midi  qui  savent  le  patois,  rivalisent  avec  les  étrangers  pour  assurer  une  heureuse 
aisance  à  leur  poète  favori.  Les  Papillotes  se  sont  vendues  à  des  milliers  d'exem- 
plaires. Le  nouveau  volume  dont  il  s'agît  ici  n'a  pas  encore  paru,  et  il  y  en  a  déjà 
deux  mille  de  placés  par  souscription.  Les  poètes  les  plus  en  renom  de  la  capitale 
sont  bien  loin  d'un  pareil  succès  matériel.  Jasmin,  qui  se  plaint  si  spirituellement 
de  ne  pas  savoir  conserver  des  sous,  a,  au  contraire,  tant  d'ordre  et  d'économie, 
qu'il  a  su  parfaitement  administrer  sa  petite  fortune.  11  a  un  fils  qui  vient  de  s'as- 
socier à  une  maison  de  commerce  avec  une  portion  des  économies  paternelles.  Tout 
cela  est  le  fruit  de  la  poésie.  Jasmin  n'a  pas  cessé  d'être  un  ouvrier,  mais  c'est  un 
ouvrier  qui  n'a  plus  besoin  de  travailler  pour  vivre,  et  qui  peut  rêver  tant  qu'il  lui 
plaît.  Lui-même  ne  fait  pas  toujours  le  pauvre  dans  ses  vers,  et  il  a  exprimé  naïve- 
ment l'orgueil  légitime  que  lui  donne  un  avoir  si  bien  acquis,  dans  ce  charmant 
passage  de  ses  Souiwnirs  : 

May  canti,  may  nioun  riou  grossis; 
E  gayrc  à  l'cspital  a  quel  rlou  nou  counduis; 

Pulcou  m'a  counduil  al  countrary, 

Dins  un  grand  bureou  de  noulary; 

E  dunpey,  fier  do  ma  grandou, 

Jeu,  lou  prumé  de  ma  famille, 

Ey  bis  moun  pichou  noun  que  brillo 

Sur  la  lislo  del  couletou. 

Ma  fenno  qu'abio  la  coustumo, 
En  prumé,  quand  lous  bers  n'eron  pas  argcntons, 
De  sana  moun  pape,  de  brigailla  ma  plunio, 
Aro,  m'ofl'ro  louljour,  d'un  nyrc  gracions, 
La  plumo  la  plus  fine  et  lou  pape  pu  dous. 
Tabc,  malliur  à  jou,  quand  las  Muzos  m'oublidon  ! 
Fay  de  bcrs  !  fay  de  bers  !  lous  mes  parons  me  cridoii  ! 

Plus  je  chante,  plus  mon  ruisseau  grossit; 
El  guère  à  rhôpilal  ce  ruisseau  ne  conduit; 
Plutôt  il  m'a  conduit  au  contraire 
Dans  un  grand  bureau  de  notaire  ;  , 

El  depuis,  fier  de  ma  grandeur, 
Moi,  le  premier  do  ma  famille, 
J'ai  vu  mon  petil  nom  qui  brille 
Sur  la  liste  du  coUocteur. 
Ma  femme,  qui  avait  la  coutume, 


Kn  premiLT,  qiiaïul  les  vois  élaienl  peu  lUijenLcux, 
Do  serrer  mon  papier,  do  déchirer  ma  plume, 
IMaiiilenaiil  m'ollVi!  toujours  d'un  air  graeieux 
La  plume  la  plus  line  ol  le  papier  le  plus  doux  . 
Aussi,  uiallieur  à  moi,  quand  les  Muscs  ui'oublieul , 
Fais  dos  vers  !  fais  des  vers  !  tous  mes  parents  me  orient. 

Du  reste,  il  est  bien  évident  que  Jasmin  a  raison  de  rester  à  Agen.  Hors  d'Ai;;en, 
que  serait-il?  Uu  pauvre  songeur  qui  ne  saurait  plus  à  qui  parler.  A  Agen,  il  est 
chez  lui.  Tout  lui  répond  quand  il  chante;  tout  lui  souille  quelque  mot  heureux, 
quelque  image  locale,  quand  il  en  a  besoin.  Dès  que  ses  vers  s'échappent  de  sa 
veine,  ils  sont  répétés  partout  autour  de  lui,  ils  courent  les  rues  et  les  campagnes. 
Il  est  la  plus  grande  curiosité  du  lieu,  le  premier  nom  que  prononce,  en  descen 
dantà  l'auberge,  le  touriste  anglais  ou  l'artiste  fran(,ais  en  voyage.  11  lui  faut  à  la 
fois  cet  entourage  et  ce  piédestal.  Sa  renommée  se  confond  avec  celle  du  fameux 
Gravier  et  du  nouveau  pont  d'Agen,  comme  sa  voix  est  l'écho  poétique  des  popu- 
lations environnantes.  Pour  produire  tout  leur  efiet,  ses  poésies  doivent  être  enten- 
dues sur  les  rives  du  fleuve  gascon,  sous  le  soleil  de  son  pays  ou  dans  une  de  ces 
belles  nuits  du  Languedoc,  si  claires  et  si  pures  que  je  n'en  ai  pas  vu  de  pareilles 
en  Italie,  même  en  plein  été. 

Nous  venons  de  voir  Jasmin  se  défendre  de  venir  à  Paris;  nous  allons  le  voir 
maintenant  plaider  nue  autre  cause  qui  ne  lui  convient  pas  moins.  M.  Dumon,  dé- 
puté de  Lot-et-Garonne  et  président  de  l'académie  d'Agen,  prononça  un  jour,  dans 
une  séance  de  cette  académie,  un  discours  où  se  trouvait  le  passage  suivant  sur 
Jasmin  : 

«  Un  poète  nous  a  été  donné,  formé  par  la  nature  et  s'élevant  à  l'art  comme  à 
la  perfection  de  la  nature;  ingénieux  et  naïf,  élégant  et  familier  tout  ensemble, 
aimant  à  peindre  les  mœurs  du  peuple  dans  la  langue  que  le  peuple  aime  à  parler, 
mais  poussé  par  un  instinct  supérieur  de  plus  nobles  images  et  de  plus  hautes 
pensées;  Udèle  à  son  patois  comme  à  la  langue  natale  de  son  génie,  mais  donnant 
au  patois  même  la  grâce  correcte  et  l'élégance  travaillée  d'une  langue  savante.  Quel 
sera  le  sort  de  cette  poésie  originale?  Elle  vivra  sans  doute  autant  que  la  langue 
qui  en  a  reçu  ledépôt;  mais  cette  langue  elle-même  doit-elle  vivre?  Sera-t- elle  par- 
lée par  notre  postérité  aussi  longtemps  qu'elle  le  fut  par  nos  pères?  Je  ne  l'espère 
pas,  ou  plutôt,  si  j'ose  dire  toute  ma  pensée,  je  ne  le  souhaite  même  pas.  J'aime  ses 
tours  naïfs  et  ses  expressions  pittoresques,  vives  images  de  mœurs  qui  ne  sont  plus, 
«omme  ces  ruines  qui  dominèrent  notre  pays  et  qui  décorent  encore  nos  paysages. 
Mais  le  mouvement  qui  elTace  ces  derniers  vestiges  des  vieilles  ma'urs  et  des 
vieux  pouvoirs,  ne  le  méconnaissons  pas  :  c'est  le  mouvement  de  la  civilisation  elle- 
même.  Poète  populaire,  vous  chantez  l'avenir  sur  la  langue  du  passé.  Cette  langue 
que  vous  parlez  si  bien,  vous  la  rajeunissez,  vous  la  créez  peut-être;  et  cependant 
ne  sentez-vous  pas  que  la  langue  nationale,  cet  instrument  puissant  d'une  civilisa- 
tion nouvelle,  l'assiège,  l'envahit  de  toutes  parts,  comme  la  dernière  forteresse  d'une 
civilisation  vieillie?  » 

Je  ne  chercherai  pas  à  dissimuler  que  ces  observations,  si  parfaitement  exprimées- 
d'ailleurs,  sont  d'une  justes.se  évidente.  Quiconque  a  vu  de  près  ce  grand  mouve- 
ment de  transformation  qui  s'accomplit  dans  le  midi  de  la  France,  ne  peut  douter 
que  le  vieux  patois  gascon,  qui  a  résisté  à  tant  de  siècles  et  de  révolutions,  ne  soit 
bien  près  d'être  emporté  par  l'irrésistible  progrès  de  la  langue  nationale.  La  dit- 


202  FRANÇOUNETTO. 

fusion  toujours  croissante  de  l'instruction  primaire  lui  porte  priucipalemeut  les 
derniers  coups.  Est-ce  un  bien?  est-ce  un  mal  ?  Qui  peut  le  dire  ?  Toujours  est-il 
que  Jasmin  n'a  pu  admettre  que  ce  fût  seulement  possible.  Sans  être  séduit  par 
les  éloges  dont  l'orateur  français  avait  accompagné  ses  prophéties  de  mort,  le  poêle 
méridional  a  fait  une  protestation  éloquente  en  faveur  de  son  langage  chéri.  Cette 
réponse  à  moussu  Duviouii  est  une  de  ses  plus  belles  pièces.  Je  vais  essayer  d'en 
faire  connaître  les  principaux  passages.  Voici  d'abord  le  commencement  : 

Lou  pu  grand  pessomen  que  truque  l'homme,  aci, 
Acô  quand  nostro  may,  bieillo,  feblo,  desfeylo, 

S'arremozo  toute  et  s'allieylo 

Coundannado  pel  medeci. 
A  soun  triste  cabès  que  jamay  l'ou  nou  quille, 

L  el  sur  soun  èl  et  la  ma  dins  sa  ma, 
Pouden  bé,  per  un  jour,  robls  coula  sa  bisto, 
Mais,  hélas  !  aney  biou,  per  s'escaiili  douma. 
N'es  pas  alal,  moussu,  d'aquello  ensourcillayio, 

D'aquelo  lengo  musicayro, 
Nostro  segoundo  may;  de  sabens  francimans 
La  couudanon  à  mort  dezunpey  1res  cens  ans, 
Tapla  biou  saquela  ;  lapla  sous  mois  brounzinon  ; 
Chés  elo,  las  sazous  passon,  sonon,  lindinon, 
Ecen-milo-mllès  enquèro  y  passaran 

Sonaran  è  lindinaran. 

Le  plus  grand  chagrin  qui  frappe  l'homme  ici-bas, 
C'est  quand  notre  mère,  vieille,  faible,  défaite. 

Se  pelotoune  toute  et  s'alite, 

Condamnée  par  le  médecin. 
A  son  trisle  chevet  qne  jamais  on  ne  quille, 
L'œil  sur  son  œil  et  la  main  sur  sa  main. 
Nous  pouvons  bien,  pour  un  jour,  ranimer  un  peu  sa  vie, 
Mais,  hélas!  aujourd'hui  elle  vil  pour  s'élcindre  demain. 
Il  n'en  est  pas  ainsi,  monsieur,  de  celle  ensorceleuse, 

De  celle  langue  musicale. 
Notre  seconde  mère  ;  de  savants /rancima«* 
La  condamnent  à  mort  depuis  trois  cents  ans  ; 
Elle  vil  encore  cependant;  cependant  ses  mots  bourdonnent  ; 
Chez  elle,  les  saisons  passent,  sonnent,  tintent. 
Et  cent  mille  mille  ans  encore  passeront, 

El  sonneront  et  tinlcront. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  faire  remarquer  les  expressions  heureuses  et  toutes  pa- 
loisesqui  fourmillent  dans  ces  vers:  s'arremoza,  s'affaisser;  rcbiscoula,  ranimer; 
s'escanti,  s'éteindre;  eiisourcillayro,  enchanteresse;  brounzina,  bourdonner;  ^//J- 
dina,  tinter  ;  le  poète  a  fait  exprès,  en  prenant  la  défense  de  sa  langue,  d'accumuler 
dès  le  début  les  locutions  les  plus  originales,  les  plus  caractéristiques,  celles  qui 
peuvent  porter  le  plus  frappant  témoignage  de  la  vitalité  du  patois.  Malheureuse- 
ment, ce  sont  là  des  beautés  locales  qui  ne  peuvent  guère  être  comprises  que  par 
ceux  qui  ont  l'habitude  de  l'idiome  et  le  sentiment  de  son  génie  particulier.  Je 
crains  bien  aussi  de  n'être  pas  très-intelligible  quand  j'appellerai  l'attention  du 
lecteur  sur  l'harmonie  si  expressive  des  quatre  derniers  vers.  Là  se  trouvent  réu- 


FRA.N<;OUIVETTO.  205 

nies  avec  un  soin  coquet  toutes  les  consonnanees  propres  au  patois  ;  le  poêle  s'a- 
muse à  les  taire  tinter,  iindina,  aux  oreilles  de»  blaspbéniateurs,  comme  ces  clo- 
chettes magiques  dont  la  voix  argentine  et  moqueuse  révèle  l'invisible  présence 
des  fées,  et  dont  elles  lutinent  avec  malice  ceux  qu'elles  veulent  punir  de  ne  pas 
croire  en  elles  : 

Clics  olo,  las  sazous  passon,  soiion,  lindinon  ; 
E  ccii-milo-milès  ciiquoro  y  passaran, 
Sonaran  et  liiidiiiarau  (1). 

J'aime  mieux  insister  sur  l'idée  elle-même,  sur  cette  tendre  comparaison  entre 
une  vieille  mère  qui  se  meurt  et  cette  bonne  vieille  langue,  qui  est  une  mère  aussi, 
mais  qui  ne  meurt  pas,  elle,  qui  est  jeune  au  contraire,  selon  le  poète,  et  plus 
jeune,  plus  vive,  plus  folâtre,  plus  alerte  que  jamais.  Les  premiers  vers  de  la  strophe 
sont  d'une  tristesse,  d'un  abattement,  qui  font  mal;  les  derniers  se  relèvent  tout  à 
coup  comme  une  joyeuse  lille  qui  ferait  d'abord  la  malade,  et  qui  rejetterait  brus- 
quement son  linceul  pour  danser  au  bruit  des  castagnettes.  C'est  bien  là  la  muse 
de  Jasmin,  tour  à  tour  pleurante  et  rieuse,  et  passant  comme  un  éclair  des  larmes 
au  rire  et  du  rire  aux  larmes  ;  véritable  enfant  du  peuple,  qui  s'attriste  et  s'amuse 
à  la  fois  de  sa  condition  humble,  mais  libre.  Tous  les  vers  qui  suivent  portent  l'em- 
preinte de  ce  double  sentiment;  tantôt  le  poète  paraît  craindre  pour  l'avenir  du 
patois,  et  il  appelle  alors  à  son  secours  tout  ce  qu'il  peut  trouver  de  plus  propre  à 
attendrir;  tantôt  il  se  persuade  que  le  danger  est  illusoire,  et  il  jette  des  cris  de 
triomphe.  11  supplie,  il  menace,  il  demande  grâce,  il  déûe;  rien  n'est  plus  touchant 
et  plus  divertissant  à  la  fois. 

Pour  lui,  dit-il  franchement,  et  on  ne  saurait  lui  en  faire  un  reproche,  car  il  a 
bien  ses  raisons  pour  cela, 

La  pichouno  patrio  es  bien  aban  la  grande. 
La  pelile  patrie  est  bien  avant  la  grande. 

Il  se  demande  quelle  ligure  ferait  le  français,  la  Icngo  des  ■moussus,  la  langue 
des  messieurs,  quand  il  lui  faudrait  aller  aux  champs,  conduire  les  bœufs  au  la- 
bourage, charmer  par  un  refrain  la  peine  du  pauvre,  reposer  le  travailleur  lassé, 
calmer  par  la  voix  de  la  mère  les  premières  douleurs  du  nourrisson.  Puis,  se  lais- 
sant aller  à  une  illusion  poétique  :  n  N'entendez-vous  pas  là  bas,  s'écrie-t  il,  cette 
aimable  chanson  de  noce  ? 

Nobio,  ta  may  lo  ploiiro, 

El  lu  l'en  bas  ! 
Plouro,  plouro,  pastouro, 

—  Nou  podi  pas. 

Jeune  fiancée,  ta  mère  le  pleure, 

El  lu  t'en  vas  ! 
Pleure,  pleure,  bergère  ; 

—  Je  ne  peux  pas. 

N'entendez-vous  pas,  d'un  autre  côté,  le  bouvier  dans  la  prairie,  l'ouvrier  dans  la 

(1)  Prononcez  :  pnsHirann,  sonarann,  linndinarann . 


204  FRANÇOUNETTO. 

boutique,  le  passant  sur  le  grand  chemin?  Tous  chantent  dans  leur  langue  natale, 
et  ces  chants,  qui  ont  bercé  leurs  pères,  berceront  encore  leurs  enfants. 

Que  boules?  semble  qu'en  cantaii 
Lou  fel  des  pcssomens n'amarcjo  pas  tau. 

Que  voulez-vous?  il  semble  qu'eu  cbaulaut 
Le  fiel  de  nos  chagrins  ne  s'amère  pas  tant. 

Jmareja,  devenir  plus  amer,  comme  passeja,  faire  beaucoup  de  pas,  se  prome- 
ner; jjuutouneja,  couvrir  de  baisers;  taoulcja,  rester  à  table;  castelleja,  aller  de 
château  en  château,  etc.  ;  ces  verbes  en  eja,  qui  expriment  une  habitude,  une  ré- 
pélilion,  une  augmentation,  ont  un  charme  qu'il  est  impossible  de  rendre,  et  qui 
n'a  d'analogues  que  dans  les  formes  augmentalives  et  répétitives  de  certains  veri)es 
latins,  italiens  ou  espagnols. 

Je  ne  finirais  pas  si  je  voulais  analyser  toutes  les  finesses  de  cette  poésie  qui 
prouve  si  bien  ce  qu'elle  veut  prouver,  savoir  que  le  patois  vit  encore.  Mais  vivra- 
t-il  longtemps?  C'est  ce  que  ne  croit  pas  M.  Dumon,  et  j'avoue  que  je  suis  de  son 
avis,  quel  que  soit  mon  amour  pour  le  génie  de  Jasmin.  Tout  passe  sur  la  terre.  Ce 
qui  reste  de  la  langue  des  troubadours  doit  passer  aussi.  D'ailleurs,  comme  M.  Du- 
mon le  laisse  entrevoir  et  comme  il  faut  bien  que  j'en  convienne  à  mon  tour,  le 
patois  de  Jasmin  est  si  travaillé,  qu'il  cesse  presque  d'être  un  patois.  L'inévitable 
fatalité  de  la  décadence  s'accroît  même  des  efforts  que  fait  Jasmin  pour  l'arrêter. 
Quelque  peine  qu'il  se  donne  pour  n'être  que  Gascon,  il  est  Français  par  le  goût, 
par  l'atticisme.  Même  dans  cette  pièce  où  il  recherche  avec  tant  de  soin  la  pureté 
patoise,  il  est  curieux  et  aifligeant  de  voir  l'esprit  français  se  glisser  sous  les  mots 
les  plus  imprégnés  de  couleur  locale,  et  se  rire  à  son  tour  des  airs  de  victoire  de 
son  rival.  Éternelle  inconséquence  des  choses  humaines!  contradiction  inévitable! 
Tout  effort  suscite  un  effort  opposé;  tout  succès  est  près  d'une  chute;  ce  qui  ral- 
lume pour  un  moment  un  feu  prêt  à  s'éteindre,  achève  de  l'étouffer. 

Mais  écartons  ces  idées  tristes,  et  soyons  tout  entiers  à  notre  poète.  Aussi  bien 
le  voici  avec  son  Foyage  à  Marmande,  qui  est  parfaitement  gai  d'un  boula  l'autre. 
Un  jour  Jasmin  était  invité  à  dîner  près  de  Fougaroles,  sur  la  route  d'Agen  à  Mar- 
mande;  il  part  dans  la  diligence  au  commencement  de  la  nuit.  Personne  ne  le  con- 
naît dans  la  voiture;  la  conversation  s'engage  sur  lui  et  ses  poésies.  Un  voyageur, 
qui  doit  être,  dit-il,  un  régent  de  collège,  se  permet  d'en  parler  légèrement;  une 
dame  le  défend;  il  est  reconnu;  tous  les  voyageurs  rient  de  l'aventure;  lui-même 
en  rit  si  bien,  qu'il  oublie  son  rendez-vous,  et  il  arrive  jusqu'à  Marmande,  où  tout 
le  monde  se  moque  de  lui.  Furieux  de  s'être  ainsi  joué  lui-même,  il  cherche  à 
prendre  sa  revanche.  On  lui  en  fournit  l'occasion;  il  la  saisit. 

C'est  ici  le  moment  de  dire  que  Jasmin  ne  se  contente  pas  de  bien  faire  les  vers  ; 
il  les  récite  encore  mieux  qu'il  ne  les  fait;  c'est  sous  ce  rapport  un  véritable  rhap- 
sode. Il  n'y  a  pas  de  bonne  fête  aux  environs  d'Agen,  et  même  à  vingt  lieues  à  la 
ronde,  que  Jasmin  n'y  soit  invité.  Quand  son  arrivée  est  annoncée  quelque  part,  on 
accourt  de  tous  côtés  pour  l'entendre.  Depuis  près  de  vingt  ans,  il  ne  se  lasse  pas 
de  redire,  et  on  ne  se  lasse  pas  d'admirer  les  mêmes  vers,  car  il  produit  peu,  et  son 
bagage  poétique  ne  s'accroît  guère  que  d'une  ou  deux  pièces  par  an.  Mais  comme  il 
renouvelle  .ses  plus  anciennes  poésies  par  la  verve  toujours  vivante  de  son  débit! 
comme  il  les  joue!  comme  il  les  mime!  comme  il  les  cadence!  comme   il  en  rend 


l-RANÇOUNETTO.  20j 

les  moindres  iiUentions,  les  délicatesses  les  plus  subtiles  et  les  plus  exquises!  Sa 
physionomie  est  incroyablement  mobile,  son  geste  naturellement  expressif,  sa  voix 
souple  et  sa  prononciation  agile  comme  celle  des  bons  auteurs  italiens.  Il  est  pleu- 
reur, il  est  houlVon,  il  est  sublime,  il  est  naïf;  c'est  un  grand  artiste.  Je  ne  connais 
(jue  Lablache  qui  lui  ressemble,  et  ce  n'est  pas  étonnant;  du  Gascon  au  Napolitain 
il  n'y  a  que  la  main. 

On  devine  donc  quelle  fut  sa  vengeance.  Les  voyageurs  arrivés  avec  lui  à  Mar- 
mande  attendaient  le  départ  du  bateau  à  vapeur  pour  Bordeaux.  On  lui  propose  de 
dire  des  vers  pour  passer  le  temps;  il  y  consent.  Peu  à  peu  le  charme  s'empare  de 
ses  auditeurs,  même  de  ceux  qui  l'avaient  critiqué  sans  le  connaître.  Il  est  vrai  qu'il 
y  met  tout  son  art,  tout  son  esprit,  toute  sa  verve.  On  lui  demande  toujours  de  nou- 
veaux vers  ;  toujours  il  en  donne.  Les  heures  s'envolent,  les  lumières  s'éteignent,  la 
nuit  entière  se  passe  dans  l'enchantement,  et  quand  on  se  souvient  pour  la  première 
fois  du  bateau  à  vapeur,  on  apprend  qu'il  est  parti  depuis  une  heure.  C'est  alors 
au  tour  de  Jasmin  de  se  moquer  de  ses  compagnons  d'infortune,  et  il  n'y  manque 
pas.  Le  comédien  de  tout  à  l'heure  redevient  le  poète  satirique,  et  Dieu  sait  quelles 
épigrammes  peut  imaginer  en  pareil  cas  la  malice  gasconne!  Toute  cette  petite  mys- 
tification est  racontée  avec  un  esprit  infini;  et  n'est-ce  pas  là,  dites-moi,  une  ma- 
nière charmante  d'attraper  les  gens,  et  qui  sent  bien  son  terroir?  Manquer  le  ba- 
teau à  vapeur  pour  entendre  des  vers  !  Partout  ailleurs,  on  le  prendrait  pour  les 
fuir. 

Nous  sommes  arrivé  au  plus  important  des  morceaux  qui  composent  le  nouveau 
recueil,  le  poème  de  Françounetto  ;  avant  d'entrer  dans  l'examen  du  poème  en  lui- 
même,  il  faut  faire  l'histoire  de  sa  composition,  car  il  y  a  toujours  une  histoire  at- 
tachée à  chacune  des  œuvres  de  Jasmin. 

Depuis  longues  années  déjà.  Jasmin  jouissait  à  Agen  d'une  popularité  sans  égale. 
Sa  renommée  avait  même  gagné  de  proche  en  proche  jusqu'à  Bordeaux;  il  y  était 
allé,  il  avait  récité  ses  poésies  en  public,  et  il  avait  obtenu  son  succès  accoutumé. 
Cependant  il  n'était  pas  encore  complètement  satisfait.  Parmi  les  grandes  villes  du 
midi,  il  en  était  une,  la  première  peut-èlre,  qui  n'avait  pas  encore  adopté  sa  gloire 
et  qui  ne  le  connaissait  presque  pas.  Toulouse  est  toujours,  quoi  qu'en  disent  ses 
rivales,  la  capitale  intellectuelle  et  artistique  d'un  grand  tiers  de  la  France.  Son 
antique  université,  où  sont  venus  s'instruire  de  tout  temps  les  enfants  du  midi, 
ses  jeux  floraux  dont  on  rit  et  que  l'on  envie,  cotnme  on  fait  de  l'Académie  fran- 
çaise, ont  entretenu  de  siècle  en  siècle  celte  notabilité  qui  ne  peut  être  contestée 
que  pour  la  forme.  D'ailleurs  le  suffrage  de  Toulouse  devait  avoir  un  prix  particu- 
lier aux  yeux  de  Jasmin  :  cette  ville  est  la  patrie  de  Goudouli,  le  plus  célèbre  des 
poètes  patois,  celui  dont  le  coiffeur  d'Agen  ambitionne  le  plus  l'héritage.  En  voilà 
plus  qu'il  n'en  fallait  pour  troubler  son  sommeil. 

Mais  en  même  temps  on  savait,  dans  le  midi,  que  Toulouse  avait  un  esprit  mu- 
nicipal très-prononcé  (elle  en  a  donné  récemment  de  trop  fortes  preuves  pour  qu'il 
soit  nécessaire  d'insister  beaucoup  sur  ce  point),  on  savait  que  les  Toulousains 
étaient  sévères  en  général  pour  tout  ce  qui  ne  venait  pas  d'eux-mêmes.  C'était  là 
un  fait  irrécusable  et  très-inquiétant  pour  Jasmin.  Enfin,  après  bien  des  hésitations, 
il  se  décide  à  venir  à  Toulouse  ;  c'était  au  mois  de  janvier  1856.  Il  est  parfaitement 
reçu  ;  quelques  lectures  de  salons  le  mettent  à  la  mode;  les  littérateurs  du  pays 
lui  donnent  un  banquet;  succès,  succès  complet.  Ivre  de  joie,  il  remercie  les  Tou- 
lousains dans  quelques  jolis  couplets,  et  part  en  promettant  de  revenir.  Il  est  revenu 


200  FIIAIXÇOUNETTO. 

en  eftet,  mais  près  de  quatre  ans  après,  et  apportant  avec  lui  le  poèuie  de  Fraii- 
çounctto,  dédié  à  la  ville  de  Toulouse.  C'est  ainsi  qu'il  travaille  à  sa  gloire;  il  y  met 
beaucoup  de  temps  et  de  patience,  mais  aussi  il  la  construit  solidement,  et,  en 
t'ait  de  popularité,  il  ne  perd  rien  pour  attendre,  comme  on  va  voir. 

Dès  son  arrivée,  le  maire  mit  à  sa  disposition  une  des  salles  du  fameux  Capitole 
de  Toulouse,  appelée  le  petit  consistoire,  où  se  sont  souvent  rassemblés  les  succes- 
seurs des  sept  pnctes  qui  fondèrent,  il  y  a  cinq  siècles,  le  corps  des  jeux  floraux. 
C'est  dans  cette  salle  poétique  que  Jasmin  lit  une  première  lecture  de  son  nouveau 
poème;  celte  lecture  ne  dura  pas  moins  d'une  heure  et  demie,  et  il  n'y  eut  pas  un 
moment  de  fatigue  ou  d'ennui.  L'auditoire,  sans  être  encore  très-nombreux,  était 
pourtant  plus  considérable  qu'aux  auditions  du  premier  voyage.  L'enthousiasme 
fut  universel.  Cet  enivrement  inexprimable  que  Jasmin  sait  produire  gagna  toutes 
les  têtes.  Bientôt  toute  la  ville  de  Toulouse  voulut  entendre  l'heureux  poète.  C'était 
le  momenl  que  Jasmin  avait  préparé  par  ces  transitions  habiles,  car  il  ne  soigne 
pas  moins  ses  succès  que  ses  ouvrages.  On  chercha  une  salle  immense  qui  pîit  con- 
tenir tous  les  curieux,  et  on  ne  la  trouva  que  dans  la  grande  salle  du  musée.  Une 
estrade  fut  élevée  au  milieu  pour  le  poète,  et,  au  jour  fixé,  quinze  cents  personnes 
se  pressèrent  dans  l'enceinte,  avides  de  voir  et  d'entendre  Jasmin. 

Tous  les  voyageurs  qui  ont  passé  par  Toulouse,  soit  pour  aller  aux  eaux  des  Py- 
rénées, soit  pour  toute  autre  cause,  connaissent  maintenant  le  musée  de  celte  ville, 
le  plus  beau  de  province  sans  comparaison.  La  salle  principale  n'est  autre  chose 
que  la  nef  de  l'ancienne  église  d'un  couvent  d'augustins,  transformée  avec  art  par 
un  architecte  habile,  pour  recevoir  et  bien  éclairer  des  tableaux.  A  cette  salle  si 
vaste  touchent  deux  cloîtres,  l'un  petit  et  gracieux  dans  le  goût  élégant  de  la  re- 
naissance, l'autre  très-grand  et  magnilique,  qui  date  du  moyen  âge.  Sous  les  ogives 
de  ce  dernier  cloître,  à  l'ombre  de  ses  fines  colonnettes  et  des  guirlandes  de  pam- 
pres qui  couronnent  leurs  chapiteaux  historiés,  sont  rangées  de  nombreuses  statues 
d'évèques,  de  saints  et  de  chevaliers,  les  unes  debout,  les  autres  couchées,  toutes 
provenant  d'églises  ou  d'abbayes  détruites  pendant  la  révolution,  et  rassemblées 
avec  un  soin  intelligent.  Il  ne  se  peut  rien  imaginer  de  plus  intéressant  et  de  plus 
pittoresque.  C'est  dans  ce  local  unique,  au  milieu  de  toutes  ces  ruines  des  temps 
passés,  au  pied  des  tableaux  des  maîtres,  que  Jasmin  récita  pour  la  seconde  fois 
son  poème,  en  présence  de  l'élite  de  cette  ville,  dont  il  avait  tant  désiré  et  tant  re- 
douté le  jugement. 

Jamais  il  n'avait  été  mieux  inspiré.  La  grandeur  extraordinaire  du  théâtre  agis- 
sait sur  sou  imagination  méridionale  et  relevait  au-dessus  de  lui-même.  Le  silence 
religieux  de  la  foule  n'était  interrompu  de  moments  en  moments  que  par  des  fré- 
missements d'admiration.  Les  deux  mille  cinq  cents  vers  de  Francounctto  passèrent 
comme  un  rêve  éblouissant,  et  après  le  poème,  d'autres  vers  encore,  car  on  ne  pou- 
vait se  lasser  d'écouter.  Les  jeunes  ouvriers  toulousains,  qui  forment,  le  soir,  dans 
les  rues,  des  chœurs  remarquables  par  la  fraîcheur  des  voix  et  la  justesse  du  senti- 
ment musical,  avaient  été  invités  à  cette  solennité  poétique.  Dans  les  intervalles  de 
la  déclamation,  les  chœurs  s'élevaient  comme  une  réponse  céleste,  et  remplissaient 
d'une  nouvelle  harmonie  la  large  nef  et  les  longues  galeries  des  vieux  cloîtres. 
Quel  est,  de  notre  temps,  le  poète  qui  peut  espérer  d'avoir  un  pareil  jour  dans  sa 
vie?  Et  ne  faut-il  pas  remonter,  pour  trouver  de  semblables  scènes,  jusqu'à 
ces  temps  de  la  Grèce  antique  où  les  poètes  et  les  historiens  lisaient  leurs 
œuvres  devant    le    peuple  assemblé,  ou   du    moins  jusqu'à  ces   jours   célèbres 


FRANÇOCJNETTO.  ■-207 

(Je  l'Italie  où   les  chaulres   divins    étaient   couronnés   clans  les  fêtes    publiques? 

C'est  qu'en  efl'et,  dans  les  pays  du  midi,  les  arts  suprêmes,  la  poésie  et  la  musique, 
sont  |)!iis  éminemment  populaires  qu'ailleurs.  L'intelligence  et  le  goût  y  sont  si 
naturellement  répandus  dans  les  classes  les  plus  inférieures,  que  la  dilférence  qui 
sépare  dans  le  nord  le  peuple  proprement  dit  des  classes  lettrées,  n'y  existe  presque 
pas.  Véritables  terres  d'égalité,  où  le  pauvre  parle  familièrement  au  riche,  où  tous 
les  hommes  se  confondent,  parce  qu'ils  ont  tous  à  peu  près  les  mêmes  facultés  éga- 
lement développées,  parce  qu'ils  jouissent  tous  de  ce  qui  n'est  ailleurs  qu'un  privi- 
lège de  la  fortune,  le  loisir.  On  sait  avec  quel  air  d'aisance  le  Manolo  de  Madrid 
aborde  dans  la  rue  le  grand  d'Espagne  pour  lui  demander  d'allumer  son  cigare  au 
sien,  et  dequehoil  superbe  le  Trnnstevcriii  de  Rome  regarde  passer,  drapé  dans  son 
manteau,  le  carrosse  doré  des  cardinaux.  L'égalité  pratique  n'est  pas  poussée  tout  a 
fait  aussi  loin  dans  le  midi  de  la  Franco,  mais  peu  s'en  faut.  L'homme  du  peuple  y  est 
moins  respectueux  que  dans  les  provinces  septentrionales,  parce  qu'en  effet  la  diffé- 
rence entre  les  rangs  est  moins  sensible  dans  l'esprit  et  dans  les  manières.  A  Toulouse, 
les  ouvriers  fréquentent  en  foule  le  théâtre,  et  ils  ne  sont  pas  les  plus  mauvais  juges. 

C'est  là  ce  qui  explique  le  succès  universel  de  Jasmin  ;  c'est  là  aussi  ce  qui  donne 
le  secret  de  son  talent,  si  élégant  et  si  familier  tout  ensemble.  Il  sort  du  peuple, 
mais  d'un  peuple  privilégié  chez  qui  la  distinction  est  naturelle,  et  qui  comprend 
parfaitement  tout  ce  qu'il  y  a  de  fin  et  de  classique  dans  son  poète.  Ce  n'est  pas 
seulement  pour  avoir  étudié  quelque  peu  au  séminaire  dans  sa  jeunesse,  que  Jasmin 
a  un  si  vif  sentiment  du  beau,  c'est  encore  et  surtout  parce  que  ce  sentiment  est 
général  autour  de  lui.  De  tous  ses  ouvrages,  le  poème  de  Françounetto  est  celui 
OH  il  a  voulu  être  le  plus  complètement  ;je»;;Ze,  et  c'est  en  même  temps  le  plus 
noble  et  le  plus  châtié.  Le  Gascon  s'est  piqué  au  jeu,  il  a  voulu  faire  à  M.  Dumon 
une  seconde  réponse  plus  frappante,  plus  décisive  que  la  première,  et  il  a  réussi. 
Pour  mon  compte,  je  dois  confesser  qu'il  m'a  un  peu  ébranlé  ;  je  n'aurais  jamais  cru 
qu'il  y  eût  encore  dans  le  patois  tant  de  ressources.  Le  style  de  Françounetto  n'est 
pas  seulement  un  modèle  d'harmonie,  c'est  encore  un  tour  de  force.  Dans  le  lan- 
gage comme  dans  les  idées,  tout  souvenir  du  français  a  presque  disparu  ;  on  dirait 
par  moments  du  patois  écrit  depuis  un  siècle. 

Le  poème  commence  par  la  dédicace  à  la  ville  de  Toulouse. 

Quand  bezioy  punleja  l'aoubeto  blanqiiigiiouso 

D'aquel  mes  que  fay  espeli 
La  flou  de  poesio  è  del  brol  è  del  II. 
Me  disioy  douçomen  :  o  Toulouzo!  Toulo  uzo! 
Que  me  Irigo  d'ana  sur  la  berdo  pelouso, 
Floiica  de  pimpouns  d'or  lou  clôt  de  Goudouli  ! 
E  pimpouns  d'or  en  ma.  taloou  que  jour  bcsqucri, 
Troubadour  pèlerin  de  cals  à  lu  m'abièri. 

Quand  je  voyais  poindre  l'aube  blanchissante 

De  ce  mois  qui  fait  épanouir 
La  fleur  de  poésie  et  du  buisson  et  du  lin, 
.le  me  disais  doucemenl  :  0  Toulouse!  Toulou  se  ! 
Qu'il  me  tarde  d'aller,  sur  ta  verte  pelouse  , 
Fleurir  de  boulons  d'or  le  lonibeau  de  Goudouli: 
El  boulons  d'or  en  main,  dès  que  je  vis  jour, 
Troubadour  pèlerin,  devers  loi  je  m'en  allai. 


!^08  FRANÇOUNETTO. 

M'abièri,  je  m'en  allai,  je  me  fis  sortir,  expression  empruntée,  connue  beaucoup 
d'autres  du  même  poënie,  au  langage  des  champs.  On  dit  à  la  campagne  :  Jdia 
Jou  bestial,  faire  sortir  le  bétail  de  l'étable;  de  là  s'ubin,  se  faire  sortir,  s'en  aller, 
s'arracher  soi-même  du  lieu  où  l'on  est  pour  aller  ailleurs.  Je  cite  cet  exemple, 
j'en  pourrais  citer  cent  autres  du  même  procédé. 

On  trouve  dans  la  même  dédicace  : 

Espoumpat  d'espereiiço, 
Entrôqui  lous  cabcls  de  ma  recouiicchciiso, 
E  te  porti  ma  garbo. 

Tout  gonflé  d'espérance, 
Je  ramasse  les  épis  de  ma  reconnaissance, 
El  le  porte  ma  gerbe. 

Espoumpat,  tout  gonflé,  comme  une  éponge  qui  a  povipc  toute  l'eau  qu'elle  peut 
contenir;  les  cpis  de  ma  reconnaissance,  autre  métaphore  em[)runlée  à  la  vie  des 
champs. 

La  scène  de  Franeonnetto  se  passe  à  l'époque  des  guerres  de  religion  dans  le 
midi.  C'était  le  temps,  dit  le  poëte  en  commençant,  où  le  sanguinaire  Blazy  tombait 
à  bras  raccourci  sur  les  protestants,  les  taillait  en  pièces,  escartaillâbo,  et,  au  nom 
d'un  Dieu  de  paix,  couvrait  la  terre  de  sang  et  de  pleurs,  il  y  avait  cependant  un 
moment  de  trêve;  on  n'entendait  plus  sur  les  coteaux  le  bruit  des  fusils  et  des 
couleuvrines;  après  avoir  tué  du  monde  à  en  remplir  des  puits  jusqu'au  bord,  à 
n'arraza  de  ponts,  le  bourreau  lassé  s'était  enfermé  dans  son  château  de  guerre, 
et,  derrière  ses  triples  ponts  et  ses  triples  fossés,  il  communiait  tout  couvert  de 
sang.  De  leur  côté,  les  jeunes  bergers  et  les  jeunes  bergères,  pasloxirelcts  elpaslou- 
rcletos,  au  milieu  d'un  pays  dévasté,  presque  désert,  avaient  repris  leurs  fêtes,  leurs 
chansons  et  leurs  amours.  El  là  se  place  une  description  animée  de  la  fêle  locale  du 
village  de  Roquefort. 

Rès  de  pu  poulit  saquela 

Que  de  beyre  aquels  piffraj  ros 

Eslifla; 
E  dansayros  et  dansayrcs 

Biroula  ! 
llegaylas  sourli  de  la  dcsco 
Tourtilloun  è  curbclct! 
Té  !  té  !  la  limounado  fresco  ! 
Ooumo  la  pin  Ion  à  galel  ! 

Uien  de  plus  joli  tout  de  môme 

Que  de  voir  tous  ces  joueurs  de  muselle 

Souffler, 
El  danseurs  et  danseuses 

Tourner; 
llegardcz  sortir  de  la  corbeille 
Tortillon  et  biscuit  ! 
Tiens!  liens!  la  limonade  fraîche, 
(-omme  ils  la  boivent  à  la  régalade! 

Je  ne  réponds  pas  que  la  peinture  soit  parfaitement  exacte  quant  au  temps;  je 


rnANÇOUNETTO.  20J) 

ne  jurerais  pas,  par  exemple,  que  la  limonade  fraîche  ait  été  fort  h  la  mode  dans 
les  campagnes  de  (iascognc  au  temps  de  Montiuc;  peu  ini|torte.  Elle  y  est  très  en 
usage  de  nos  jours,  de  même  que  ces  espèces  de  gâteaux  qu'on  appelle  lorlillon  et 
curbelct;  cela  suilît.  Ce  qui  est  plus  sûr,  c'est  l'entrain  merveilleux  de  toute  cette 
description  dont  je  n'ai  cité  qu'un  court  extrait;  ce  sont  ces  expressions  locales  si 
bien  choisies  :  saqucla,  tout  de  même;  jnffrayrcs,  joueurs  de  musette,  les  pifcrari 
d'Italie;  vsti/la,  nonûlvv ^birouln,  pirouetter;  la  dcsco,  corbeille  ronde,  dont  le  nom 
est  emprunté  du  disiiue  antique,  etc.  Mais  voici  une  jeune  iille  qui  se  mêle  à  la 
danse;  c'est  l'héroïne  du  poëme,  c'est  Françounelte;  deux  mois  sur  elle,  s'il  vous 
plait,  dit  gaiement  le  poète. 

Françounetto,  diminutif  de  Framyun,  Françoise  (on  sait  quelle  grâce  ont  les 
diminutifs  dans  les  langues  méridionales,  et  le  patois  en  a  autant  que  toute  autre), 
à  été  surnommée  dans  son  canton  la  belle  des  belles,  la  poulido  de  laspoulidos. 
N'allez  pas  cependant  vous  figurer  que  ce  soit  une  de  ces  beautés  à  la  mode  dans 
les  salons,  qu'elle  soit  pâle  comme  un  lys,  maigre,  courbée  et  languissante 

Comme  l'aouba  que  plouro  al  bord  d'uno  aigo  fino 
Comme  l'aubier  qui  pleure  au  bord  d'une  eau  limpide. 

Non,  non;  Françounelte  est  une  belle  fille,  une  vraie  paysanne,  bien  portante,  bien 
vigoureu.se  ;  ses  yeux  brillent  comme  deux  étoiles. 

Semble  que  l'on  prendre  las  rezos  à  manâdos 
Sur  sas  gaoulos  rapoutinâdos. 

Il  semble  qu'en  prendrait  les  roses  à  poignées 
,        Sur  ses  joues  rebondies. 

Aussi  tous  les  jeunes  gens  du  pays  l'airaent-ils  à  en  })erdre  les  ongles,,  expression 
proverbiale  qui  en  vaut  bien  d'antres  pour  peindre  la  violence  de  la  passion.  La 
jeune  coquette  jouit  de  son  triomphe,  et  son  front  s'illumine,  se  dore  de  plaisir  : 
e  soun  froun  n'en  daourejo  ;  mais  elle  n'a  voulu  encore  donner  son  cœur  à  personne. 
Les  pauvres  amoureux  ne  vont  pas  graver  leurs  peines  sur  l'écorce  des  arbres,  car 
ils  ne  savent  pas  écrire; 

Mes  que  d'utis  près  al  rebès. 
Mes  que  de  bignos  mal  peudûdos, 
Que  de  brencos  mal  rcbugâdos, 
El  que  de  regos  de  trabès  ! 

Mais  que  d'outils  pris  à  l'envers. 
Mais  que  de  vignes  mal  taillées, 
Que  de  branches  mal  émondées, 
Et  que  de  sillons  de  travers  ! 

Il  est  d'usage,  parmi  les  paysans  gascons,  que  le  danseur  qui  a  lassé  sa  danseuse 
lui  donne  un  baiser.  Tous  les  jeunes  gens  veulent  danser  avec  Françounetto  : 

Mes  tillello  jamay  n'es  lasso  que  quand  bol. 
Mais  fillette  jamais  n'est  lasse  que  quand  elle  veut. 


210  FRANÇOUNETTO. 

et  déjà  Guillaume,  Louis,  Jean,  Pierre,  Paul,  ont  été  mis  hors  d'haleine,  sans  avoir 
gagné  le  prix  désiré.  Enfin  Marcel  se  présente,  il  coupe,  comme  on  dit  en  Gas- 
cogne quand  un  danseur  se  substitue  à  un  autre  dans  le  rondeau.  Marcel  est  un 
soldat,  un  favori  deMontluc;  il  aime  la  jeune  fille  comme  les  autres,  et  il  compte 
que  son  uniforme,  son  grand  sabre,  la  séduiront  un  peu.  Tout  le  monde  se  presse 
pour  voir  s'il  aura  enfin  le  baiser.  Hélas!  Françounette  saute  plus  fort  que  jamais; 
Marcel  s'épuise  en  vain,  il  va  tomber  de  fatigue  ;  un  jeune  forgeron  nommé  Pascal 
s'élance  alors,  il  coupe  ;  après  quelques  sauts,  Françounette  sourit,  s'avoue  vaincue  : 
elle  avance  la  joue,  et  Pascal  l'embrasse  aux  applaudissements  universels. 

A  cette  vue  qui  montre  que  Pascal  est  le  préféré,  Marcel  ne  peut  contenir  sa 
fureur  et  sa  jalousie.  Il  insulte  Pascal, qui  lui  répond  par  des  coups  de  poing,  comme 
un  véritable  paysan  qu'il  est.  Le  soldat  lire  à  demi  son  sabre,  mais  le  forgeron  est 
le  plus  fort.  Quoique  blessé  à  la  main,  Pascal  saisit  son  rival  et  le  terrasse.  — 
Achève-le!  achève  le!  lui  crient  ses  camarades;  mais  Pascal  est  aussi  généreux 
que  brave,  il  épargne  Marcel,  qui  se  relève  et  se  jette  sur  lui  le  sabre  à  la  main. 
La  lutte  serait  devenue  mortelle,  si  Montluc  lui-même,  qui  passait  par  hasard, 
n'était  intervenu.  Le  vieux  guerrier  sépare  les  combattants  avec  l'autorité  de  son 
rang  et  de  sa  renommée.  Marcel,  blessé  à  la  fois  dans  son  orgueil  et  dans  son  amour, 
jure  en  lui-même  que  Françounette  ne  sera  pas  à  d'autre  que  lui.  Ainsi  finit  le 
premier  chant,  qui  dessine  très-bien,  comme  on  le  voit,  le  sujet  et  les  personnages, 
et  où  le  drame  à  son  début  n'exige  rien  moins  pour  se  dénouer  que  l'intervention 
de  Montluc,  le  terrible  héros  gascon  ;  nec  dcus  intersit  nisi  dignus  vîndice  nodus. 

Nous  avons  vu  dans  le  premier  chant  les  réjouissances  du  peuple  des  campagnes 
pendant  l'été;  nous  allons  voir  dans  le  second  ses  plaisirs  de  l'hiver.  Le  chant 
commence  par  cette  peinture  de  la  mauvaise  saison  : 

Un  mes,  dus  mes,  très  mes,  en  joyos  se  passoron  ; 

Mes  dansos,  jols,  escoboussols, 

E  touls  lous  plazès  faribols, 

Dambé  las  feillos  s'entournèron. 
Tout  prenguèl,  en  hiber,  un  ayre  triste  e  biel. 

Débat  la  capèlo  del  ciel; 
Taleou  ney,  dins  lous  cans,  digun  plus  s'azardAbo; 

Triste,  cadun  s'acoufinâbo 

A)  tour  de  grans  fets  carraillès  ; 

E  loul-carous  e  fatchillès 
Que  fan  grumi  de  poou  l'oustal  è  la  cabaiio 

Eron  sancé  fa  la  pabàno 
Débat  lous  ourmes  nuts  è  l'enlour  dès  paillés. 

Un  mois,  deux  mois,  trois  mois,  en  plaisirs  se  passèrent; 

Mais  danses,  jeux,  escoboussols, 

Et  tous  les  folâtres  plaisirs, 

Avec  les  feuilles  s'en  allèrent. 
Tout  prit,  quand  vint  l'hiver,  un  air  triste  cl  vieux 

Sous  la  couverture  des  cieux; 
Dès  la  nuit,  dans  les  champs,  nul  ne  se  hasardait  plus; 

Triste,  chacun  se  ramassait 

Autour  des  grands  feux  carraillès; 

Et  les  loups-garoux,  les  sorciers. 
Qui  font  trembler  de  peur  la  maison  et  la  cabane, 


FKAÎSÇOUNETTO.  i>  1  1 

Klaiciil  ronsôs  f;iiro  leur  ronde 
Sons  les  grands  oiincs  mis  (H  aiUoiir  des  paillers. 

Je  ne  crois  pas  exagérer  en  disant  qu'il  faut  remonter  jusqu'à  La  Fontaine  pour 
trouver  des  deseri|)lions  eoniparahies  à  celle-ci.  D'abord  les  mots  originaux  y  abon- 
dent :  Vescuhonnsul  est  la  petite  fête  que  donne  le  propriétaire  de  campagne  à  ses 
ouvriers  ([uand  le  dernier  grain  de  blé  a  été  enlevé  de  l'aire;  le  feu  carraillc  est  un 
de  ces  feux  h  pleine  cheminée  comme  on  n'en  trouve  plus  que  dans  les  coins  les 
plus  reculés  des  provinces;  les  fatchillcs  nanties  sovciera,  de  fatum,  d'où  vient  aussi 
le  nom  de  fa  les  ou  fécsi  mais  ce  n'est  pas  encore  là  ce  que  j'admire  le  plus  dans  ce 
morceau.  L'harmonie  imitativey  est  poussée  à  un  point  extraordinaire.  La  vague 
impression  de  terreur  que  donnent  les  nuits  d'hiver  est  rendue  de  main  de  maître. 
Je  n'ai  jamais  entendu  Jasmin  réciter  ces  vers,  mais  je  suis  convaincu  d'avance 
qu'il  doit  faire  frissonner  les  plus  hardis  en  disant  ce  vers  formidable  : 

Taleou  ney,  dins  lous  cans,  digun  plus  s'azardâbo. 

S'azardâbo,  toute  l'obscurité  immense  de  la  nuit  est  dans  ce  mot,  qu'il  ne  doit 
prononcer  qu'à  voix  basse  et  en  jetant  autour  de  lui  ces  regards  inquiets  qu'on 
jette  dans  les  ténèbres;  il  ne  doit  pas  être  moins  effrayant  quand  il  traîne  la  voix 
sur  ces  deux  autres  vers  qui  peignent  si  bien  l'effroi  lointain  qu'inspire  la  tournée 
nocturne  des  sorciers  : 

Eron  sancé  fa  la  pabâno 
Débat  lous  ourmes  nuls  è  l'entour  des  paillés. 

Un  vendredi,  veille  du  premier  de  l'an,  les  jeunes  garçons  et  les  jeunes  filles  du 
village  sont  convoqués  pour  une  grande  soirée  de  dcvi'duf/e.  On  se  rassemble  dans 
une  grande  chambre;  filles  et  garçons  font  tourner  de  nombreux  dévidoirs.  l\  faut 
une  chanson  pour  animer  la  veillée;  cette  chanson,  c'est  un  des  amoureux  de 
Françounette,  c'est  Thomas  qui  va  la  chanter,  ce  qui  veut  dire  sullisaniment  que 
la  belle  des  belles  en  sera  l'héroïne.  —  Écoutons  Thomas  ou  plutôt  Jasmin,  car 
Jasmin  ne  s'est  pas  borné  à  faire  les  paroles  de  sa  chanson,  il  en  a  fait  aussi  la  mu- 
sique, ou  plutôt  il  a  arrangé,  pour  .ses  vers,  un  vieil  air  de  son  pays,  et  il  le  chante 
à  ravir  : 

Faribole  paslouro, 
Sereno  al  co  de  glas, 
Oh!  digo,  digo  couro 
Entcndren  linla  l'houro 
Oun  l'amistouzaras; 
Tout  jour  fariboulèjes, 
E  quand  parpaiiloulèjes, 
La  foulo  que  meslrcjes, 
Sur  loun  cami  se  mèl 
E  le  sièt. 

Mes  rcs  d'acos,  maynado, 
Al  bounhur  pol  mena  ; 
Qu'es  aeos  d'esire  aymado, 
Quand  on  sat  pas  ayma  ? 


212  FRANÇOUISETTO. 

0  folâtre  bergère. 
Syrène  au  cœur  glacé, 
Oh  !  dis,  dis-nous,  quand  donc 
Nous  entendrons  sonner  l'heuro 
Où  tu  l'adouciras. 
Toujours  tu  folâtres, 
Et  quand  tu  papillonnes, 
La  foule  que  lu  maîtrises, 
Sur  ton  chemin  se  met 
El  te  suit. 

Mais  rien  de  cela,  fillette, 
Au  bonheur  ne  peut  mener  ; 
Qu'est-ce  donc  d'être  aimée. 
Quand  on  ne  sait  pas  aimer  ? 

Je  dois  dire  tout  de  suite  que,  de  ce  poënie  qui  a  eu  tant  de  succès,  la  chanson 
est  encore  ce  qui  en  a  eu  le  plus.  Tout  le  monde  la  chante  maintenant  dans  le  midi, 
et,  pour  quiconque  voudra  se  donner  la  peine  de  la  lire  avec  un  peu  de  soin  pour 
la  bien  comprendre,  son  immense  popularité  n'aura  rien  d'étonnant.  On  n'avait 
encore  rien  fait  de  plus  gracieux  sur  ce  thème  éternel  de  l'amour  que  tous  les 
temps  et  tous  les  pays  ont  brodé  h  leur  manière.  Chaque  mot  est  harmonieux, 
chaque  image  est  délicate.  Je  n'essaierai  pas  d'analyser  ce  qui  ne  s'analyse  pas;  je 
me  bornerai  seulement  à  faire  remarquer  le  charme  particulier  de  ce  mot  maynado, 
jeune  fille  (  au  nom  du  ciel,  ne  prononcez  pas  viénadeau,  mais  maïc-nâ-do),  dont 
l'élymologie  est  également  touchante,  qu'on  la  fasse  venir  de  niay,  mère,  ou  de 
maijnc,  village. 

SECOND    COUPLET. 

Xoslro  joyo  as  bis  crèche 
Quand  lusis  lou  sourel; 
Ébé  !  cado  dimeche. 
Quand  te  bezen  pareche. 
Nous  fas  may  plazé  qu'el  ; 
Ayman  ta  boues  d'angèlo, 
Ta  courso  d'hiroundèlo, 
Toun  ayre  doumayzèlo, 
Ta  bouco,  amay  tous  piols, 

Et  tousèls; 
Mais  rès  d'aco,  maynado,  etc. 

Notre  joie  tu  vis  croître 
Quand  brille  le  soleil; 
Eh  bien!  chaque  dimanche, 
Quand  on  te  voit  paraître, 
Tu  fais  plus  de  plaisir  que  lui  ; 
Nous  aimons  ta  voix  d'ange. 
Ta  course  d'hirondelle. 
Ton  air  de  demoiselle. 
Ta  bouche,  les  cheveux 

Et  les  yeux  ; 
Mais  rien  de  tout  cela,  jeune  fille,  etc. 


FRANÇOUNETTO.  213 

TROISIÈME  f.OUl'I.ET. 

Trislos  soun  las  counlrAdos, 
Quand  s'abcouzon  de  tu  ; 
Las  segos,  ni  las  pi'ûdos 
Nou  soun  plus  cmbaumAdos. 
Lou  ciel  n'es  plus  lan  blu  ; 
Quand  tomes,  faribolo, 
La  languino  s'enbolo, 
Chacun  se  rebiscolo, 
Minjayan  tous  ditous 

De  poutous 
Mes  res  d'acos,  maynado,  etc. 

Tristes  sont  les  contrées 

Quand  elles  s'aveuvent  de  toi; 

Les  haies  et  les  prées 

Ne  sont  plus  embaumées  ; 

Le  ciel  n'est  plus  si  bleu; 

Si  tu  reviens,  folâtre, 

La  tristesse  s'envole. 

Chacun  se  ranime. 

Nous  mangerions  les  petits  doigis 

De  baisers. 
Maisrien  de  loutcelajeune  fille,  etc. 

Il  y  a  bien  un  quatrième  couplet,  charmant  aussi,  mais  je  m'en  tiens  là,  pour  ne 
pas  tout  citer.  Le  troisième  est  d'ailleurs  le  plus  joli  :  il  finit  par  deux  mots  ravis- 
sants particuliers  au  patois,  ditous,  petits  doigts,  doigts  de  femme,  et  poutous, 
baisers. 

On  comprend  qu'après  avoir  entendu  une  pareille  chanson,  Françounette  est 
arrivée  à  l'apogée  de  sa  gloire.  Cette  chanson,  c'est  Pascal  qui  l'a  faite,  et  l'amour 
naissant  de  la  jeune  fille  pour  le  forgeron  la  lui  rend  encore  plus  douce  et  plus 
belle.  Mais  tout  à  coup  un  bruit  de  gonds  se  fait  entendre,  une  porte  s'ouvre,  un 
homme  barbu  paraît;  c'est  le  sorcier  du  bois  noir.  A  cet  aspect,  tout  le  mtfnde 
tremble.  Le  sorcier  annonce  d'une  voix  terrible  que  Françounette  est  fille  d'un 
huguenot,  qu'elle  a  été  vendue  au  démon  par  son  père,  et  que  celui  qui  l'épousera 
aura  le  cou  tordu  par  Satan  la  nuit  de  ses  noces.  Puis  la  porte  s'ouvre  d'elle-même 
toute  grande,  s'alando,  dit  le  texte,  et  le  sorcier  disparaît,  laissant  Françounette 
terrifiée  et  tous  les  assistants  confondus.  Aussitôt  la  veillée  se  disperse,  la  fatale 
nouvelle  se  répand  dans  le  pays:  les  filles  et  les  mères,  jalouses  de  la  belle  des 
belles,  empoisonnent  encore  les  paroles  du  sorcier,  et  la  malheureuse  devient 
aussi  délaissée,  aussi  à  plaindre,  qu'elle  a  été  brillante  et  recherchée.  Cette  cata- 
strophe met  fin  au  second  chant. 

On  voit  que,  jusqu'à  présent,  le  petit  roman  inventé  par  Jasmin  n'a  pas  mal 
marché.  Les  deux  derniers  chants  ne  sont  pas  moins  bien  conçus.  Françounette,  au 
désespoir,  essaie  plusieurs  moyens  de  prouver  qu'elle  n'appartient  pas  au  démon  ; 
rien  ne  lui  réussit.  Le  jour  de  Pâques,  elle  va  dévotement  entendre  la  messe,  mais 
au  moment  où  elle  veut  prendre  du  pain  bénit,  le  marguillier,  qui  est  oncle  de 
Marcel  et  qui  porte  la  corbeille,  passe  devant  elle  sans  s'arrêter.  Cet  affront  est 
près  de  la  faire  mourir  de  honte,  quand  Pascal  se  précipite  et  lui  donne  le  plus 
TOME  T.  14 


214  FUANÇOUNETTO. 

beau  morceau  tlu  pain  sacré.  Une  autre  fois,  elle  va  faire  une  dcvolion  à  une  slalue 
de  la  Vierge  fort  révérée  clans  le  pays;  au  moment  où  le  prêtre  approche  de  ses 
lèvres  l'image  de  la  mère  de  Dieu,  un  coup  de  tonnerre  éclate,  un  vent  subit  éteint 
le  cierge  de  la  pauvre  fille  et  les  cierges  de  l'autel.  Ce  coup  de  tonnerre  est  suivi 
d'un  orage  affreux  qui  dévaste  tout  le  pays;  alors  la  population  entière,  soulevée  par 
la  douleur  et  la  superstition,  s'ameute  pour  brûler  la  cabane  où  Françounette  vit 
seule  avec  sa  vieille  grand'mère. 

Aux  cris  do  la  foule  furieuse,  Pascal  et  Mai'cel  accourent  tous  deux.  —  Il  n'y  a 
qu'un  moyen  de  la  sauver,  dit  le  soldat,  c'est  de  l'épouser,  et  je  l'épouse  si  elle 
veut.  —  Moi  aussi,  s'écrie  Pascal,  oubliant  dans  ce  moment  suprême  la  terrible 
fatalité  qui  condamne  à  mort  le  mari  de  la  fiancée  du  démon.  Françounette  hésite 
à  accepter  ce  sacrifice,  mais  quelque  chose  lui  dit  que  la  menace  du  vieux  sorcier 
est  vaine,  et  elle  consent  à  épouser  Pascal.  La  fureur  populaire  s'apaise.  Le  jour  de 
la  noce  arrive  bientôt;  tout  le  pays  y  assiste  dans  une  tristesse  profonde;  chacun 
plaint  le  sort  de  ce  brave  jeune  homme  qui  va  périr  victime  de  son  amour.  Au 
moment  où  les  deux  époux  sont  sur  le  point  d'entrer  dans  la  chambre  nuptiale,  la 
mère  de  Pascal  accourt  en  pleurant  ;  elle  se  jette  aux  pieds  de  son  fils,  et  le  supplie 
de  ne  pas  la  laisser  seule  sur  la  lorre.  Enfin,  louché  du  désespoir  de  la  malheureuse 
mère,  Marcel  avoue  que  c'est  lui  qui  a  payé  le  sorcier  du  bois  noir  pour  faire  son 
abominable  histoire,  et  le  malheur  des  deux  amants  se  change  en  ivresse. 

Le  quatrième  et  dernier  chant  est  le  plus  faible  comme  poésie,  mais  il  est  on 
revanche  le  plus  dramatique.  Le  soulèvement  de  la  populace  contre  Françounette 
est  peint  avec  une  grande  énergie  ;  la  situation  dans  laquelle  le  poète  a  placé  Pascal 
est  neuve,  hardie  et  d'un  véritable  intérêt.  Quant  au  troisième  chant,  il  contient, 
comme  les  deux  premiers,  des  détails  charmants.  L'épisode  du  pain  bénit,  celui  de 
la  dévotion  h  la  Vierge,  sont  pleins  de  couleur  locale.  La  peinture  de  l'isolement 
affreux  de  la  belle  des  belles,  de  son  pelitjardin  abandonné,  des  consolations  que  lui 
donne  sa  grand'mère,  et  des  progrès  que  fait  son  amour  dans  la  douleur,  ne  le  cède 
en  rien  aux  plus  touchants  récits  de  ce  genre.  Jasmin  a  fait  i)reuve,  dans  cette  partie 
de  son  poëme,  d'une  véritable  connaissance  du  canir  humain;  c'est  une  phase 
nouvelle  de  ce  talent  qui  a  toujours  grandi,  et  qui  peut  grandir  encore,  car  Jasmin 
n'a  que  quarante-trois  ans  ;  il  est  dans  la  force  de  l'ûge  et  à  celte  époque  de  la  vie 
où  la  faculté  créatrice  a  tout  son  développement. 

Il  n'a  pas  mis  moins  de  deux  ans  à  polir  son  poëme.  C'est  beaucoup  sans  doute, 
mais  ce  n'est  pas  trop  pour  le  résultat.  Après  Françounelto,  je  n'entrerai  pas  dans 
le  détail  des  pièces  qui  terminent  le  volume,  et  dont  quelques-unes  mériteraient 
cependanl  une  mention  spéciale.  Nous  venons  de  voir  ce  qui  a  été  jusqu'ici  la  plus 
haute  expression  du  génie  du  poëte.  Que  le  patois  doive  ou  non  périr,  voilà,  dans 
tous  les  cas,  de  quoi  illustrer  singulièrement  sa  dernière  heure.  Je  pense  que 
Jasmin  ne  s'en  tiendra  pas  là,  et  on  ne  peut  trop  l'engager  à  persister  dans  la  voie 
qu'il  s'est  tracée.  «  Je  crois,  m'écrit-il  en  m'envoyant  son  volume,  je  crois  avoir 
peint  une  partie  des  nobles  sentiments  que  l'homme  et  la  femme  peuvent  éprouver 
ici-bas;  je  crois  m'être  affranchi  plus  que  jamais  de  toute  école, et m'être  mis  dans 
un  rapport  plus  direct  encore  avec  la  nature;  j'ai  laissé  la  poésie  tomber  de  mon 
cœur;  j'ai  pris  mes  tableaux  autour  de  moi  dans  les  conditions  les  plus  humbles, 
et  j'ai  fait  pour  ma  langue  ce  qu'il  m'a  été  possible  de  faire.  » 

Ce  jugement  que  Jasmin  porte  de  lui-même  avec  la  noble  franchise  qui  convient 
à  la  conscience  de  l'inspiration  et  du  travail  sera  confirmé  par  tous  ceux  qui   le 


FnANÇOUNETTO.  21  ;î 

liront.  Dans  ses  premiers  essais,  il  avait  sacrifié  quelquefois  aux  tlieux  du  moment; 
il  avait  fait  des  chansons  politiques  et  cherché  dans  les  poètes  du  jour  des  modèles 
passagers.  Aujourd'hui  il  renonce  à  ces  premiers  tâtonnements  de  son  talent.  Il 
ne  fait  plus  de  politique  quotidienne  :  il  n'imite  plus  les  écrivains  français  en 
renom.  Il  s'est  élevé  par  la  réflexion  solitainï  jusqu'à  la  plus  haute  conception  (tft 
la  poésie,  et  il  cherche  ce  qu'ont  cherché  tous  ceux  qui  ont  eu  le  signe  sacré  suV 
le  front,  la  reproduction  des  sentiments  éternels  de  l'humanité  dans  le  cadre  le 
plus  original  et  le  plus  personnel  possible.  La  plus  large  généralité  du  fond,  la 
plus  étroite  propriété  de  la  forme,  voilà  la  vraie,  la  grande  poésie,  et  un  simple 
coiffeur  d'Agen  l'a  trouvée,  quand  tant  d'autres,  qui  se  croient  plus  habiles, 
courent  vainement  après,  tant  il  est  vrai  qu'elle  ne  se  révèle  qu'à  ceux  qu'il  lui 
plaît  de  choisir. 

Qu'il  continue  donc,  comme  il  l'a  hit  dans  sa  Fntnrnunettri,  à  chercher  ce  double 
idéal  qu'il  a  lui-même  si  bien  défini;  qu'il  continue,  pour  me  servir  de  ses  expres- 
sions, à  peindre  l'homme  et  la  fetmnc,  c'est-à-dire  le  cœur  humain  dans  ses  types 
immuables;  mais  qu'il  continue  aussi  à  les  faire  agir  au  milieu  de  ces  mœurs  fran- 
chement populaires  qui  l'entourent;  qu'il  continue  surtout  à  enrichir  le  patois  par 
le  patois  lui-même,  à  pénétrer  dans  ses  plus  profonds  secrets,  à  lui  emprunter  ses 
locutions  les  plus  caractéristiques;  et,  quel  que  soit  le  sort  de  son  idiome,  il  aura 
ajouté  un  nom  de  plus  à  la  liste  des  poètes.  Par  les  poésies  d'ouvriers  qui  courent 
et  qui  ne  sont  pour  la  plupart  que  des  prétentions  avortées,  faute  d'étude,  de  pa- 
tience et  de  réelle  inspiration,  il  est  bon  qu'un  ouvrier  montre  quelque  part  ce 
que  peut  devenir  un  poète  du  peuple,  quand  le  travail  persévérant,  qui  seul  fait  les 
œuvres  durables,  vient  s'unir  chez  lui  à  une  sérieuse  originalité. 

LÉONCE   DE    LAVERGNE. 


LA  REPRISE  DU  CID. 


MADEMOISELLE  RACHEL. 


La  jeune  comédienne,  ou  plutôt  le  grand  artiste  qui  a,  depuis  quelques  années, 
ressuscité  la  tragédie  en  France,  M""^  Racbel  vient  d'enrichir  son  écrin  dramatique 
d'une  perle  nouvelle;  elle  vient  de  jouer  un  rôle  de  la  nuance  la  plus  tendre,  la 
plus  délicate,  la  plus  louchante,  non  pas  un  rôle  de  M"''  Clairon,  mais  de  M"''  Gaus- 
sin;  elle  a  pris  possession  de  Chimène. 

Cette  entreprise  ne  pouvait  manquer,  comme  on  le  pense,  de  piquer  au  plus  haut 
degré  la  curiosité  de  ce  public  d'élite  et  avide  d'émotions  qui  suit  avec  un  intérêt 
si  passionné  tous  les  essais  de  la  jeune  tragédienne.  On  se  demandait,  avant  de 
l'avoir  vue,  comment  cette  Hermione,  cette  Emilie,  celte  Ériphile,  cette  Roxane,  si 
habile  à  exprimer  les  sentiments  ailiers  ou  amers,  le  dédain,  la  colère,  la  jalousie, 
la  fureur,  pourrait  trouver  les  accents  de  tendresse  et  de  désespoir  que  demande 
cette  ardente  passion  castillane,  si  pure,  si  malheureuse,  si  vainement  combattue, 
qui,  malgré  tous  les  déguisements  et  tous  les  voiles  que  l'honneur  elles  bienséances 
lui  imposent,  éclate  à  tout  instant  en  saillies  involontaires  et  en  éclairs  inattendus. 
Plus  d'un  aristarque  avait  déclaré  d'avance  un  si  grand  prodige  impossible.  C'est, 
il  faut  le  dire,  une  bien  triste  disposition  du  public,  et  dont  la  critique  elle-même 
n'est  pas  exempte,  que  cette  défiance  de  l'avenir  qui  se  hâte  de  fermer  aux  grands 
artistes  en  tous  genres  les  portions  du  xhamp  de  l'art  qu'ils  n'ont  pas  encore  par- 
courues. Aux  coloristes  on  interdit  l'espoir  d'atteindre  à  la  perfection  du  dessin, 
aux  grands  dessinateurs  on  dénie,  jusqu'à  preuves  faites  et  parfaites,  le  pouvoir  de 
devenir  coloristes.  Reconnaître  et  louer  une  supériorité  incontestable  est  le  plus 
complet  hommage  que  puisse  se  résoudre  à  payer  au  mérite  notre  épilogueuse  et 
languissante  faculté  d'admiration.  Peut-être,  au  reste,  cette  triste  habitude  de  mar- 
chander la  gloire  aux  talents  supérieurs  tourne-t-elle,  en  définitive,  au  profil  de 


LA    REPRISE    DU    CID.  217 

l'ail.  L'éimilalion,  l'ardour  do  la  luUe,  sonl  des  sliimilaiits  si  néccssaiies  au  génie 
que,  (luaiid  les  succès  oiU  placé  un  arlisle  hors  de  pair,  il  est  bon  i)eul-ètre  que  les 
provocations  de  la  foule  et  l'incrédulité  de  ses  admirateurs  eux  mêmes  le  mettent 
incessamment  au  déli  de  se  surpasser,  cl  qu'à  défaut  de  rivalités  extérieures,  on 
lui  oppose  sa  propre  gloire  comme  une  borne  et  un  aiguillon.  C'est  un  moyen  peu 
généreux  et  peu  aimable  sans  doute,  mais  qui  a  pour  résultat  utile  de  forcer  le  la- 
lent  à  de  continuels  eftorls  et  de  lui  imposer  l'obligation  de  se  renouveler  et  de  se 
compléter  sans  cesse. 

Poumons,  en  nous  rappelant  la  manière  si  louchante,  si  vraie  et,  en  plusieurs 
endroits,  si  sublime,  dont  M""  Rachel  joue  Pauline,  nous  étions  sans  inquiétude  pour 
Ohimène.  Eh  quoi!  parce  que,  toute  jeune,  M""  Rachel  a  excellé  à  rendre  les  im- 
précations de  Camille  et  les  emportements  d'Hermione,  parce  que  sa  noire  prunelle 
a  lancé  d'abord  les  éclairs  de  la  flerté,  parce  que  ses  lèvres  arquées  dardent,  quand 
il  leur  plaît,  les  traits  de  la  plus  poignante  ironie,  faut-il  refuser  à  ce  regard  si  ex- 
pressif, à  cette  voix  si  pénétrante,  le  pouvoir  d'éveiller  dans  les  cœurs  tout  uu 
autre  ordre  de  sentiments'?  Faut-il  condamner  à  n'être  qu'une  adorable  furie  celle 
actrice  pleine  d'avenir  qui  joue  chaque  jour  avec  tant  d'àme  et  de  charme  Pauline 
et  Monime'?  Assurément,  dans  ce  délicieux  rôle  de  Monime  d'un  dessin  si  suave, 
d'une  expression  si  douce,  d'une  douleur  si  résignée  et  si  modeste,  il  n'y  a  pas  la 
moindre  trace  de  sentiments  amers  ;  et  cependant  quelle  actrice  l'a  jamais  rendu 
mieux  que  M"^  Rachel?  Est-il  possible,  tout  en  le  préservant  avec  un  art  inflni  de 
la  monotonie  qui  est  son  écueil,  de  lui  mieux  conserver  toute  sa  perfection  idéale 
et,  si  j'ose  le  dire,  toute  sa  chasteté  attique? 

Ce  que  j'admire  précisément  le  plus  dans  M""  Rachel,  c'est  ce  pouvoir  qu'elle  a 
de  se  transformer,  et  sans  quitter  jamais  les  pures  régions  de  l'idéal,  de  se  créer 
dans  tous  ses  rôles  un  maintien,  une  marche,  un  port  de  tête,  une  voix,  des  gestes, 
un  regard,  toujours  différents.  Aujourd'hui  Grecque  et  comme  modelée  sur  un  bas- 
relief  antique,  on  dirait  une  vierge  des  Panathénées;  demain  Romaine  et  d'une 
contenance  plus  sévère,  on  dirait  la  Ploline  ou  la  Julia  Pia  du  musée  du  Capitole. 
Une  autre  fois,  sultane  altière,  ou  plutôt  esclave  ingrate  et  révoltée,  elle  trahit  dans 
ses  brusques  mouvements  l'impatience  d'une  passion  sans  frein  et  qui  sera  sans 
pitié.  Dans  Polycuctc,  au  contraire,  c'est  la  réserve  pudique  d'une  jeune  femme, 
chrétienne  même  avant  le  baptême.  Rien  des  qualités,  sans  doute,  sont  nécessaires 
à  la  perfeclion  de  l'acteur  tragique;  mais  la  première  de  toutes,  à  mon  avis,  celle 
par  laquelle  excellaient  Lekain,  Talma,  Garrick,  et  que  M""  Rachel  possède  à  uu 
degré  plus  éminent  qu'aucune  des  actrices  que  nous  ayons  vues,  c'est  l'art  de  saisir 
le  trait  dominant  et  poétique  d'un  caractère  ou  d'une  passion,  de  l'exprimer  avec 
justesse  et  de  subordonner,  sans  exagération,  tous  les  détails  et  tous  les  effets  du 
rôle  à  l'expression  idéalisée  de  ce  trait  principal.  Composer  ainsi  un  rôle  et  le  sou- 
tenir au  milieu  de  toutes  les  situations,  exige  de  l'acteur,  outre  l'inspiration  du 
moment,  sans  laquelle  il  n'y  a  rien,  une  réflexion  aussi  attentive  et  des  études  aussi 
patientes  que  celles  que  nos  grands  peintres  sont  obligés  d'apporter  à  l'exécution 
d'un  de  leurs  chefs-d'œuvre.  Et  l'on  s'élonne  que  M"<^  Rachel  ne  nous  fasse  jouir 
chaque  année  que  de  deux  ou  trois  de  ces  créations  si  difficiles  et  si  admirables! 
On  est  moins  exigeant  pour  MM.  Ingres  et  Paul  Delaroche. 

Quatre  représentations  du  Cid  ont  eu  lieu  depuis  dix  jours  cl  avec  un  succès 
(lui  va  croissant.  Je  dois  dire,  pour  être  historien  véridique,  que  l'effet  de  la  pre- 
mière représentation  n'avait  pas  été  entièrement  satisfaisant.  Chimcne,  un  peu 


218  LA    REPRISE    DU    CID, 

troublée  de  la  grandeur  de  sa  tâche,  tout  en  dessinant  bien  l'ensemble  du  rôle, 
était  néanmoins  visiblement  dominée  par  l'émotion  de  ce  début.  Ce  n'est  pas  nous, 
assurément,  qui  lui  ferons  un  reproche  de  cette  crainte  respectueuse.  Nous  la  fé- 
liciterons plutôt  d'avoir  conservé  au  milieu  de  ses  succès  une  assez  sainte  idée  de 
l'art  pour  trembler  au  moment  de  prêter  sa  voix  à  un  tel  chef-d'œuvre.  Dès  la  se- 
conde soirée,  la  confiance,  et  en  même  temps  la  libre  disposition  de  tous  ses  avan- 
tages, lui  sont  revenus.  Elle  a  joué  Chimène,  comme  elle  avait  joué  Pauline,  avec 
une  intelligence  et  une  entente  admirable  de  la  complication  des  sentiments  con- 
traires qui  rendent  ces  deux  rôles,  chrétiens  et  modernes,  beaucoup  plus  intéres- 
sants et  plus  dilBciles  à  jouer  qu'aucun  de  ceux  que  nos  poètes  ont  empruntés  au 
répertoire  antique. 

Une  autre  difficulté,  non  moins  grave  pour  les  acteurs,  résulte  du  mélange,  dans 
le  Oui,  des  deux  tons,  tragique  et  comique.  Le  public  et  les  critiques,  y  compris 
l'Académie  et  Voltaire,  ont  trop  oublié  que  Corneille,  en  écrivant  cette  pièce,  a 
prétendu  faire  et  a  fait,  non  une  tragédie,  mais  une  tragi-comédie.  Aussi  la  terreur, 
l'un  des  éléments  indispensables  à  toute  tragédie  proprement  dite,  n'a-t-elle  pas  de 
place  dans  le  Cid.  L'auteur  ne  s'est  proposé  qu'une  chose,  répandre  le  plus  d'in- 
térêt et  de  pitié  qu'il  est  possible  sur  Rodrigue  et  sur  Chimène,  mais  un  intérêt  et 
une  pitié  mêlés  de  certaines  nuances  piquantes  et  familièi'es  «[ui  n'excluent  pas  le 
sourire.  Une  jeune  fiancée  voit  son  père  succomber  dans  un  duel,  sous  l'épée  du 
cavalier  qu'elle  aime  et  qu'elle  allait  épouser.  Pleurant  son  père  n)ort,  sans  cesser 
d'aimer  le  meurtrier,  elle  se  voit  obligée  de  solliciter  du  prince  une  vengeance  à 
laquelle  elle  ne  survivra  pas,  si  elle  l'obtient.  Voilà  la  tragédie.  Mais  bientôt,  par 
d'heureuses  circonstances,  cette  union  si  tragiquement  rompue  semble  pouvoir  se 
renouer.  Ici  la  comédie  commence.  Par  quels  degrés  Chimène,  qui  poursuit  la  tête 
de  son  amant,  pourra-t-elle  être  amenée  à  consentir  décemment  à  lui  accorder  sa 
main  ?  Ce  sont  ici  des  intérêts,  et  souvent  des  moyens,  qui  sortent  des  conditions 
tragiques.  Du  troisième  acte  au  dernier,  l'honneur  et  le  devoir  de  Chimène,  ou 
pour  parler  comme  elle,  sa  gloire,  l'obligent  à  dire  presque  toujours  le  contraire 
de  sa  pensée.  En  vain  s'arme -t-elle  de  tous  les  subterfuges,  de  tous  les  faux-fuyants, 
de  toutes  les  ruses  qu'une  fière  et  spirituelle  Espagnole  peut,  en  cas  pareil,  appeler 
à  son  aide;  mise  en  défaut  par  le  concert  bienveillant  de  tous  ceux  qui  l'entourent 
et  par  la  fortune  de  Rodrigue,  elle  laisse,  à  tous  moments,  échapper  quelque  chose 
de  son  secret.  Enfin,  le  voile  tant  de  fois  soulevé  tombe  et  montre  aux  yeux  de  tous 
sa  tendresse;  elle  est  réduite  à  confesser  tout  haut  son  amour  : 

Sire,  il  n'est  plus  besoin  de  vous  dissimuler 
Ce  que  tous  mes  efforts  ne  vous  ont  pu  celer. 
J'aimais,  vous  l'avez  su.... 

Il  y  a  évidemment  dans  celte  lutte  d'une  cour  galante,  coalisée  contre  la  vertueuse 
dissimulation  d'une  jeune  fille,  que  la  plus  juste  douleur  et  les  plus  saintes  bien- 
séances condamnent  à  une  perpétuelle  fausseté,  des  éléments  de  comédie  que  Cor- 
neille n'a  point  repoussés,  témoin  la  situation  que  résume  ce  vers,  qui  contient  un 
si  gros  mensonge  : 

Sire,  on  pâme  de  joie,  ainsi  que  de  tristesse  ; 

et  ce  dernier  aveu  de  Chimène,  prononcé  avec  une  si  charmante  hypocrisie  d'obéis- 
sance par  M"''  Rachel  . 


L.v  nurniSE  du  cid.  219 

Rodrigue  a  des  vertus  que  je  ne  puis  haïr, 
El  vous  êtes  mon  roi,  je  vous  dois  obéir. 

Ne  faul-il  pas  que  l'aoUice  chargée  d'un  loi  rôle  possède  un  tact  et  un  an  inlinis, 
pour  dire  tant  de  mois  charnianls,  ingénieux,  passionnés,  sans  oublier  un  seul  in- 
slanuju'elle  a  là,  derrière  elle,  le  corps  ensanglanté  de  son  père,  tué  la  veille,  el 
(pii  ne  repose  pas  encore  dans  un  mausolée? 

M"''  Uacliel,  à  mou  avis,  exprime  ave<!  une  mesure  parfaite  les  sentiments  si  op- 
posés, ou  du  moins  si  complexes,  qui  agitent  el  parlagenl  l'àmede  Chimène.  Quand 
elle  se  jette  aux  pieds  du  roi,  on  sent  la  vérité  de  son  désespoir  lilial  ;  ce  sont  bien 
là  les  larmes  et  les  sanglots  d'une  orpheline,  el,  au  milieu  de  ces  cris  si  vrais,  on 
démêle  pourtant  sans  peine  ce  qu'il  y  a  d'artiliciel  el  de  faux  dans  les  désirs  de 
vengeance  qu'elle  étale.  Lorsque,  ramenée  dans  sa  demeure  el  déchargée  du  far- 
deau de  sa  poursuite  officielle,  il  lui  est  permis  de  redevenir  elle-même  et  de  re- 
prendre sa  vraie  douleur,  avec  quelle  elTusion  et  quel  accent  de  triste  délivrance 
elle  s'écrie  : 

Enfin,  je  me  vois  libre,  et  je  puis  sans  conlrainle 
De  mes  vives  douleurs  le  faire  voir  ralteinte!  ... 

On  reconnaît  à  ces  nuances  la  nature  même. 

Dans  la  .scène  si  tragique  et  si  passionnée  du  troisième  acte,  quand  Rodrigue  se 
hasarde  à  rentrer  dans  le  logis  du  comte,  M""  Rachel  a  rendu  avec  une  énergie 
vraiment  tragique  le  trouble  où  la  jellent  la  présence  de  son  amanl  et  la  vue  de 
celle  épée  leinle,  il  n'y  a  qu'un  moment,  du  sang  de  son  père.  Enlin,  dans  celle 
sorte  de  duo  mélancolique  qui  termine  la  scène,  el  qui  ne  le  cède  pas  au  fameux 
dialogue,  sous  le  balcon,  de  Ruméo  et  Juliette  : 

0  comble  de  misères!  — 

—  Que  de  maux  cl  de  pleurs  nous  coûtcroul  nos  pères  ! 

—  Chimène,  qui  l'eût  dit?  — 

Si  j'en  obtiens  l'effel,  je  l'engage  ma  Coi 
De  ne  respirer  pas  un  moment  après  toi. 
Adieu,  sors,  et  surtout  garde  bien  qu'on  le  voie. 

Dans  tout  ce  finale,  d'une  grâce  cl  d'une  tendresse  incomparables.  M""  Uachel  n'a 
rien  lai.ssé  à  désirer  aux  plus  difficiles,  même  dès  la  première  représentation.  C'était 
bien  là  Chimène  ;  c'était  bien  l'amanle  de  Rodrigue,  séparée  de  son  amanl  dans  ce 
monde,  mais  fiancée  à  lui  pour  l'éternilé.  0  vieux  Corneille!  comme  peintre  de  l'a- 
mour idéal,  tu  n'as  rien  à  envier,  même  à  Racine,  Ion  jeune  el  tendre  rival  ! 

Dans  la  seconde  entrevue  de  Rodrigue  et  de  Chimène,  dans  celte  scène  toute 
pleine  d'amour,  qui,  lors  de  la  nouveauté,  a  fait  crier  si  hauL  el  si  sotlement  à 
l'immoralité  et  au  scandale,  dans  cet  enlretion  que  l'Académie  française  déclare, 
dans  ses  Senihncnls  sur  le  Cid,  «  ruineux  pour  l'honneur  de  Chimène,  «  et  qui  est, 
non  pas  comme  dit  encore  l'Académie,  «  ce  qu'il  y  a  de  plus  blâmable  dans  toute 
la  pièce,  »  mais  ce  qu'il  y  a,  sans  contredit,  de  plus  pathétique  et  de  plus  touchant, 
M"'=  Rachel  s'est  montrée  digne  de  la  situation  et  du  poêle.  Effrayée  du  décourage- 
ment de  Rodrigue,  craignant  de  devenir,  par  le  refus  qu'il  fait  de  se  défendre,  la 
conquête  de  don  Sanche,  fatiguée  de  toujours  feindre,  Chimène  lais.se  enfin  parler 


'Ù'iO  LA    REPRISE    DU    CID. 

son  cœur  avec  une  clarté  qui  éleclrise  son  amant  et  produit  le  cri  fameux  :  Pa- 
raissez, Navarrois!...  Dans  cet  admirable  couplet,  où  toute  son  âme  se  manifeste, 
et  où  se  répand  sa  pensée  la  plus  secrète  : 

Te  dirai-je  encor  plus?  Va,  songe  à  la  défense, 

Pour  forcer  mon  devoir,  pour  m'imposer  silence  ; 

Et  si  jamais  l'amour  échauffa  les  esprits, 

Sors  vainqueur  d'un  combat  dont  Chimène  est  le  prix  ... 

Adieu;  ce  mot  lâché  me  fait  rougir  de  honte.... 

dans  cette  brûlante  tirade,  et  particulièrement  dans  le  vers  qui  la  couronne,  le  plus 
beau  vers  de  la  pièce,  suivant  Voltaire,  M""  Rachel  a  su  rencontrer  l'accent  parfait 
de  l'amour  à  la  fois  le  plus  confiant  et  le  plus  pudique.  Je  n'ignore  pas  qu'il  est  de 
tradition  au  théâtre  d'éteindre  un  peu  l'expression  de  ce  vers,  sors  vainqueur...  La- 
rive,  dans  l'étude  estimable  qu'il  a  faite  de  plusieurs  parties  du  rôle  de  Chimène, 
recommande  de  corriger  ici  la  force  de  l'expression,  au  lieu  deVexaltcr,  précaution, 
ajoute-t-il,  dont  le  vers  suivant  démontre  la  nécessité, 

Adieu  ;  ce  mol  lâché  me  fait  rougir  de  honte. 

Je  suis,  pour  mon  compte,  d'un  avis  tout  opposé.  Il  n'y  a  sans  doute  ici  aucun  be- 
soin d'exaltation;  mais  il  n'y  a  rien  non  plus  à  corriger  ni  à  affaiblir.  Si  la  jeune 
Castillane  ne  croyait  pas  avoir  un  peu  péché  contre  les  bienséances,  elle  n'aurait 
pas  lieu  de  rougir  et  de  se  retirer  précipitamment,  après  le  mot  lâché.  Aussi,  malgré 
l'autorité  de  Larive,  dont  je  reconnais  toute  la  valeur,  M"'  Rachel  fera  bien  de  ne 
rien  affaiblir.  Ce  vers  n'est  le  plus  beau  de  toute  la  pièce  que  parce  qu'il  montre  le 
plus  à  nu  l'âme  de  l'amante. 

Au  reste,  quelques  réflexions  que  la  critique  hasarde  sur  les  sentiments  de  Chi- 
mène, quelques  efforts  que  l'actrice  qui  joue  ce  rôle  fasse  pour  montrer  tour  à  tour, 
et  tout  à  la  fois,  la  ûlle  du  comte  de  Gormas  et  la  maîtresse  de  Rodrigue,  la  cri- 
tique et  la  tragédienne  trouveront  toujours  autant  d'opposants  que  d'approbateurs. 
Chimène  est  une  création  si  naturelle,  si  vivante  ;  sa  position  est  si  délicate,  ses 
sentiments  si  complexes,  qu'on  ne  peut  entreprendre  de  la  représenter,  ou  seule- 
ment de  parler  d'elle,  sans  être  aussitôt  accusé  d'avoir  méconnu  une  de  ses  beautés 
ou  grossi  un  de  ses  défauts,  qui  sont  encore  des  beautés.  A  sa  naissance,  Paris  et  la 
France  entière  ont  pris  parti  pour  ou  contre  elle;  tous  les  casuistes  du  Parnasse 
l'ont  attaquée,  défendue,  injuriée,  disculpée.  La  controverse  naît  si  naturellement 
à  son  sujet,  qu'aujourd'hui  même,  à  peine  une  actrice  aimée  du  public  lui  a-t-elle 
rendu  la  vie,  la  polémique  théâtrale,  qui  sommeillait  depuis  dix  ans,  s'est  aussitôt 
réveillée  ;  de  toutes  parts  s'élèvent  et  se  croisent  des  avis,  des  critiques,  des  juge- 
ments pour  et  contre.  Que  51""=  Rachel  ne  s'émeuve  point  de  ces  contradictions  qur 
surgissent.  Toute  actrice  digne  de  ce  beau  rôle  doit  y  être  passionnément  applaudie 
et  passionnément  critiquée;  c'est  la  destinée  de  Chimène. 

Reauvallet,  dont  on  ne  peut  trop  encourager  le  zèle  et  les  progrès,  a  mis,  dans 
le  rôle  de  Rodrigue,  beaucoup  d'intelligence,  d'énergie  et  de  nouveauté.  C'est  une 
idée  heureuse,  et  qu'il  a  bien  indiquée,  que  de  nous  présenter  d'abord  Rodrigue 
adolescent,  dans  toute  la  pétulance  et  l'ardeur  de  la  jeunesse,  puis  de  le  faire 
grandir  peu  à  peu  sous  nos  yeux  et  devenir  le  Cid.  Dans  le  premier  acte,  il  répond 
à  la  confidence  de  l'affront  qu'a  reçu  son  père  par  le  plus  beau  frémissement  d'in- 
dignation; il  dit  très-bien  les  fameuses  stances  qui  sont,  comme  on  sait,  fort  diffi- 


LA    REPRISE    l)U    CID,  221 

ciies  h  miaiicer.  Quant  au  grand  récit  de  sa  victoire,  il  y  met  de  l'élan,  de  l'intelli- 
gence, delà  chaleur;  seulonient  il  le  détaille  un  peu  trop.  Malgré  ces  belles  parties 
du  rôle,  qui  ont  été  justement  applaudies,  l'ensemble  de  la  physionomie  que  Beau- 
vallet  donne  au  personnage  et  qui  se  reflète  sur  toute  la  pièce,  ne  nous  paraît  pas 
tout  i»  fait  satisfaisant.  A  l'idée  romanesque,  il  est  vrai,  et  nullement  conforme  à 
l'histoire,  que  chacun  do  nous  s'est  formée  du  Cid  depuis  l'enfance,  Beauvallet  a 
substitué  un  type  qui  a  la  prétention  d'être  historique  et  le  malheur  d'être  trop 
dépourvu  de  tout  ce  qu'on  appelle,  à  tort  ou  à  raison,  la  grâce  chevaleresque  ;  type 
grêle  et  anguleux,  qui  semble  plutôt  calqué  sur  des  mignatures  du  \iv"  siècle 
qu'emprunté  aux  monuments,  d'ailleurs  assez  rares,  du  xi*^  siècle.  Mais,  sans  chi- 
caner la  Comédie-Française  sur  le  plus  ou  moins  de  fidélité  de  ses  décorations  et 
de  ses  costumes,  je  crois  que  la  pensée  seule  de  substituer  dans  la  représentation 
du  Cid  l'image  de  la  chevalerie  réelle  à  celle  de  la  chevalerie  de  fantaisie,  à  laquelle 
nous  sommes  habitués  dans  cet  ouvrage,  je  crois,  dis-je,  que  cette  pensée,  qui  at- 
teste, d'ailleurs,  du  zèle  et  des  études,  manque  tout  à  fait,  dans  la  circonstance,  d'à- 
propos  et  de  justesse.  Le  Cid  de  Corneille  n'est  point  un  drame  historique;  il  a  été 
composé  dans  un  sentiment  purement  romanesque  :  Corneille  a  pris  sa  fable  dans 
une  pièce  de  Guillem  de  Castro  (dont  nous  ne  nous  occuperons  pas  ici,  parce  que 
tout  le  monde  a  lu  cette  comédie  fameuse  dans  la  traduction  des  théâtres  étrangers)  ; 
il  s'est  encore  inspiré  de  quelques-unes  des  innombrables  romances  espagnoles  qui 
célèbrent  les  exploits  demi-fabuleux  de  Ruy  Diaz  de  Bivar  el  Cid  Campeador,  ou 
mio  Cid  (mon  Cid),  comme  on  disait  le  plus  souvent,  témoin  ce  vers  barbare  : 

Ipse  Rodericus  mio  Cid  sempcr  vocatus. 

Corneille  s'est  bien  gardé  d'essayer  d'éclaircir  les  ténèbres  de  la  vie  de  ce  condot- 
tiere fameux  qui,  cantonné  dans  son  nid  d'aigle,  appelé  encore  aujourd'hui  la 
Roche  du  Cid,  prit  peut-être  autant  de  villes  au  profit  des  émirs  arabes  qu'au  profit 
des  rois  de  Castille.  Il  y  a  plus,  Corneille  a  ajouté,  sciemment  ou  non,  ses  propres 
erreurs  à  celles  dont  fourmillent  les  romances.  Il  place,  par  exemple,  la  scène  de 
sa  pièce  et  la  capitale  du  roi  de  Castille,  don  Fernand  V,  à  Séville  : 

Cest  l'unique  raison  qui  m'a  fait  à  Séville 
Placer  depuis  dix  ans  le  trône  de  Castille. 

Et  tout  le  monde  sait  que  cette  place  était  alors  au  pouvoir  des  Arabes,  et  ne  fut 
conquise  qu'en  1248,  cent  quarante-neuf  ans  après  la  mort  du  Cid,  par  un  autre 
roi,  don  Fernand  dit  le  saint.  Ainsi  le  débarquement  des  Maures  à  l'embouchure  du 
Cuadalquivir,  dont  ils  étaient  maîtres,  et  la  délivrance  de  Séville  par  Rodrigue, 
qui  ne  l'a  jamais  défendue,  sont  des  inventions  romanesques  dont  nous  sommes 
bien  éloignés  de  nous  plaindre,  puisqu'elles  nous  ont  valu  le  beau  récit  du  qua- 
trième acte.  On  a  si  peu  considéré  jusqu'ici  le  Cid  comme  un  drame  historique, 
que  parmi  tant  de  critiques  dont  il  a  été  l'objet,  aucune  ne  lui  a  reproché  ses  fautes 
contre  l'histoire.  Scudéry,  l'Académie,  Voltaire,  lui  ont  fait  grâce  sur  ce  jwint.  Au 
reste,  veut-on  savoir  comment  cette  fable  de  la  présence  du  Cid  et  de  don  Fer- 
nand I"  à  Séville  est  venue  s'ajouter  à  toutes  celles  qui  remplissent  le  Romancero? 
■le  crois  en  apercevoir  l'origine.  Il  est  dit  dans  une  romance  citée  par  Corneille  que 
le  mariage  de  Rodrigue  et  de  Chimène  fut  célébré  par  Layn  Calvo,  archevêque  de 
Séville  (car  il  y  avait  des  prêtres  catholiques  même  dans  les  cités  occupées  par  les 


'■2^2'-l  LA   RErniSE    UU   CID. 

Arabes).  Cette  circonstance  a  suffi  pour  faire  supposer  à  Corneille  que  le  mariage 
eut  lieu  dans  celte  ville,  et  il  y  a  établi  le  séjour  du  roi  don  Fernand.  Voilà  comment 
peu  à  peu  se  détruit  l'histoire  et  comment  se  forment  les  légendes  (1). 

Je  ne  sais  si  c'est  aussi  dans  une  intention  d'exactitude  historique  que  Guyon, 
qui  représente  don  Diègue,  s'est  affublé  d'une  longue  barbe  et  d'un  ample  vête- 
ment noir.  Don  Diègue,  revêtu  des  plus  hautes  dignités  à  la  cour  du  roi  de  Castille, 
ne  doit  point  avoir  un  aspect  aussi  sombre  et  qui  rappelle  moins  un  courtisan 
espagnol  que  le  grand-prêtre  de  la  Norma.  Guyon  a  eu,  d'ailleurs,  de  très-beaux 
moments  dans  ce  rôle.  Seulement,  ses  gestes  et  sa  voix  ont  plus  d'éclat  et  de 
véhémence  qu'il  n'appartient  à  un  vieillard  aussi  cassé  par  l'âge.  Il  est  vrai  que  la 
faute  en  est  surtout  aux  vers  trop  chaleureux  de  Corneille,  et  ce  défaut  n'est  guère 
réparable  que  lorsqu'on  peut  confler  ce  personnage  à  un  acteur  dont  la  chaleur 
d'âme  a  survécu  aux  forces  physiques,  tels  qu'étaient  dans  leur  temps  Monvel  el 
Joanny. 

La  Comédie -Française  a  profité  de  cette  reprise  pour  réintégrer  dans  le  Cid  plu- 
sieurs passages  qu'on  avait  depuis  longtemps  l'irrévérencieuse  habitude  de  retran- 
cher. La  pièce  ne  commence  plus  brusquement  par  la  querelle  inintelligible  de 
don  Diègue  et  du  comte.  On  a  rétabli  la  première  scène  entre  Chimène  et  Elvire, 
telle  que  Corneille,  fatigué  par  les  critiques,  crut  devoir  la  refaire  en  166i.  C'est 
quelque  chose;  mais  ce  n'est  pas  encore  assez.  J'aurais  voulu,  pour  ma  part,  qu'on 
eût  suivi  les  indications  judicieuses  de  Voltaire,  et  que  la  pièce  s'ouvrit,  comme 
avant  1664,  par  l'entretien  d'Elvire  et  du  comte,  qui  forme  une  courte  et  claire 
exposition.  Voltaire,  qui  a  inséré  les  deux  scènes  anciennes  dans  son  édition  de 
Corneille,  engage  les  comédiens  à  jouer  ainsi  la  pièce.  «  Il  me  semble,  dit-il,  que, 
dans  les  deux  premières  scènes,  le  sujet  est  beaucoup  mieux  annoncé,  l'amour  de 
Chimène  plus  développé,  le  caractère  du  comte  de  Gormas  mieux  indiqué....  »  A 
ces  raisons  excellentes  j'ajouterai  une  considération  qui  me  paraît  déterminante  : 
c'est  qu'en  ouvrant  la  pièce  par  la  scène  d'Elvire  et  du  comte,  on  donnerait  un  peu 
plus  d'intérêt  à  l'entretien  qui  lui  succède  entre  Elvire  et  Chimène,  tandis  que 
cette  petite  scène,  placée  au  lever  du  rideau,  comme  elle  l'est  à  présent,  a  néces- 
sairement tous  les  inconvénients  d'une  exposition,  à  savoir  la  froideur  et  l'obscurité. 

Cette  requête  que  je  présente,  en  toute  humilité,  à  la  Comédie-Française,  est 
assurément  bien  modeste  :  il  ne  s'agit  que  de  trente-deux  vers.  D'autres  ont  été 
bien  plus  hardis.  J'ai  entendu  émettre  le  vœu,  qui  a  été  répété  par  plusieurs  jour- 
naux, de  rétablir  les  deux  rôles  de  l'infante  et  du  page.  J'avoue  que,  si  on  ne  demandait 
ce  rétablissement  que  pour  une  soirée  extraordinaire,  pour  une  représentation  à 
bénéfice,  par  exemple,  je  l'appuierais  de  tous  mes  vœux.  Qui  ne  serait  charmé  de 
voir,  au  moins  une  fois  en  sa  vie,  le  Cid  joué  tel  qu'il  est  sorti  des  mains  de  son 
auteur,  dût-on  le  trouver  un  peu  long;  mais  je  ne  pense  pas  que  la  réintégration 
permanente  de  ces  deux  rôles,  si  universellement  condamnés,  servît  en  rien  à  la 
gloire  de  Corneille  ni  aux  plaisirs  du  public.  Le  retranchement  de  cet  épisode  n'a 
pas  été  décidé  à  la  légère.  C'est  vers  1734-,  après  environ  cent  ans  d'épreuves,  que 

(1)  M.  Laharpc  a  bien  autrement  estropie  l'histoire,  sans  avoir  les  glorieuses  excuses  de 
Corneille.  On  lit  avec  stupéfaction  la  phrase  suivante  dans  son  Cours  de  littéralure  :  «  L'ac- 
tion du  Cid  est  du  xV^  siècle  et  se  passe  en  Espagne,  dans  le  temps  du  règne  de  la  cheva- 
lerie. «Le  Cid  contemporain  du  cardinal  Ximenès!  Et  ces  belles  choses  se  professaient 
avec  applaudissement  à  l'Alhénée,  au  commencement  de  ce  siècle! 


LA  RErniSE  DU  ciD.  2:20 

la  Cométlie  céda  enlin  au  vœu  général.  Rousseau,  le  lyrique,  fut  chargé  des  cou- 
pures. H  n'ajouta  que  deux  vers  au  second  acte  et  deux  autres  au  cinquième,  et 
s'excusa  respectueusement  de  cette  liberté  dans  une  courte  préface.  On  essaya 
pourtant  encore,  en  1737  et  en  1741,  de  revenir  à  la  pièce  entière;  mais  ce  fut 
sans  succès.  Enfin,  en  1806,  l'empereur  voulut  se  donner  le  plaisir  vraiment  royal 
de  voir  représenter  le  Cid,  avec  le  page  et  l'infante,  comme  au  temps  de  Richelieu. 
Celte  fête  mémorable  eut  lieu  h  Saint-Cloud  le  1"''  juin.  On  a  gardé  le  souvenir  do 
la  distribution  des  rôles  qui  fut  faite  par  ordre;  la  voici,  elle  est  curieuse  :  don 
Diègue,  Monvel;  Rodrigue,  Talma  ;  Chimène,  M""  Duchesnois;  le  roi,  Lafon;  l'in- 
fante, M""  Georges.  Eh  bien!  malgré  les  efforts  et  la  réunion  de  tous  ces  talents, 
répreuve  ne  fut  pas  favorable.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'infante  ne  comparut 
pas  devant  le  parterre  parisien.  La  suppression  de  ce  personnage,  au  point  de  vue 
de  l'ell'et  théâtral,  parait  une  question  jugée.  La  Comédie-Française  aurait  donc  eu 
très-grand  tort  de  mêler  à  la  prise  de  possession  du  rôle  de  Chimène  par  M""  Ra- 
chel,  une  expérience  d'un  succès  plus  que  douteux,  et  qu'on  sera  toujours  à  même  de 
tenter  dans  un  moment  plus  opportun.  Le  parterre  a  retrouvé  Chimène;  il  attendra 
patiemment  l'infante. 

Charles  Magmx. 


LA  SYMPHONIE  PASTORALE. 


De  Beethoven,  un  soir,  les  grandes  symphonies 
Transporleronl  Ion  âme  au  ciel  des  harmonies. 
N"entends-lu  pas  déjà  les  cantiques  sacrés 
Naissant,  et  grossissant,  et  montant  par  degrés, 
Comme  un  premier  salut  de  la  terre  à  l'aurore, 
Quand  paupières,  oiseaux  et  fleurs  viennent  d'éclore  ? 
N'entends-lu  pas  tomber,  prélude  harmonieux. 
Les  pleurs  de  la  rosée  et  les  larmes  des  yeux? 
C'est  la  nature  et  l'homme,  à  cette  aube  vermeille, 
Pareillement  émus  d'une  extase  pareille. 
Le  son  monte  toujours,  toujours  plus  solennel, 
Jusqu'au  sublime  éclat  de  l'hymne  universel  ; 
Alors  tout  vit,  et  chante,  et  rayonne,  et  murmure, 
Et  Dieu  glorilié  sourit  à  la  nature. 
Comme  un  cœur  épuisé  d'un  trop  vif  battement. 
Le  concert  unanime  expire  lentement  ; 
Déjà  tu  n'entends  plus  que  des  rumeurs  lointaines  : 
Bourdonnements  d'abeille  errante  par  les  plaines, 
Aigres  cris  de  cigale  aux  rebords  du  sillon. 
Sons  traînants  du  berger  couché  dans  le  vallon, 
Murmures  assoupis  disant  par  intervalle 
Que  le  soleil  a  bu  la  fraîcheur  matinale. 

Enfin  l'astre  descend  des  sublimes  hauteurs, 

El  le  concert  s'anime  aux  chansons  des  pasteurs; 

De  suaves  accords,  s'élevant  des  campagnes. 

Se  répondent,  portés  par  l'écho  des  montagnes. 

Voici  des  airs  de  danse  :  ah!  sous  les  verts  rameaux 

Qu'heureux  sont  vos  ébats,  jeunesse  des  hameaux  ! 

—  Mais  la  note  soudain  se  voile  d'un  nuage  ; 

Les  arbres  ont  frémi  sous  l'aile  de  l'orage; 

Le  tonnerre  en  grondant  roule,  et  de  toutes  parts 

Se  disperse  avec  cris  le  chœur  des  montagnards. 


LA    SYMPHONIE    TASTORALE.  225 

—  Au  fracas  par  degrés  succède  le  silence  : 

Sans  doute  un  arc-en-ciel  a  peint  sa  courbe  immense. 
Car  un  rossignol  chante.  —  Oh  !  revenez,  hautbois. 
Rustiques  enchanteurs  des  vallons  et  des  bois; 
Revenez,  rappelez  à  l'entour  du  vieux  chêne 
Les  danses  des  hameaux  !  Que  la  ronde  s'enchaîne  ! 
Qu'on  entende  les  pas,  les  chants,  les  cris  joyeux  ! 

—  Mais  le  son  meurt  ;  la  lune  est  déjà  dans  les  cieux  ; 
Bruits  d'ailes  et  de  brise  expirent  dans  les  feuilles  : 
Nature,  tu  t'endors  ;  homme,  tu  te  recueilles. 

Et  toi,  Louise,  et  loi,  suspendue  à  l'accord. 
Quand  l'orchestre  a  cessé,  tu  l'écoutés  encor. 

N.  Martin 


CHROINIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  février  18-42. 

Nous  venons  d'assister  au  second  acte  du  drame  politique  de  cette  session.  Le 
troisième  se  joue  en  ce  moment.  La  péripétie  est  imminente.  Aux  dépens  de  qui 
éclalera-t-elle?  Sera-ce  l'opposition  ou  le  cabinet  qui  passera  de  la  bonne  à  la 
mauvaise  fortune?  Thatis  ihe  question. 

Aujourd'hui  on  trouve  dans  les  deux  camps  ce  mélange  de  craintes  et  d'espé- 
rances qui  suscite  des  combats  acharnés,  une  lutte  opiniâtre,  des  efforts  désespérés. 
Tous  croient  au  succès  sans  toutefois  le  tenir  pour  certain  ;  tous  craignent  une  dé- 
faite sans  renoncer  à  l'espoir  de  vaincre.  On  n'a  ni  cette  confiance  qui  fait  paraître 
les  efforts  inutiles,  ni  ce  découragement  qui  les  paralyse.  Les  chefs,  dit-on,  descen- 
dront tous  dans  l'arène.  Ils  ont  raison.  Le  succès  ne  serait  pas  seulement  éclatant;  il 
peut  être  durable. 

Le  ministère,  qui  avait  obtenu  dans  le  vote  de  l'adresse  une  majorité  qui  dé- 
passait ses  espérances,  a  vu  cette  majorité  s'amincir  et  presque  s'annihiler  dans  la 
que.stion  des  incompatibilités.  Elle  est  tombée  brusquement  de  84  voix  à  8;  quatre 
personnes  ont  décidé  la  dernière  question  dans  le  sens  ministériel,  et  il  y  a  cinq 
déput